Concert de Pluie

bigtof

24 Juillet 1988

J’aime rouler sous la pluie. J’ai toujours aimé ça.

Donc, c’est avec un plaisir tranquille que j’ai vu s’écraser les premières gouttes sur le pare-brise.

Je n’ai pas mis tout de suite les essuie-glaces, savourant encore quelques secondes le simple fait que les gouttes sont là, intactes,  encore vivantes  en quelque sorte, agitées par la vitesse.

Je sais bien que je vais devoir les écarter, question de visibilité. Mais elles m’annoncent le retour de l’eau, la bonne odeur de la campagne après la pluie, alors j’attends encore un peu.

Le bruit aussi est agréable.

Le tapotement de toutes ces gouttes nous isole du monde.

Les éclairs ont annoncé sa venue depuis un bon moment déjà. L’averse promet  d’être violente.  J’aime quand elle est violente.  Elle nous rapproche encore plus.

Le bruit du moteur s’éteint d’un coup, noyé sous les trombes d’eau et le premier coup de tonnerre. Va pour les essuie-glaces.

Au premier lever, ils luttent pour repousser toute l’eau qui s’est accumulée. Dès la descente, ils ont temporairement gagné. Même leur bruit affronte le martèlement  amical de cet orage d’été. Ils structurent le déchaînement  de dehors. Rythment les gouttes.

Une traînée blanche s’étale sur tout le pare-brise. Le souvenir d’un oiseau de passage. La pluie est trop violente, les essuie-glaces déterminés et patients. Ils vont s’allier et je sais que la tâche ne restera pas longtemps.

Dans le rétroviseur, le nuage se referme sur notre route. Les phares de la voiture qui nous suit disparaissent peu à peu. Nous sommes seuls.

Elle dort. Pelotonnée sous son manteau,  elle n’entend pas la pluie. Je retrouve la moue qu’elle faisait alors que nous n’étions que des adolescents. Elle s’abandonne totalement.

Son sommeil me le dit : je suis l’homme en qui elle a confiance pour sortir de cette tourmente. Elle sait. Elle m’aime.

Je me concentre sur la route. Un tel don de sérénité, ça se mérite. Et il n’a pas plu depuis longtemps;  la route est traîtresse sous l’accumulation des graisses.

Au loin, je distingue un nuage gris et dense. D’autres voyageurs. Leurs yeux rouges se sont doublés comme un message aux inconscients : nous sommes là…

Il manque une petite chose à ce voyage hors du temps. Une communion avec ce tout. Quelque chose qui relie la pluie, la route, la voiture, son sommeil, elle et moi. « Köln Concert ». Des notes jumelles des gouttes. Un début délicat, hésitant. Une montée progressive. Un torrent sur le crescendo. Au final, un apaisement. Une vie entière dans un solo de piano.

Je me penche et ouvre le vide-poche sans la réveiller. Un œil sur la route, un sur les pochettes. Trouve le bon, referme.

Le disque est finalement avalé, la douceur de l’appareil en fait une première étape vers le plaisir. Pas trop fort : pour que tout reste parfait, je ne dois pas la réveiller.

J’attends les premières notes.

Ça y est. Quatre notes sur la première mesure. C’est une invitation  à l’écoute.

Elle soupire profondément.

J’entre dans l’éternité.

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