20 jours
Grégory Parreira
011212
Stanley
Il n’avait eu aucun mal à trouver le sommeil. Le corps avait été essoré par les turbulences, oxydé par l’étuve mécanique du 4X4. Les poumons, les yeux, les narines s’étaient rassasiés de la grandeur naturelle du paysage Africain : ces ocres, cette terre rouge, ces verts brûlés, l’immense couverture outre-mer dressée en toile de fond. Il était impossible de se lasser d’un tel spectacle. C’était si délicieux d’abandonner là le béton de Johannesburg, de voir les immeubles s’enterrer, devenir épars pour finalement les laisser entrer sur le gigantesque océan de virginité du Botswana.
Non, il n’avait eu aucun mal à trouver le sommeil. Son esprit voguait sans doute à travers les beautés oniriques du continent noir quand un grondement terrifiant le ramena brutalement dans les draps du «Kalahari Arms Hôtel». Les murs de l’établissement avaient tremblé. Un frisson passa sur ses bras, une boule enfla dans l’estomac, dès l’aube…
-«Putain, c’était quoi ça?»
Stanley capta, sur l’autre lit, les yeux écarquillés de David.
-«Je ne sais pas mais c’était puissant. Il faut aller jeter un œil» lâcha-t-il en attrapant ses fringues.
-«Prends la caméra mec, ça pourrait être lourd!»
Dehors, les premiers rayons du soleil perçaient la plaine et diffusaient une brume rosée sur la myriade de bungalows plantés là pour les touristes. Rien! Quelques silhouettes jetaient çà et là des regards inquiets, scrutaient en vain un horizon étonnamment serein. L’Afrique ouvrait ses yeux. C’était quoi cette foutue détonation?
-«C’est rien!» balança le gérant du «Kalahari Arms» en remontant les manches de sa chemise immaculée. Le type avait posé une tasse de café sur le comptoir laqué de la réception. Il affichait des pupilles désabusées et quelques heures de sommeil en retard.
«Il y a un truc qui a du péter à Ghanzi. Ils ne savent pas se tenir là-bas, je ne vous apprendrai rien, hein Monsieur Stanley»
Stanley plissa une bouche incrédule. David semblait un poil plus irrité:
-«Notre chambre a tremblé, le sol a tangué, ce n’est pas ce que j’appelle une explosion de quartier!»
-«Hé bien nous en saurons plus pendant la journée, nous sommes saufs n’est-ce pas?»
Stanley avait rarement vu un type aussi lymphatique. L’espace d’un instant il lui sembla être en face d’une sorte de «Droopy» à la mode tswana. Il échangea un haussement de sourcil avec David.
-«C’est le Tshipi Lemme!»
La voix avait surgit de nulle part, les reporters n’avaient pas remarqué ce jeune employé qui dressait les tables du petit déjeuner, près de la baie vitrée. Le corps, les joues du garçon vibraient de terreur. Un téléphone mobile brillait dans sa main droite.
-«C’est le Tshipi lemme qui a grondé, il veut remplacer les dieux!»
Antoine
Ca y est, j’y étais. J’y étais jusqu’aux rotules. Inconsciemment, je savais qu’il arriverait ce gouffre, ce gourdin bosselé de la solitude. Je ne voulais simplement pas y penser. C’est stupéfiant cette façon qu’ont nos esprits de repousser les problèmes, de les éluder jusqu’à ce qu’ils tombent tout cuits devant notre pomme et qu’il nous soit impossible de progresser sans nous en mettre plein les bras et les neurones.
Ce matin, les emmerdes se lisaient dans le miroir de la salle de bains : une gueule tirée, froissée qui donnait l’affreuse impression d’être juste sorti d’un programme essorage ou d’un de ces grands huit de fête foraine qui vous détraque les intestins. J’aurais donné dix balles au type qui se trouvait en face de moi ou peut être l’aurais-je accompagné chez un médecin spécialisé sauf que le gars en question c’était moi, gris, éteint. Mes obstacles étaient immuables, ils voyageaient en binôme. On les nommait : samedi et dimanche. Pour le quidam, ces deux jours étaient une respiration, l’occasion de recharger les batteries, de s’évader. Pour moi, aujourd’hui, ils n’étaient qu’un large ravin.
