Concours Apocalypse - Face à la folie des Hommes
auralis
1er Décembre – Paris - Café
Les prodromes s'étaient manifestés si timidement qu'il était plus sensé d'admettre qu'aucun cataclysme de quelque forme que ce soit ne se produirait à la fin du mois. Alistair Claxton était de ceux qui n'accordaient aucune foi à la parole prophétique. C'était un original portant les cheveux longs, des lunettes aux formes biscornues et un bouc attaché par un élastique vert. Photographe de son état, il adoptait un raisonnement cartésien face à ce genre de situation, et la chose l'avait toujours réussi. Ce qu'il avait choisi d'exposer à ses alliés aujourd'hui, dans le café dont il était le plus fidèle des clients, c'étaient les rouages d'une dynamique périlleuse qui allait mettre en branle la planète entière. Comment cela pouvait-il concerner une telle population ? Le genre humain parviendrait-il à survivre à la catastrophe du 21 Décembre ?
Toutes ces questions allaient trouver leur réponse au terme d'une rencontre entre quatre grands esprits.
L'endroit ne payait pas de mine. Un café d'apparence banale, à la façade de bois couleur vert bouteille. La peinture s'écaillait, dévoilant les multiples couleurs superposées au gré des années. La lueur orangée des lampadaires éclairait le nom de l'établissement, peint de lettres d'or fanées : « Le Salon ». Deux carreaux de verre taché laissaient s'évader la lumière intérieure, chaleureuse et sucrée. On y entrait par une épaisse porte de bois vert, vétuste et ciselé de rides profondes. Il fallait ensuite fouler un paillasson trempé de neige fondue, croiser un comptoir ciré à outrance en esquivant les innombrables fauteuils de cuir bordeaux. Les colonnes lambrissées soutenaient un plafond de bois séculaire qui menaçait de s'écrouler. Le parquet avait visiblement vu défiler des générations d'hommes et de femmes en quête de détente. Derrière le comptoir trônait le patron à la moue satisfaite, un rustre animal au crâne rasé et à la barbe broussailleuse. Il guettait de ses yeux injectés de sang l'arrivée de nouveaux clients, tout en astiquant le verre avec un torchon sale. Derrière lui, des dizaines de bouteilles poussiéreuses attendaient tranquillement sur des étagères bancales. L'établissement était presque vide ce soir, bien qu'une musique discrète et agréable se diffusait sans discontinuer.
Elle avait le mérite de présenter un air jovial, à la fois sage et puissant. Une odeur d'encens indien embaumait la salle, issu de quelque produit local dont on avait su si habilement en exploiter toute la saveur. Les viennoiseries disposées sur la table de fer contribuaient à colorer la scène d'un rouge presque vermeil, sans en abuser. Claxton se dirigea dans un coin du café, paré de deux sofas de guingois et d'une table branlante, où l'attendaient trois autres personnages.
Il y avait là Derick Fedius, éminent psychologue, homme de courte taille à la moustache acérée. Pour seul bagage, il avait apporté un ouvrage des plus chétifs qu'il s'empressa de déposer sur la table, entre deux tasses de café. On aurait pu y lire Nightfall si on y avait prêté quelque attention, mais personne ne sembla s'en préoccuper. Il y avait assurément un sujet plus important à traiter. Il regardait dans le vide tout en mélangeant son café. A sa gauche, Douglas Lebhertz. Il s'agissait d'un savant allemand qui s'était illustré pour ses travaux sur l'étude des gaz, avant de se tourner vers des disciplines plus générales telles que la géopolitique ou l'écriture. Un polymathe mondialement reconnu.
C'était une grande personnalité, toujours avide de faire partager à son auditoire les anecdotes les plus folles. Les jambes croisées, il buvait un verre de whisky à petites gorgées. Une autre de ses particularités retenait l'attention : il était eunuque. On s'en gardera bien de le vérifier. Enfin il y avait Edward Cohen. Un personnage des plus étriqués, fragile et à l'expression des émotions particulièrement développée. Un homme qui échappait à tous les poncifs, et dont la folie ne permettait aucun doute. Ce qui se pose comme un véritable paradoxe chez ce monsieur, c'est que, bien que quinteux, ses interventions sont rares. En l'occurrence, rare n'est pas synonyme de précieux. Dès lors, on peut se poser la question de sa présence aux côtés de gens plus illustres. Les mauvaises langues diront qu'il est là pour occuper une chaise vide, mais il n'appartient qu'à vous d'en décider. Il se contentait de mâchonner une pâtisserie, l'air absent.
La réunion aurait pu paraître calculée pour l'observateur le moins aguerri, mais nul doute qu'un fin analyste décèlerait les signes de nervosité les mieux dissimulés, et en déduirait subséquemment la tension qui existait entre les quatre hommes. Car ce qu'il convient de préciser, c'est que la rencontre fut improvisée quelques heures auparavant. Ils avaient ces derniers mois longuement correspondu sur des sujets de société, et c'était ce qui constituait leurs seules connaissances respectives des participants à cette réunion. Autant dire qu'ils étaient de parfaits inconnus, réunis pour débattre d'un sujet polémique. La fin du monde.
« M. Claxton, comment se porte votre étude ? »
Il y avait eu un silence des plus déplaisants avant que Lebhertz ne daigne prendre la parole.
« Ma foi, plutôt bien. Je crains cependant qu'elle ne soit pas la priorité, compte tenu des derniers événements... »
Lebhertz afficha une moue grimaçante, qui valorisa davantage ses joues rebondies.