Dès mon retour à Lyon, je m’étais réfugié au musée des beaux-arts : une nouvelle affectation, une nouvelle collection, un retour à la source -entre Rhône et Saône-, un retour au nid après une énorme gifle, une défaite… Comme le disait si bien le père Brassens : « Il y a des jours où Cupidon s’en fout ». Là, c’était bien plus que ça, c’était un abandon de poste ! Le bel ange, Caroline, m’avait abandonné au péage, plaqué pour un autre : un grand classique ! Alors, au lieu de sombrer dans l’alcool, j’ai plongé dans les bras de mon éternelle maîtresse : l’art. Un nouvel atelier, une réserve, des tiroirs de merveilles par dizaines, des perles historiques à bichonner, de l’or, du bois, des matières figées dans la beauté, quelques œuvres Flamandes à restaurer, vernir, rentoiler, rehausser, quelques bijoux voués à garnir les murs d’une grande exposition. Une mission de taille, un travail arrivé à point nommé pour meubler mon champ de ruines.
Quelle tronche de déterré… Combien de Saint Jean-Baptiste avais-je ressuscité durant ma carrière ? Combien de Sainte Vierge ont vu leurs drapés bleus s’éclairer sous les touches miraculeuses de ma térébenthine de Venise ? Pour ma gueule, ce matin-là, il n’y avait rien à faire, je n’avais pas les compétences !
J’errai quelques heures ce samedi, entre un café, des biscuits secs, un bouquin traînant la savate, en aller-retour de la fenêtre au canapé. Je restai un moment à naviguer sous les poutres massives de mon nouveau repaire. Puis, un rayon de soleil, un soleil blanc de décembre s’écrasa sur un miroir inondant la pièce de lumière. Une lueur de motivation… Allez garçon, Lyon t’appelle. Ça fait un bail que l’on ne s’est pas vu, il faut aller dire un p’tit bonjour.
A ma grande surprise, la rue Victor Hugo grouillait de monde. Jamais je ne me serais douté, perché dans le vase clos de mon 5ème étage, baigné dans le silence d’une chambre de bonne avec fenêtre sur cour qu’autant de Lyonnais auraient bravé la baisse de températures pour venir butiner sur les rues piétonnes de la presqu’île. Les façades étaient déjà reliées entre elles par les guirlandes d’ampoules, par ces grappes électriques, ces papiers colorés sur les réverbères. Les boutiques avaient sorti les flocons artificiels, les pères noël en carton-pâte. Les apparats de décembre étaient de retour, toujours les mêmes, dorés, lumineux, «féériques» vous diront certains. La même histoire, le même emballage, une fable codée balancée chaque année à la même période comme pour défier les mauvais génies de l’hiver. «Voyez gerçures, froidure et vents mauvais, nous ne craignons pas votre saison morte, nous allons résister et nous allons bouffer comme des porcs, nous allons nous vautrer dans la consommation pour éloigner tes démons»
C’était le grand tourbillon: des jeunes, des vieux, des potelés, des hordes de poussettes, de trottinettes. Une lave humaine roulait sur les pavés. A ma droite, à l’angle de la rue Saint Hélène, un mec engueulait bruyamment un panneau sens interdit. Les paroles étaient décousues mais le débat semblait vif et passionné. Ca me fit sourire. L’homme capta mon sourire.
-«Ça te fait marrer?»
-«Non! Mais il semblerait que tu aies des problèmes avec lui» répondis-je calmement en désignant le panneau du menton.
Il devait avoir une cinquantaine d’année, un style «biker», la tignasse grise plaquée en arrière par la crasse. Il arborait des bijoux en graines et en plume -à la mode Apache- et tenait à la main une paire de baguettes de batteur.
-«Ce n’est pas lui le problème mon gars. C’est un panneau!» Un bref sourire qui dévoila l’absence de quelques dents. «C’est eux le problème!» il tendit ses baguettes vers la rue piétonne. «Ca claque des sous, ça s’la pète. Ils ne savent même pas qu’il vous tous y passer»
-«Y passer?»
-«Bah ouais mon pote. Le 21 on y passe tous. Alors pourquoi se faire chier?»
Stanley
L’Afrique ne cessait pas d’être surprenante, une reine imprévisible. Stanley avait beau connaître, les pistes, les villages, maîtriser les us et coutumes des abords du Kalahari, les missions et les expéditions dans ce grand ouest du Botswana lui réservait toujours des flammèches d’imprévu.
Le premier lien s’était noué il y a une quinzaine d’année, avec David, un amoureux du peuple Bushmen, un curieux de nature avec qui il avait tout de suite accroché. En quelques mois, des milliers de kilomètres au compteur dans la poussière enflammée et un paquet de belles images rapportées en Grande Bretagne pour la chaîne BBC Knowledge, les compères étaient devenus la référence du documentaire reportage sur les terres Tswana. Ils avaient vécus avec désespoir les expulsions de tribus Bushmen en 2002, ces familles poussées vers le centre aride du Kalahari, chassées de leurs terres ancestrales pour laisser place à la cupidité des traqueurs de diamants. Ils avaient appris les rites, le quotidien des Bushmans, les «clic» si singuliers des langues Khoisan qui explosent au palais. Ils avaient exposé la beauté d’un territoire, mais ils avaient aussi pointé du doigt la lente érosion d’une culture, grignotée par l’occident, par le tourisme, laissée dans le caniveau par le désintérêt du gouvernement local.
Aujourd’hui, l’imprévu avait pris une forme bien plus originale, diablement plus moderne. Le monstre d’acier: le tshipi lemme! C’est ainsi que les Bushmen, toujours portés par leur imagination mystique, avaient nommé ce nouveau centre de forage, cette mini ville graisseuse qui avait surgi récemment des entrailles de la savane à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Ghanzi. Ce matin, le tshipi lemme avait ébranlé la province allant jusqu'à faire vibrer leurs sommiers à plus de 70 km de distance. Si parfois les craintes et les frayeurs des autochtones les faisaient sourire, le cas du monstre d’acier, aujourd’hui, était nettement plus inquiétant.
La Land Rover filait sur la savane laissant derrière elle une traîne de poussière. Les broussailles autour de la piste semblaient en incandescence et les bosquets d’accacias, vaporisés au hasard sur la plaine ouvraient de larges paumes vers un ciel sans nuages.
-«Stan, il y a du monde là-bas!»
Le reporter, un instant émoussé par la torpeur climatique et par les balancements du véhicule aiguisa soudain son attention. Des silhouettes, plusieurs silhouettes se découpaient sur l’horizon, en plein milieu de la piste.
-«Mais qu’est-ce qu’ils foutent la? Ils sont à pieds?»
-«On reste sur nos garde, hein.»
Rapidement les formes se précisèrent, c’était une petite troupe d’une demi-douzaine d’hommes, des noirs. Le 4X4 stoppa à une quinzaine de mètres dans un nuage de rouille. Les gars ne paraissaient pas dangereux: des corps, des chemisettes crasseuses, ces mecs semblaient être tout juste sortis du cratère d’un volcan. Le plus impressionnant: c’était cet effroi qui coulait sur leurs visages, qui inondait leurs yeux.
David sortit la tête:
-«Qu’est-ce que vous faites là, en plein milieu de la plaine? Vous venez du monstre?»
-«Le Tshipi lemme a explosé, il y a des morts, du sang partout…nous avons réussi à fuir.» lança un des hommes la bouche tordue par la terreur.
-«Nous avons entendu la déflagration, nous nous rendions sur le site» poursuivit David.
Sursauts de stupeur chez les hommes, le petit groupe nous lança des regards écarquillés, tremblant des pupilles comme si le mal était déjà juste derrière nous, prêt à nous saigner.
-«N’y allez pas. Ils… Ils ont fendu la terre, les cieux sont entrés dans une rage folle»
-"On y va " lança Stanley en tapotant la housse de la caméra. "S’il y a eu un drame, on va leur plonger le nez dans leur merde!
-«Des secours vont arriver», lança David «vous ne serez peut-être pas obligés de vous taper toute la route jusqu’à Ghanzi.»
Les deux reporters reprirent la piste en direction du site de forage, un démarrage en trombe sous les clameurs stupéfaites de la poignée d’hommes. Stanley sentit un frisson lui monter le long de l’échine. Une catastrophe avait eu lieu et c’est sûrement des visions d’horreur qui les attendaient au bout du chemin.
Grâce au téléphone satellite, David parvint à joindre les autorités de la province de Ghanzi.
-«Ils viennent d’envoyer un hélico» déclara-t-il avant de composer le numéro des bureaux de la BBC. Mitraillage de bips dans le combiné. Nous approchions du ´monstre d’acier, perdu dans un vide de ciel, de terre et de nature. La chaleur était perçante désormais et les tenailles de la peur ajoutaient quelques degrés sur leurs fronts brûlants.