« La montée des sectes est certes préoccupante, mais je ne la considère pas comme un danger immédiat pour l'homme. Il s'agit plus d'un événement déplorable comme il s'en produit par milliers en temps de crise. Alors pourquoi s'en soucier ?
« Cela, répondit Claxton d'un air satisfait, j'attends de notre ami Derick qu'il nous fournisse des explications. »
On comprenait fort bien que Fedius s'était préparé à devoir s'adresser à l'auditoire. Sans plus tarder, il prit gravement la parole.
« Mes chers amis, je tiens avant tout à remercier Alistair pour son soutien dans notre entreprise, car les services d'un photographe sont toujours d'une grande aide pour un comité comme le nôtre. Il est également l'instigateur de cette rencontre et a pour cela toute notre sympathie. D'aucuns à cette table ne sauront me contredire sur les points suivants. »
Il avala une profonde bouffée d'air avant de reprendre :
« L'augmentation exponentielle de crimes de débauche survenue il y a moins de deux mois. L'impuissance de l'Etat, qui approuve cette rentrée d'argent tant que les marchés de l'alcool et de la drogue se portent au mieux. Les sectes, des groupuscules autrefois marginaux, qui s'affirment et menacent le pouvoir. Une situation pareille crée l'instabilité dans n'importe quel pays. »
« Excusez-moi si je vous interromps M. Fedius, mais pourquoi pérorer des heures sur les conséquences d'un cataclysme sans se préoccuper dudit cataclysme pourtant si proche ? »
« Parce que vous croyez à ces inepties, Douglas ? S'étonna Claxton. Je vous croyais plus malin. Cessez d'importuner Fedius avec des prophéties sans importance. »
« Détrompez-vous, Alistair, reprit le psychologue. Elles ont une importance, ces inepties. Voyez-vous, il est très simple de faire l'analogie avec les situations fictives décrites dans les livres d'Isaac Asimov. Ce visionnaire, si prompt à inventer des histoires presque loufoques, où interviennent des concepts aussi improbables que la psychohistoire, a éclairci l'avenir. Comprenez-moi bien. La psychohistoire est une science mathématique susceptible de prédire l'avenir avec des équations. Je vous épargnerai les détails arithmétiques, car ce qui importe est un concept que l'on a vu émerger en tout temps dans l'Histoire de l'homme. Je vous parle de la propension qu'ont les gens à croire la parole scientifique. Il a suffi que des hommes de science se prononcent en la faveur de cette prétendue catastrophe du 21 Décembre pour que chacun l'accepte. Si nous observons aujourd'hui toutes les dérives de nos compatriotes, c'est grâce à la pertinence de la Science. »
Il y eut une brève interruption, et personne n'osa commenter le discours de leur collègue.
Celui-ci, constatant son petit effet, se détendit quelque peu. Il prit le temps d'observer les autres clients qui semblaient ne pas se soucier de leur présence. Sûrement avaient-ils mieux à faire après tout ? Il devenait évident que tous avaient pris conscience de l'ampleur de l'événement qui marquerait leur fin. Les gens considéraient désormais que leur existence sera balayée dans moins d'un mois. Ils n'existeront plus, alors pourquoi se priver de répondre à des désirs longtemps tus ? Longtemps réprimés ? On entendit les cris insensés d'enthousiastes fêtards qui hurlaient leur euphorie, sans trop y croire. Voilà qui allait constituer la meilleure transition pour Fedius.
« Il n'est nullement question de discuter du bien-fondé de la Science, rassurez-vous. Je songe notamment à notre ami Douglas, qui verrait en lui monter des velléités de meurtre s'il apprenait que ses travaux n'ont aucune utilité. Simplement inconcevable. »
Lebhertz acquiesça en silence. Derick reprit :
« Si j'ai évoqué Asimov un peu plus tôt, ce n'était pas pour faire montre de ma culture en la matière. Le personnage est loin d'être un obscur inconnu pour qui s'intéresse au sujet. »
Le psychologue mit la main sur le livre qu'il avait apporté avec lui. L'objet se présentait ainsi : une couverture sobre, sans faste, sommairement illustrée avec en guise de titre un « Nighfall » qui ne pouvait évoquer qu'un auteur anglophone. Il n'était pas épais, pas plus que la nouvelle moyenne, car c'était précisément ce format que l'auteur chérissait. Sans attendre, Fedius distribua le livre à son voisin avec pour consigne de le partager aux autres jusqu'à ce que chacun ait pris connaissance du sujet.
Une fois l'ouvrage entre ses mains, le psychologue observa ses confrères. Satisfait de leur réaction quelque peu surprise, il s'expliqua :
« Vous ne discernez aucune relation entre les deux situations et c'est bien normal. Dans ce livre de fiction, il est raconté que l'Humanité perd son sang-froid à la suite de l'extinction de leurs soleils, devient folle et périt dans les dernières flammes de la nuit. Et pourtant, j'affirme que c'est un scénario envisageable dans les prochains jours. »
L'auditoire décontenancé, il poursuivit :
« Bien entendu, il n'y aura pas de disparition du soleil. J'y vois l'influence des causes déterministes. En clair, voilà comment les prochains événements se dérouleront. Je vous invite à faire usage de vos consommations car l'aboutissement de mes hypothèses devrait vous faire passer l'envie de boire votre café. »
Dociles, les trois hommes avalèrent rapidement le liquide chaud sans se préoccuper de la brûlure.