-«BBC1 Bonjour, bureau de Gary Allister!»
-«Sally ici Stanley et…» David ne put poursuivre son explication. Ils venaient d’arriver en vue du site. Les mots restèrent suspendus… Silence dans l’habitacle. Ce n’était pas une vision d’horreur, c’était irréel! C’était l’apocalypse!
021212
Antoine
Cette nuit, j’ai dû secréter l’hormone du courage. Lever à 9h, café, douche, j’ai rasé les flocons argentés qui piquaient çà et là mes joues et qui ne laissaient malheureusement aucun doute sur ma quarantaine bien tassée. Puis, j’ai attrapé le premier train en direction de Bourgoin-Jallieu.
Rendre visite à ma mère. D’un point de vue purement diplomatique, le trajet était plus que nécessaire. Qu’aurais-je entendu? Quelles horribles représailles aurais-je dû subir si je n’avais pas montré mon nez dans la première quinzaine de mon retour à Lyon? Inutile de la brasser encore plus, la vieillesse œuvrait déjà suffisamment pour faire enfler ses tracas. D’ailleurs l’affaire était honnête, d’un côté j’éviterai le drame et les complaintes de la mère abandonnée par son fils indigne et de l’autre je ferai tourner l’horloge, j’habillerai mon dimanche squelettique pour retrouver au plus vite, au lundi matin, le cocon douillet des Van Dick et Bruegel l’ancien.
Le train découpait la campagne. A travers les vitres, j observai les grands rectangles de terre, ce brun foncé, ces collines gorgées d’eau, luisantes de vie sous la voûte laiteuse de l’hiver. Un petit radiateur à mes pieds s’en donnait à cœur joie me cramant presque le jean. Voilà un bon moment que je n’avais pas revu ces paysages, ces terres froides, ces villes dortoir du Nord Isère, ces petits bosquets d’immeubles surgissant soudainement d’une plaine meuble comme des termitières en préfabriqué. L’enfance: des souvenirs, la famille, la récolte des noix, des cerises, ces paniers de légumes que nous ramenions avec fierté dans la cité stérile.
Je l’entendis rallumer la gazinière au moment où je pressai la sonnette. Déclics, verrous, deux tours et elle ouvrit enfin la porte. Illico elle me parut soucieuse, agitée.
-«Antoine, mon p´tit, ça fait plaisir.»
Elle se fendit d’une brève accolade puis m’attrapa par le poignet.
-«Tu as vu les infos, c’est effrayant… cette catastrophe en Afrique.
Elle m’entraîna dans le salon.
Le téléviseur crachait des commentaires électriques, des mots en vrac: Botswana… explosion… Mais dans un premier temps le son ne me vint pas à l´oreille. L’image, l’image à elle seule venait de monopoliser mes sens. Au centre d’un site de forage éventré, à travers les nuages grisâtres causés par l’explosion s’élevait une colonne, un gigantesque tourbillon aux reflets de mercure qui semblait jaillir des entrailles de la savane. Comme le clou d’un spectacle irréel un disque de nuages noirs, scintillant d’inquiétants éclairs argentés, tournait lentement au-dessus du lombric de mercure. Une tache d’ébène, un mauvais génie charbonneux qui roulait sur lui-même, une immense tache d’encre sur le plastron bleu de l’Afrique.
-«Mais c’est quoi ce truc?»
Ma mère fit la moue
-«Je crois qu’eux-mêmes, ils n’en savent rien » dit-elle en tendant une main vers l’écran. «Ils essaient de garder la face devant l’objectif mais ils ne comprennent pas plus que nous.» L’autocuiseur siffla. Elle se dirigea vers la cuisine en traînant ses espadrilles.
«Ils vont bien finir par la bousiller cette planète avec leur connerie. »
-«Bordel!» Lâchai-je, happé par le crépitement et les prises de vue en boucles de BFMTV.
Les images venaient de la BBC. Deux journalistes venus dans la région pour un reportage sur les peuples du Kalahari s’étaient rendus sur les lieux suite à la déflagration. Désormais leurs séquences tournaient en boucle sur toutes les chaînes d’infos en continu. Ma mère avait raison, personne ne semblait savoir ce qui était en train de se passer. Géologues, scientifiques, experts en électromagnétisme avaient été joints par les medias. La plupart n’émettaient que des hypothèses, tentant de conserver une certaine contenance. Certains, peut-être les plus sincères, avouaient clairement leurs incompréhensions face au phénomène en cours.