« Rapidement, nous constaterons que l'incivilité chronique de nos contemporains, qui j'en suis convaincu était au départ motivée par un « prétexte » auquel ils ne croyaient pas à savoir le cataclysme, va se poursuivre sans véritable motivation. Les ménages vont s'appauvrir, l'argent va manquer et la conséquence qui en résultera sera un mouvement anarchiste des plus terribles. Ils ne pourront plus se procurer leurs substances -alcool ou drogue, peu importe- et exprimeront leur colère en détruisant ce qu'ils pourront. Voilà comment l'Humanité basculera dans la folie, de la même manière que dans la fiction d'Asimov : la dépendance les rendra fous. Les récentes déclarations des scientifiques auxquelles je faisais référence un peu plus tôt, des fonctionnaires qui se sont fourvoyés dans leurs analyses ou ont été corrompus pour exciter les profits, les ont maintenant convaincus de la réalité de la menace. Dont ils ignorent tout, évidemment. A votre avis, quel sera le cataclysme du 21 Décembre ? Je suis convaincu que la réponse sera les mouvements de violence qui atteindront leur paroxysme le jour venu. Et il y a autre chose. Quand ils comprendront que Dieu n'interviendra pas, qu'il n'y aura pas de sauveur, la tension avec les religieux explosera et donnera lieu à la destruction de nombre de monuments qui furent pourtant la gloire de la ville. Nous pouvons désormais logiquement en déduire que la Religion et la Science ne sont plus de la partie. Quel secours nous reste-t-il ? »
« Vous considérez que la Science n'est plus un interlocuteur ? » l'interrogea Lebhertz.
« Trouver des scientifiques qui accepteraient de prendre notre parti est un processus long et difficile. Il reste trop peu de temps pour entamer des négociations. Croyez-vous que nos bourreaux seront raisonnables, d'ici là ? Non bien sûr que non. »
Edward Cohen, qui jusque-là n'avait pas prononcé un mot, se leva de sa chaise.
« Et que proposez-vous ? Si je vous comprends bien, nous sommes condamnés ! »
Il avait cette expression si familière, ce rictus si inquiétant et l'on voyait qu'il déplaisait aux gens alentours. Mais il n'en avait cure.
« Cessez de nous infliger votre silence ! La comédie a assez duré... Si vous n'avez pas de plan, moi je m'en vais ! »
Piqué au vif, Fedius leva la tête :
« Et pour aller où mon bon monsieur ? »
« Rejoindre ces damnés ! »
Il avait réagi si vite qu'il fallut du temps à chacun pour considérer ce qu'il venait de dire.
Le psychologue dit enfin :
« Ce droit vous appartient, vous savez. Mais rassurez-vous, j'ai un plan. »
2 Décembre – Paris – Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre
« Rendez-vous fixé au Sacré-Cœur, vous aurez les explications nécessaires. »
Alistair songeait combien Fedius était un homme entouré de mystères. Au regard de ses correspondances, c'était quelqu'un de très prolixe. Assurément un vrai diplomate, il avait su mener au succès chacune de ses entreprises, sans réclamer plus que la juste récompense. On lui avait prêté assez de charisme pour rivaliser avec les hommes d'Etat, ce qu'il envisageait de faire une fois la situation stabilisée. Le psychologue incarnait également le seul espoir du groupe, car il paraissait suffisamment éclairé pour les sortir de cette situation. Les autres n'avaient pas cette étincelle, et c'est pour cette raison qu'il fut tant regretté.
Il avait eu des propos subversifs des mois auparavant. Néanmoins il convient de préciser la chose : il ne s'adressait pas à l'Etat, mais à ces sectes émergentes. Voilà qu'elles formaient à présent un collectif si monstrueux qu'il devenait nécessaire d'agir. Et ce fut le dernier discours de Derick Fedius, psychologue de son état. Accueilli par un revolver sur le chemin de son appartement, il n'eut d'autre choix que de courber l'échine et de mourir, comme le nombre considérable d'honnêtes citoyens qui s'apprêtaient à le rejoindre.
Il ne fallait pas oublier que le danger était toujours présent. S'aventurer dans les rues de Paris devenait un défi, un pari risqué dont la mise était sa propre vie.
Et pourtant Claxton avait décidé de participer au rendez-vous fixé par le défunt. Non pas qu'il fut téméraire ou fou à lier, ce n'était pas dans ses habitudes. Lui était plutôt curieux.
Après tout, pourquoi un tel cadre ? Que signifiait ce bâtiment ? Et de toute façon, que faire de plus ? Fedius mourut sans fournir le moindre plan. Il comptait visiblement informer ses alliés au Sacré-Cœur, lequel restait le seul indice à éclaircir maintenant que le psychologue n'était plus de ce monde.
Le photographe entamait l'ascension des marches qui le conduiraient à la structure de pierres blanches. Il se gardait bien d'observer la basilique, car sa contemplation serait entravée par une perspective de paysage qui-selon lui- ne sied pas à un tel édifice. Son instinct de photographe lui conseillait de se poster à proximité afin d'en apprécier la grandeur.
Alors c'est ce qu'il fit. Au pied du monument, il put se délecter de la majesté d'un ouvrage consacré et dont l'essence était vouée au culte, à la religion, au dieu. Trois dômes, dont le plus imposant était sans conteste le dôme central, le dominaient d'une hauteur proche d'une centaine de mètres. Ce qui surprenait, de prime abord, c'était cette blancheur des plus nobles, parfaitement conservée et qui constituait la seule couleur de la façade. Une façade d'un blanc pur, qui permettait de distinguer de part et d'autre de l'entrée les statues de bronze d'un Saint-Louis et d'une Jeanne d'Arc montés sur leur cheval respectif, en ordre de bataille.