Ma mère s’affairait. Tintements d’assiettes. La télé reprenait la chronologie des faits:
Après avoir pris acte de la gravité de l’accident, les premiers hélicoptères de secours avaient exigé des renforts. En quelques heures, l’armée Botswanaise avait bouclé le secteur et dépêché une cellule de médecins et de scientifiques pour tenter d’appréhender l’évènement.
Le commentateur poursuivit: Fait pour le moins étrange, les deux hélicoptères qui ont tenté, en milieu de matinée, une approche aérienne du tourbillon «mercure» ont subi une avarie similaire. Il semblerait que les appareils aient dû se poser en précipitation suite à une panne du circuit de refroidissement. Il est, pour l’heure, impossible d’établir un bilan de l’explosion.
J’étais soufflé, bouche bée, planté comme un con devant un film catastrophe à la sauce Américaine. La boulimie d’effets spéciaux, les animations 3D qui en mettent plein la vue. Mais tout ça avait un goût amer, horriblement lugubre. Cette spirale d’orage tournant sur l’axe d’un essieu d’argent. Il n’y avait pas de pop-corn, pas de siège à strapontin. Tout était là, vrai, c’était une foutue chaîne d’actu!
J’avais déjà goûté à cette sensation nauséeuse où la réalité prend des allures de fiction tragique. C’était en septembre 2001. Le tube cathodique s’était allumé sur cet avion de ligne qui entrait en collision avec la seconde tour de World Trade Center. J’avais suivi en direct l’effondrement des jumelles dans un chaos de poussières, de chairs et de métal.
L’entrée de ma mère me fit sursauter.
-« Allez, on ne va pas se laisser abattre pour autant» me lança-t-elle en disposant les assiettes, verres et couverts sur la toile cirée. «Il faut nourrir son homme n’est-ce pas?»
Elle éteignit le poste de télévision.
-«Alors ça y est, tu as retrouvé la vie Lyonnaise?»
Hé oui, j’avais retrouvé la vie Lyonnaise. Pendant un instant j’ai osé croire que l’actualité tragique monopoliserait l’attention, que Paris, Caroline et les semaines de plomb qui venaient de s’écouler passeraient à la trappe. C’était sans compter sur la curiosité maternelle. Ma mère était si fière de ma vie Parisienne, si fière de pouvoir déclarer à ses voisines: mon fils vit à la capitale, il travaille au Louvres vous savez!
Moi aussi j’aimais cette vie. Malgré toutes mes réticences à l’égard du bouillonnement et du stress parisien, j’avais réussi à dompter la cité, à en tirer un doux nectar sans me noyer dans ses quelques facettes aliénantes. Puis, il y a eu le schisme, la trahison. Du jour au lendemain Paris m’a paru vide, crade, insipide. Les sous-sols de l’aile Sully, mes outils, les toiles étaient devenues mes seuls refuges. L’île de France n’était plus cet aggloméré de communes, cette compression géographique de plus de 10 millions d’âmes. Non, c’était Caroline! L’île de France portait le visage de l’échec sur des kilomètres carrés.
Le wagon du retour était vide, stérile, comme englué dans un silence morbide.Des cloisons grège, des bataillons de sièges rigides, ces tissus élimés par la valse des fesses: pas vraiment le décor idéal pour crever la bulle d’angoisse qui pressait mon thorax. Heureusement, il y avait cette jeune fille, une ado, qui occupait le carré de quatre sièges à côté du mien. Les écouteurs plantés dans les oreilles, elle pianotait frénétiquement sur son téléphone Androïd. Par instant, lorsqu’elle repoussait machinalement sa mèche dorée en arrière, j’apercevais son visage juvénile et un petit nez à la retroussette.
En quittant ma mère, mon cerveau était reparti dans ses réflexions de skipper en solitaire. Les images de BFM, la tragédie Africaine tournoyaient, investissaient mes pensées. C’était quoi cette merde argentée? Pourquoi n’avaient-ils aucune explication concrète? Et après…? Intérieurement, je remerciais cette blondinette de ne pas m’avoir laissé en proie à ces démons dans une voiture déserte.
Le battement des rails changea de rythme. Une voix de femme perça le silence:
«La Verpillère»
Arrêt, ouverture des portes. Un nuage anthracite roulait sur la campagne. Le froid vint jusqu’à nous, piquant!