La sculpture du Christ, logée au centre de la bâtisse, jaugeait de toute sa hauteur les visiteurs qui franchissaient les marches de la basilique. Il y avait pourtant quelque chose d'étrange qui flottait dans l'atmosphère. Peut-être était-ce cette pelouse si bien entretenue aujourd'hui déserte, et qu'on imagine aisément fréquentée par les badauds les plus divers. Il est vrai que depuis quelques jours, les gens se faisaient rares. La perspective d'une catastrophe devait avoir modifié leurs habitudes, bien qu'on ait du mal à concevoir quelle activité serait plus indiquée dans un cas comme celui-ci. Après tout, ils étaient condamnés, Claxton inclus.
Un instant de solennité, où le photographe respectueux des conventions observa un silence absolu. Il se demandait qui avait fait l'effort de venir. Il y aurait certainement Douglas Lebhertz, le savant rencontré tantôt. Il avait certes un palmarès considérable, la pertinence d'un historien, d'un écrivain et d'un homme de science car il était tout cela à la fois, mais il semblait lui aussi dépassé par les événements. Fragilisé, même. Il ne serait pas d'un grand soutien. Restait Edward Cohen, un esprit quelque peu dérangé et qui n'avait pas accompli grand-chose dans sa vie. Beaucoup d'ambitions mais peu de moyens pour les réaliser, il n'avait pas la fougue d'un Derick Fedius. Voilà qui promettait un avenir radieux.
Il se décida enfin à franchir l'entrée de la basilique.
Pas un bruit. Pas un murmure.
Bien entendu, il aurait pu s'attarder sur les détails -si du moins on peut les considérer comme tels- qu'étaient l'abside et son plafond orné d'une mosaïque de toute beauté, ou encore les vitraux qu'il est de coutume de rencontrer dans les monuments sacrés mais qui n'en demeuraient pas moins merveilleux. Cependant, il fit le choix de se focaliser sur la raison de sa venue, une rencontre entre des esprits autrefois grands et désormais déchus. Alors il balaya la salle des yeux, s'attendant à y voir quelque homme distingué dont il avait fait la connaissance la veille. Il ne s'était pas trompé. Assis sur l'un des bancs en bois, deux hommes.
L'un a l'allure replète, coiffé d'un haut de forme aussi noir que son costume. Il dégageait quelque odeur de parfum bon marché qui avait le mérite de remplir sa fonction, et c'était l'essentiel. Claxton y reconnut Lebhertz. A sa droite, un homme frêle. Tout le contraire du savant, il semblait tendu et respirait irrégulièrement.
Voilà qui fut un soulagement pour Alistair. C'était Edward, que l'on pensait acquis à la cause des barbares.
Ce que le photographe n'aperçut qu'ensuite, c'était que Douglas avait un cigare à la main. Il expulsait des volutes de fumée semblables à des monstres, un acte que l'on pourrait qualifier de sacrilège dans un lieu de culte. Et pourtant, nulle imprécation, nulle colère n'émanait d'un chrétien dans son droit. Après tout, les bancs étaient vides. Il n'y avait plus personne pour maintenir l'ordre, pour prêcher une foi qui semblait disparaître. Restait-il encore des disciples, à 19 jours précisément du cataclysme ?
Claxton prit place aux côtés de ses confrères. Aucun ne dit mot, alors il commença :
« J'ai appris la mort de Fedius. Je doute qu'on puisse légitimement s'en attrister, peu le connaissaient parmi nous. Et pourtant c'est difficile à croire... »
Douglas éructa, plongeant un volume conséquent d'air pur dans un nuage de fumée détestable.
« Nous sommes également concernés. La journée d'hier fut ponctuée par nombre de meurtres improvisés. Aujourd'hui, je vois deux camps. Ceux qui ont la pensée cartésienne, convaincus que la seule catastrophe à venir est incarnée par la folie des hommes... »
«...Et ceux qui font du temps qui leur est imparti un instant de débauche, de crimes et d'actes...tout juste... pestilentiels », compléta Douglas.
Alistair approuva de la tête :
« Voilà une vision des plus manichéennes. Mais je partage votre pensée. »
« C'est très bien de constater, mais encore faut-il agir. »
Ainsi parla Cohen, un soupçon de reproche non négligeable dans la voix. Il avait le don de faire sortir de ses gonds le plus calme des hommes, mais n'était pas animé d'intentions plus mauvaises que la moyenne des gens. Il était simplement découragé, soucieux de son avenir.
Claxton, jugea que la situation ne se prêtait pas aux débordements. Il connaissait les états d'âme de son collègue. Ainsi, il préféra ignorer la remarque, et poursuivit :
« Il est évident que cette réunion repose sur des fondements. Que fabriquons-nous ici, après tout ? Pourquoi précisément dans cette basilique ? »
« Cela, je crois pouvoir y répondre. »
L'auteur de cette phrase énigmatique et qui soulevait tant de questions était un vieillard. Attention, pas de méprise, il n'était pas de ces sages que l'on rencontre au hasard d'une lecture et qui dispense sa sagesse gratuitement. Il semblait faible. Il titubait, sans paraître blessé.
Il fallut le soutenir pour lui permettre de s'asseoir convenablement. Après quoi, Claxton se permit de le dévisager.
La barbe blanche qu'il arborait, épaisse mais savamment entretenue, indiquait un âge avancé. Ses traits rappelaient ceux d'un ouvrier qui vécut longtemps avec les lourdeurs de la mécanique, un corps épuisé par les corvées. Le regard bienveillant, il donnait l'impression d'un esprit pacifique qui aspire davantage au calme et à la tranquillité. Enfin, bien entendu, c'était oublier l'essentiel. Car l'individu portait une soutane grise, dont le tissu était parsemé de poils blancs. C'était assurément un homme d'église. Un moine, qui semblait appartenir à un autre siècle.
Il parla le premier :
« Je suis Jean-Baptiste Lacombe. Homme de foi, j'ai longuement parcouru ces salles. »
« Mon Père, répondit Claxton sans juger essentiel de se présenter. Vous évoquiez à l'instant des réponses. Figurez-vous que nous sommes en quête de réponses. »
Le vieillard toussota légèrement avant de s'expliquer.
« La basilique était il y a peu un lieu de culte et une attraction très populaire chez les touristes.
Aujourd'hui, vous constaterez que nous sommes tombés en disgrâce. »
Douglas acquiesça, l'air grave.
« Comment peut-on expliquer cet état de fait ? »
« Simplissime, mon jeune enfant. Dieu nous a abandonné. »
De la part d'un homme d'église, cette réaction en choqua plus d'un dans l'assemblée pourtant maigre. Lebhertz, qui était historien, en fut le plus affecté.
« Vous dites, s'écria-t-il, que vous avez perdu la foi ? »
« Ai-je vraiment dit cela ? Je crois toujours en la bonté de notre Créateur. Mon opinion est qu'il ne daigne accorder son pardon aux hordes de mortels qui dispensent la mort et la destruction dans leur sillage. »
La cloche raisonna cinq fois. Toute proche, il fallut attendre qu'elle termine son brouhaha désagréable avant de reprendre le cours de la discussion.
Cet instant permit à Claxton de réfléchir davantage. Fedius avait donc organisé une rencontre avec cet homme d'église. Il prévoyait de prouver ses observations concernant la religion à ses camarades, voilà une conclusion toute naturelle. En songeant au discours du psychologue, Alistair sentit la pression monter en lui.
Il parla vite, car la nécessité l'imposait :
« Mon Père, ne craignez-vous pas que ces foules que vous décrivez ne viennent assaillir votre basilique, maintenant qu'eux-mêmes se sentent trompés ? »
« Encore une fois, je ne m'estime pas trahi. En ce qui concerne ces dépravés, ces barbares, le seul espoir que je nourris est qu'ils s'entretuent dans le plus grand silence. Ils n'ont que faire des dommages qu'ils apportent à ce qui représente la magnificence du savoir architectural humain. Imaginez, des bâtiments de pierre cyclopéens, des palais fastueux réduits en cendre par ces écervelés... »
Il soupira.
Son soupir, cependant, personne ne l'entendit. Il n'était pas question de remettre en cause l'acuité auditive de ces observateurs, pas plus que de penser que ce ne fut qu'un souffle inintelligible qui se perdit dans le silence. Non, si le soupir en question passa inaperçu, si personne ne le considéra un seul instant, c'est avant tout parce qu'un fracas infernal vint accompagner la chute d'un premier mur.
Claxton eut le réflexe de se réfugier derrière une colonnade, qui lui sauva probablement la vie.
Lebhertz, lui, fut moins futé, mais parvint quand même à s'en sortir. Il avait en effet été soufflé par le courant d'air initié à la chute du mur, et ne souffrit finalement que de quelques égratignures. En revanche, Cohen eut moins de chance.
Une odeur de poudre infecte emplissait l'air. On pouvait même y distinguer le parfum maléfique du sang, et parmi les nuages de poussière grise s'élevait la fumée noire du feu qui ronge le bois meurtri. Cinq bancs furent enlevés par une déflagration des plus terrifiantes, et il sembla au photographe qu'un cri de terreur lui brisa les tympans. Il n'était pas certain de ce qu'il entendait car les sources les plus effroyables de bruit se confondaient dans ses oreilles. Recouvrant un peu de sa présence d'esprit, il prit la direction de l'entrée de la bâtisse, avant d'être stoppé net par le plus redoutable des chocs, celui de l'explosion localisée.
Un bruit sourd, atténué par la couche terrestre. Il avait dû toucher les fondations du bâtiment car le sol se mit soudainement à trembler. Les gravats, nombreux désormais, subissaient les conséquences de secousses si intenses que les colonnes de pierre commençaient déjà à s'affaisser. Lebhertz eut tôt fait de rejoindre Claxton, figé devant cette tragédie. Rapidement raisonné, le photographe empoigna son ami et tous deux coururent à perdre haleine vers les marches blanches. Finalement, ils parvinrent à échapper aux griffes de l'explosion, non sans mal. Mais quand ils comprirent qu'un des leurs n'était plus, ils abandonnèrent l'idée de manifester la joie d'être indemne. Lentement, ils prirent le chemin du centre-ville, sans mot dire. Les deux hommes ne se souciaient plus des détonations à l'arrière. Ils ne se souciaient plus de rien, à vrai dire.
Quand enfin Claxton aperçut la terrasse du café où ensemble, quatre esprits s'étaient réunis pour discuter de leurs problèmes, il songea à une phrase que le psychologue Derick Fedius avait prononcée au cours de leur entretien :
« Nous pouvons désormais logiquement en déduire que la Religion et la Science ne sont plus de la partie. Quel secours nous reste-t-il ? »
Il ne se permit pas de sourire, mais il était satisfait de connaître la réponse à sa question.
« Quel secours nous reste-t-il, hein ? S'interrogea-t-il en contemplant l'ingénuité des oiseaux qui jouaient sur la branche d'un chêne.