Juste avant la fermeture des portes un jeune homme se glissa dans le wagon.
Illico, il braqua un regard noir sur l’adolescente. Celle-ci, en levant les yeux, eu un bref mouvement de recul. Elle retira ses écouteurs. Le garçon marcha lentement vers son carré de sièges. Au moment où le train repartait, il s’assit lourdement en face de la jeune fille.
-«T’as cru que tu pouvais te barrer comme ça?»
La blonde ne répondit pas.
D’un geste vif, il tenta d’attraper son portable.
-«A qui tu envoies des messages, salope?»
-«A personne, putain!» hurla-t-elle en plaquant l’appareil sur sa poitrine. «J’essayais d’avoir les infos»
-«Les infos? Tu me prends vraiment pour un con?» «Tu veux prendre des nouvelles des petits africains c’est ça?» Lança-t-il en forçant l’ironie. «Rien à foutre,ils n’ont qu’à se démerder ces branleurs!»
Je voyais ses joues se tendre sous des spasmes de colère. Il capta mon regard et se rua sur moi pour m’empoigner par la parka.
-«Qu’est-ce que t’as toi?»
Par reflexe, j’agrippai ses avant-bras.
Il me plaqua contre la vitre du train.
La gamine ne me laissa pas le temps de dire quoi que ce soit.
-«J’me casse Syl et tu ne peux rien y faire!»
La petite, dans son dos fouillait nerveusement sa besace.
-«Putain, sale pétasse je vais…»
D’une main rapide j’attrapai sa tignasse. Il me tira vers lui.
-«Elle se casse Syl!» hurlais-je en tentant d’arracher sa main de mon col. Mais en un éclair il libéra son poing et une météorite s’écrasa sur mon œil gauche.»
La blondinette, campée juste derrière lui leva une main vers sa tête.
-«T’es un tocard Syl!» lança la gamine.
Il eut à peine le temps de tourner la tête que ses orbites s’emplirent d’un long jet de lacrymogène. Le gaillard se roula par terre de douleur tentant d’agripper tout ce qui passait à sa portée. L’adolescente, une écharpe sur le nez lui en remit une seconde couche sur l’ensemble du visage.
-«Venez!» Me dit-elle en me tendant la main. «On va se mettre à l’autre bout du wagon. Nous sommes bientôt arrivés à Jean Macé.»
Syl, à l’autre bout de la voiture se tortillait comme un asticot tenant vainement de se raccrocher aux sièges.
-«On ne le laisse pas aux flics?»
-«Non… je n’ai pas trop envie d’avoir affaire à eux vous savez»
Nous descendîmes à Jean Macé. Syl, lui, continua le trajet en aveugle jusqu’au terminus de Perrache. Nous marchâmes sans un mot jusqu’à la place toute proche. Le soleil commençait déjà à décliner et les ombres des platanes envahissaient les façades, diluaient le flux carbonique des voitures.
-« Je vais devoir vous laisser ici.» me dit-elle en stoppant devant la bouche de métro. «Désolée pour votre œil, vous allez sûrement vous taper un sacré coquard.»
Je haussai les épaules.
-«Bah, Ça me changera des coquards dans la tête. Depuis quelques semaines ma vie est un véritable champ de mine. Sans compter cette actualité angoissante.»
-«Et la vidéo!... Vous avez vu la vidéo?»
-«Heu, non... Quelle vidéo?»
-«Stanley Higgins, un des membres de l’équipe qui a tourné les premières images de la catastrophe, il est mort tout à l’heure, en direct sur la BBC. Les images n’ont pas été rediffusées mais la séquence à fuité sur le net. C’est un truc flippant, un vrai film d’horreur.»
031212
Une nouvelle fois, j’appuyai sur le bouton de mise en marche de mon unité centrale. Combien de fois m’étais-je relevé durant la nuit? Combien de fois m’étais-je connecté pour tenter d’avoir des nouvelles du Botswana, désespérément à la recherche de la moindre bonne nouvelle? Combien de fois m’étais-je couché, le crâne en effervescence, à tourner, me retourner sous les couvertures, à contempler cette moitié de lune à travers les verrières de mon appartement? Rien à faire! Mon esprit cavalait, tanguait. J’avais la drôle d’impression d’avoir sifflé cul-sec une bassine de café, un café amer et nauséeux qui vous ravage les neurones. Les pastels du jour commençaient à investir mon cinquième étage. Je le savais désormais, Morphée ne viendrait pas.
Hier soir, j’avais trouvé la fameuse vidéo. Malgré les efforts des sites de partage pour faire disparaître les images, la séquence était devenue une star des réseaux sociaux. C’était une abomination: Stanley Higgins, en pleine intervention face caméra est soudain pris d’une douleur à l’abdomen, il lâche son micro, plaque une main contre sa poitrine, l’autre sur sa gorge et, en l’espace d’une minute, son visage et ses bras flétrissent comme des raisins de Corinthe. La vidéo s’achève sur le hurlement de son acolyte et Stanley, bouche ouverte en train de s’écrouler dans la broussaille Africaine.
Fake, avaient dénoncé certains internautes. N’empêche que deux heures plus tard la BBC officialisait le décès de son reporter en évoquant la cause «inconnue» de la mort.
Je passai une demi-heure sous la douche. Un vrai petit bonheur. J’eus l’impression qu’une partie du macérat morbide de mes angoisses glissait à fleur de peau pour s’échapper par la bonde. Les flamands, des chefs d’œuvres m’attendaient ce matin et d’ici quelques heures je retrouverai mon arsenal de solvants, d’huiles, mes flacons d’essences et de fiel de bœuf. Il fallait que je retrouve l’art, mon refuge.
-«Mince, Antoine, qu’est ce qui t’es arrivé?» souffla mon collègue en apercevant ma gueule cassée entrer dans l’atelier.
-«Rien.» Lançai-je dans un sourire «J’ai croisé Tyson hier dans le train.»
-«Le salop, il ne t’as pas raté ! »
-«Que dalle mec, il a dérouillé. Il doit pleurer dans les jupes de sa mère à l’heure qu’il est.» Je lui tendis mon poing dans une moue de colère «T’en veux?»
-«Houlà non! Je suis dans des sports plus légers, moi tu sais: pinceaux, couleurs, vernis… Ça te dit quelque chose?»
Yann. C’est à lui que je devais mon retour au musée des beaux-arts de Lyon. Voilà près de vingt ans que je connaissais le phénomène: une pile électrique, une bonne humeur à toute épreuve, quasi contagieuse.
-«D’ailleurs on a reçu une surprise pour toi ce matin» lança-t-il en se dirigeant vers les immenses tiroirs verticaux qui abritaient les œuvres.
-«En provenance du Prado?»
-«Bingo!»
-«Eh bien, ils n’ont pas traîné les madrilènes!»
Yann tira. Le tiroir glissa sur ses rails. Une douce odeur de vernis effleura mes narines. Un frisson… Des dizaines, des centaines de squelettes fauchaient l’humanité dans un paysage chaotique. L’apocalypse, la mort pour tous, du paysan au roi, du romantique au bourreau. Nul ne semblait pouvoir échapper à ces guerriers décharnés, à ces chevaux d’outre-tombe. Une bataille, un carnage, un triomphe… Mon corps vibrait d’émotions.
-«Ha, le père Bruegel, il touchait quand même!» m’exclamais-je en laissant voguer mes pupilles sur les multiples scénettes du panneau.
-«C’est le moins qu’on puisse dire. Non content de nous glacer par le sujet, le coquin nous écœure sur la technique. Un vrai cocktail de médiums!»
Yann me posa son bras sur l’épaule.
-«Et qui va avoir l’honneur de lui faire une petite toilette la semaine prochaine?»
Je sentis une chair de poule courir dans mon dos.
-«C’est nous!» murmurai-je dans un sourire.
Durant la matinée, mon âme reprit des couleurs. La terreur africaine sembla se dissiper sous mes coup de pinceaux, se diluer dans ce portrait de Memling, cet homme au chapeau rouge qui reprenait vie entre mes doigts.
Aux alentours de 13h, Yann et moi descendîmes sur la place des Terreaux et nous nous dirigeâmes, en quête d’un expresso digestif, vers les quelques cafés alignés derrière la fontaine Bartholdi. A notre grande surprise, nous trouvâmes un espace bondé, étrangement silencieux. Les clients immobiles, le nez en l’air, semblait fixer un écran de télévision placé en hauteur.
-«Il y a un match? A cette heure-ci?»
-«Je ne sais pas.» répondis-je, une hésitation inquiète dans la voix.