« Il nous reste l'Etat. »
3 Décembre, cœur de Paris
Il fut pris la décision d'engager un dialogue avec l'Etat. Le climat de violence instauré il y a près de deux mois fut la cause d'un remaniement brutal de la politique gouvernementale. Initié par référendum, celui-ci impliqua une réforme des institutions de ce qui jadis était appelé « Vème République », et qui aujourd'hui prit la forme d'une oligarchie discrète. En effet, officiellement le pays était toujours une république, cultivant les valeurs républicaines de la laïcité, de l'indivisibilité et de la souveraineté du peuple. Sur le plan officiel, on abordait la chose avec le terme « VIème République », un état désormais plus strict concernant les affaires intérieures.
Il en avait résulté de multiples réformes judiciaires, qui s'étaient toutes révélées inefficaces. Les oligarques s'étaient alors concertés pour définir la manœuvre à adopter, sans parvenir au moindre résultat.
Parallèlement, le pays connut une inflation éclair. Une réaction plus rapide encore s'imposait. On décida alors de s'isoler de la communauté européenne, et d'exhorter la consommation d'alcools. La chose serait rapidement taxée sans que cela ne pose de problème aux habitués de la bouteille, qui verraient leur vie gouvernée par la boisson. C'était une nécessité pour redresser les comptes publics. Les dommages collatéraux devenaient finalement négligeables, compte tenu de l'immense majorité de chômeurs accrocs à la bouteille. Leurs économies profiteraient davantage à la communauté nationale, après tout.
L'économie entière était désormais dirigée par un seul facteur, le secteur de l'alcool. D'aucuns considéraient qu'on se rapprochait davantage de l'hédonisme que du capitalisme à proprement parler, et beaucoup s'en réjouissaient. Quel mal y avait-il à joindre l'utile à l'agréable ? « Consommons, d'autres ?œuvrent à notre plaisir ! » Voilà qui résumait la pensée générale.
Mais pour Alistair, il y avait autre chose derrière ce qu'il qualifiait comme une « vague de projets toujours plus grotesques qui relevaient de la vaste plaisanterie. » C'était un des principaux sujets sur lequel avaient débattu ensemble le photographe et Fedius, au long de leur correspondance. Ce qui semblait étrange, c'était que la chose paraissait plus essentielle encore aux yeux de Fedius que la prétendue fin du monde du 21 décembre. Alors certes, il n'avait pas été témoin du déchaînement de violence survenu la veille, au cours duquel le Sacré-Cœur avait cédé à la dynamite. Et pourtant, il savait qu'un événement pareil était probable.
Dans ses lettres, Derick Fedius semblait même dramatiser le problème. Il y voyait « la résurgence d'un mal considéré à tort comme le remède des infortunés. »
Nul doute que le mal dont il faisait mention allait trouver sa source dans les minutes à venir.
Alistair avait la boule au ventre. La fameuse boule au ventre, celle qui saisit l'estomac et le secoue dans tous les sens, jusqu'à ce que la nausée vous prenne et ne vous lâche plus. En général, elle est due à une appréhension. Le photographe se demanda si Lebhertz était à son aise, si familiarisé qu'il était avec les hautes instances.
Le gros personnage ne paraissait pas submergé par la crainte. Loin s'en faut, puisqu'il avait toujours la même moue satisfaite et le regard fixe, absorbé dans sa contemplation des nuages de fumée qu'il lâchait régulièrement. Voilà une activité qui semblait lui plaire.
Il devait pourtant être conscient de l'entretien auquel ils s'apprêtaient tous deux à assister.
Il était tôt, peut-être 6 heures du matin, quand les deux hommes gravirent les quatre-vingt marches de pierre noire qui faisaient la célébrité de l'endroit. Pourtant, il y avait une autre spécificité peu connue des parisiens. En cela qu'elle devait rester secrète.
En effet, seuls les plus illustres savants, hommes de lettres, d'affaires ou de politique, connaissaient l'existence du Conseil. Une dénomination qui s'offrait le luxe de ne pas être complétée par un qualificatif, car sa majuscule lui suffisait. C'était un cercle très privé, indépendant du pouvoir car finalement c'était lui le pouvoir. Le sommet de l'état. Une sphère occultée par les ministères-poubelles censés représenter la République, finalement incarnée par une seule poignée d'hommes. Des conseillers, nommés pour servir les intérêts des citoyens.
Voilà de quoi il s'agissait.
Comment alors expliquer que Claxton puisse avoir ne serait-ce que la prétention d'assister à une séance plénière, en pleine période d'instabilité ?
Douglas Lebhertz. Son influence était à la même aune que celle des autres conseillers. C'était après tout l'apanage de chacun d'entre eux, une influence considérable dans les domaines les plus divers de la science, des lettres, de l'économie. Et pour en assurer la pérennité, il fallait se garantir une place au sein du Conseil.
On devait dès lors accepter que son taux de scrupules ne diminue jusqu'à atteindre un point nul.
N'avoir aucune considération pour autrui devenait également indispensable.
Le sommet de l'État, c'était cela.
Derrière eux sonnaient des détonations stupéfiantes, comme autant de glas qui retentissent pour des monuments autrefois glorieux et désormais charpies de briques et de chair humaine.
Les deux hommes avaient appris à ne plus se soucier des explosions, toujours plus fréquentes à mesure que la date décisive approchait.
Alertes furent-ils, cependant, lorsqu'un grincement ignoble parvint à leurs oreilles.
Ils se retournèrent, debout, proche de quelques mètres du sommet de la colline, et contemplèrent l'effroyable chute d'un symbole.
La Tour Eiffel, ouvrage majestueux d'un nombre conséquents d'ouvriers qui avaient oeuvré pour la gloire de leur pays, s'effondrait sous son propre poids. Les soutiens métalliques s'amoncelaient comme des cadavres au pied d'une structure incomplète, qui ne cessait de perdre du terrain face aux explosions toujours plus nombreuses.
La fumée noire, infâme symbole de la barbarie humaine, venait recouvrir la dernière image de la fierté parisienne aujourd'hui définitivement vaincue. Les héritiers des bâtisseurs, de ces prolétaires qui n'avaient que leurs mains pour ériger des merveilles, et quelles merveilles ! Ces descendants venaient d'achever leur odieuse trahison et de jeter aux flammes sauvages ce qu'il restait du travail accompli. Un monceau de poussière solide, bientôt proie de la rouille et du temps. Voilà qui sans nul doute affligerait le pauvre Eiffel, s'il était toujours de ce monde.
« Il doit bien y avoir 40% de la ville en cendres », estima Lebhertz.
Son ami avait l'air pétrifié.
« On a pas vraiment le temps de s'attarder ici », lâcha Claxton avec colère. « Continuons. »
Ils couvrirent rapidement la distance qui les séparait de l'entrée du manoir, animés par l'énergie du devoir.
La porte d'airain, haute de cinq mètres, rappelait combien le faste était au service du pouvoir. Pourtant, personne n'était supposé connaître l'existence de ces oligarques.
« Peut-être les dirigeants des autres nations sont-ils au courant, eux aussi ? » songea finalement le photographe, avant de frapper.
La réponse ne se fit pas prier.
« Les touristes ne sont pas admis dans l'enceinte du manoir ! Allez-vous-en ! »
Douglas n'eut que quelques mots à prononcer avant que le domestique ne soit totalement convaincu de la légitimité de leur venue. Il s'empressa de leur ouvrir, avant de les conduire à la salle du conseil.
Il n'y avait pas d'échanges de paroles dans ces couloirs, pas plus que de sourires.
On rencontrait nombre de domestiques, affairés à quelque devoir cosmétique.
Après tout, tant de choses l'étaient depuis que le poids d'une fin du monde dévastatrice pesait sur les affaires du monde.
Il n'y eut pas de conventions à respecter, pas de cérémoniels. Pas de discours pompeux et emphatique, non plus que d'élégance trop déplacée. Il y avait là l'essentiel.
Une salle qui se contentait de remplir sa fonction. Des chaises, qui aspiraient au même objectif. Des hommes, silencieux et désireux de connaître la raison de cette interruption.
« Voilà des gens assurément respectables, entonna Claxton. D'honnêtes enfants du pays qui ont brillé toute leur vie, et qui doivent désormais faire face à une situation inextricable, où ils choiront sans gloire comme le paysan qui leur prendra la vie. Savez-vous combien la ville est dans un état chaotique, au troisième jour de Décembre ? Quand la fureur atteindra son apogée, je n'ose imaginer ce qu'il adviendra de notre planète. De la civilisation entière. Qui est à blâmer ? Cette stupide croyance à une hypothétique fin du monde dont tous ignorent les détails ?
Qu'importent-ils, ces détails ! Vous mourrez tous, moi inclus, si personne n'agit ! »
Il avait parlé si rapidement, sans vraiment se soucier de ce qu'il disait car c'était la panique qui le contrôlait. Il comprenait enfin le danger qui les menaçait tous depuis des mois et que tout le monde avait pris grand soin d'ignorer.
« Excusez-moi, monsieur », fit un des représentants, aux allures de scientifique. « Je crains ne pas vous connaître. Déclinez votre identité à l'assemblée, et nous pourrons discuter convenablement. »
« Si vous y tenez. Alistair Claxton, photographe. Je n'ai pas franchement eu l'occasion de m'essayer à la photographie, ces derniers temps. Comprenez qu'il y avait plus urgent. »
Manifestement, il y avait un grand maître. Le plus haut placé de cette petite société, le plus imposant également. Sur le trône central, l'homme aux airs de guerrier, robuste et calme à la fois, observait Claxton et Lebhertz. Ce dernier crut bon de murmurer à l'oreille du photographe l'identité du personnage, sans que cela ne paraisse gêner qui que ce soit. « Grégory Benfort. On le dit fervent partisan des thèses communistes. Il opère dans les castes les plus obscures du pays. »
Voilà qui était intéressant.
Les castes françaises. Des groupuscules très marginaux, à l'influence sans limite. Ils avaient su s'immiscer dans les affaires d'Etat sans soulever le moindre doute à leur encontre, ce qui leur permit de concrétiser leurs ambitions démesurées.
« Et vous venez interrompre le Conseil de Transition pour de tels vétilles ? »
Benfort avait parlé, de sa voix de stentor presque gutturale.
Presque outré, ravalant sa salive avec difficulté, Claxton désigna la fenêtre avec insistance.
« L-La Tour... Réveillez-vous, la Tour Eiffel est tombée ! »
En échos à ses paroles retentit une explosion qui ne pouvait sortir que des Enfers, sous une chaleur abominable.
« Ce sont les affaires de la plèbe. Nous, nous avons d'autres soucis. Voyez-vous, il y a une transition à préparer. Contrairement aux apparences, nous n'avons pas de projets inconcevables, d'ambitions impossibles à réaliser. Nous ne sommes pas de ces fous qui préparent un monde meilleur. Oubliez une seconde ces sectes, ces factions, ces groupes de minorités qui s'allient pour former une majorité insurrectionnelle. Nous n'avons ici que l'élite des esprits, des intellectuels qui ont fait leur preuve sur des dossiers essentiels. Des bienfaiteurs, qui ont ?œuvré sans rien demander en retour sinon l'argent qui leur permet de vivre décemment. »
« J'ai du mal à comprendre où vous voulez en venir, répondit Claxton. Je veux dire, qu'importe votre conseil, il n'est rien face à la puissance du feu et des explosifs. Vous finirez en paquets de chair humaine, comme tous les autres qui vous ont précédé en souhaitant ignorer la catastrophe. »
« Vous faites erreur. Ces gens, ces barbares, ces béotiens arriérés qui n'ont que faire du progrès, pillent et détruisent la ville car ils ne sont pas satisfaits du système dont vous avez toléré les outrages depuis trop longtemps maintenant. Je parle du capitalisme, l'idée que chacun puisse disposer de son patrimoine sans contribuer à la communauté nationale. C'est une affabulation gravissime, que nous nous empresserons de corriger dans les mois à venir. Vous semblez penser que nous sommes condamnés, n'est-ce pas ? Sachez que le présent conseil dispose toujours d'une influence sur les foules en colère. Nombre d'entre nous sont des responsables de sectes qui épousent notre cause. Si l'envie leur prend, ils n'auront aucun mal à se défaire de ces crétins qui parsèment les rues de dangers en les invitant au suicide collectif. »
Un silence oppressant suivit cet instant sans qu'aucun n'osât le troubler. Il y avait beaucoup de gravité dans les paroles du maître, bien qu'il ne semblât pas plus assuré qu'un autre. Tous, en vérité, étaient tendus et leurs gestes plus vifs que d'ordinaire.
Lebhertz semblait convaincu par les propos du grand maître. Il avait retiré son chapeau, qu'il tenait entre ses mains usées par les événements des derniers jours. Il posa une main qu'il voulait affectueuse sur l'épaule du photographe, et lui fit :
« Ecoutez, Claxton. Je crois que je vais les rejoindre. Je ne souhaite pas que vous soyez seul au front, à vous battre contre un ennemi manifestement plus fort que vous, alors je vous implore de faire de même. Je suis certain d'avoir raison en affirmant que vous êtes aussi las que moi de vivre tant de péripéties, d'affronter les morts quotidiennes de tant de vos camarades ou d'assister à l'effondrement des symboles du pays. La France n'a plus d'identité à présent, il convient de lui en décerner une nouvelle. »
Alistair soupira. Silencieux, il regarda tour à tour chacun des participants au Conseil de Transition, impuissant. De toute évidence, ils avaient gagné. Posté devant la fenêtre du manoir, il contempla la ruine d'un pays qui l'avait accueilli encore enfant, et qui n'avait plus rien de cette terre d'égalité, de laïcité et de droits. Mais il savait également qu'il n'accepterait jamais l'absence d'individualité qu'apporterait leur nouveau régime. Alors que faire ?
Voilà qu'il déviait du problème. Il ne s'agissait pas de préparer un nouveau régime, un nouveau système. Il ne s'agissait pas de changer l'Humanité, de lui conférer de nouvelles valeurs, de nouveaux principes. Il s'agissait de survivre.
En effet, considérer une seconde le conflit d'intentions, d'idées, c'était négliger une seconde de trop l'Apocalypse du 21 Décembre.
Il y avait un homme, peut-être un peu prétentieux, peut-être peu soucieux des conventions à respecter, qui dit un jour :
« Souvent les gens prennent leurs propres lacunes pour celles de la société qui les entoure, et cherchent à réformer ladite société parce qu'ils sont incapables de se réformer eux-mêmes. »
On avait là l'adage parfait. Derrière toutes ces volontés de changement se cachaient des esprits qui n'avaient pas mesuré combien il était aisé d'exprimer une envie. Une envie rapide, mal calculée. Combien il était facile de prendre les armes, qu'elles fussent de mots ou d'acier, pour retourner une situation qui ne serait pas nécessairement meilleure. Si Grégory Benfort, maître des révolutionnaires, figure d'icône pour les plus ingénus, avait ne serait-ce qu'une seconde considéré cette phrase, s'il avait eu, durant toute sa vie qu'il avait voulu misérable et vouée à la concrétisation d'une insurrection risquée, l'occasion de lire les phrases si vraies des plus grandes figures de l'écriture, il aurait certainement réalisé combien ses facultés pouvaient paraître essentielles aux yeux du progrès.
Alors comment expliquer cette déviance ? Peut-être était-ce la sous-représentation de disciplines pourtant essentielles en écriture. On ne leur accordait pas le moindre crédit, après tout. Et ce processus entraînera des oublis, des négligences. Il n'y aura plus de secours pour les figures de la littérature marginale qui s'effaceront des mémoires.
Derick Fedius, psychologue de son état, eut le bonheur de lire une de ces histoires. Une de ces histoires de marginal, que l'on parcoure avec appétit avec un sentiment d'originalité. On se complaît dans l'inconnu, dans l'obscur. A notre façon, nous appartenons à une secte. Nous épousons une école idéologique avec le plaisir d'afficher son mépris pour le contemporain populaire.
Lui, Fedius, n'eut certes pas les moyens de s'illustrer davantage, victime de la barbarie des hommes en même temps qu'un autre, mais s'il est une autre citation qui l'inspira de son vivant, c'est bien celle-ci :
« Pour réussir, il ne suffit pas de prévoir. Il faut savoir aussi improviser. »