Dans le coin droit de la pièce, l’écran nous apparut: les infos, le Botswana…
L’image nous figea net au milieu de la salle. La spirale d’orage, l’énorme tache d’encre au-dessus du site de forage avait triplé de volume, de fins éclairs bleutés la zébraient de toutes parts. En dessous, légers comme des confettis, tombait une brume, une neige de fines paillettes argentées qui voletaient sous la brise tropicale. Autour, la nature semblait avoir été figée dans un hiver éternel.
-«Putain mais qu’est ce qui se passe là-bas?»
-«Visiblement cette merde est inconnue au bataillon» me répondit un homme, accoudé au comptoir en compagnie d’un verre de jaune. «Les scientifiques pensent qu’il s’agit d’une matière non-répertoriée. Le souci c’est qu’elle a l’air salement toxique cette saloperie.»
La télévision poursuivait son grésillement de commentaires:
Le Ghanzi primary hospital a fait part, aujourd’hui de plusieurs décès étranges parmi ses patients, des autopsies sont actuellement en cours…
Des traces de matière argentée ont été constatée dans le lit d’une rivière asséchée et au abord de la zone protégée du Tlhabologo, au nord du pays…
…Des dizaines de cadavres d’animaux ont été retrouvés autour du site… L’ONU a décrété l’urgence sanitaire.
Je lançai un regard vers Yann, il avait pâli.
Le petit café sembla avoir été écrasé, froissé par les flashs de l’écran plasma. Les regards se croisaient. Des fronts incrédules, des traits tendus laissaient monter une sourde rumeur d’inquiétude. Ils avaient la télévision, ils avaient les médias, ils étaient tous rodés, tous des experts en catastrophes. Ces hommes, ces femmes avaient vu le 11 septembre, ils avaient suivi le tsunami en Asie, l’accident de Fukushima. Plus récemment, ils avaient vécu en direct la chute de Bachar El Assad après plusieurs mois de massacres et d’exactions. L’actualité passait, coulait pour ensuite être digérée tout aussi vite. Ces évènements africains avaient quelque chose de plus, un ingrédient subtil : l’inconnue. C’était un mal argenté, un génie inconnu qui figeait nos visages.
-«Le plus barré dans cette histoire c’est le gros bonnet à qui appartient le site.» Maugréa l’homme au pastis «Le type n’a même pas montré son nez.»
-«Y’en a vraiment qui n’ont pas d’couilles!» ajouta son voisin.
Finalement, nous n’avons pas bu de café. Nos ventres, nos papilles semblaient ne plus vouloir avaler quoi que ce soit. L’information avait été gobée, comblant en quelques minutes nos estomacs de sa bile lugubre, accablant nos épaules. Cette catastrophe était plus grave que prévu, peut-être même encore plus grave que ça… L’explosion n’était qu’un déclencheur, un gravillon jeté sur la surface lisse d’un lac. L’onde de choc suivait. Des ronds dans l’eau, des ronds meurtriers. Mais jusqu’où?
Le portrait de Memling, devant moi, semblait avoir perdu son éclat de la dernière heure. Le retable faisait la moue comme en mal de térébenthine.
A 17 heures, je perçu un brouhaha en provenance de la place: un micro, les vibrations basses d’une sono. Leur présence aux Terreaux commençait faire partie de mon environnement.
«Ce sont les indignés.» M’avait déclaré Yann le jour de mon arrivée. «Ils occupent la place tous les soirs, depuis la mi-septembre.»
C’était vrai. Tous les jours sur le coup des 17h, des grappes de jeunes et de moins jeunes, des pancartes, des chaises pliantes, des meubles, de la vaisselle, des provisions ou des bouquins dans les bras investissaient la place des Terreaux par les rues adjacentes. En quelques minutes, ils établissaient un véritable campement. Chaque soir les dalles de granit voyaient fleurir des groupes de discussions philosophiques, des débats, des réunions d’idées ou des animations ludiques pour tenter d’engager les passants dans la réflexion. J’y voyais du courage, de l’abnégation, un certain romantisme. Quoi de plus romantique que de se battre pour une utopie?
«Il y a du monde aujourd’hui.» pensais-je en jetant un œil par la fenêtre.
La nuit avait déjà envahi la place. Lentement, la fontaine et la façade de l’hôtel de ville ouvraient leurs habits de lumière. Ils devaient déjà être une centaine, assis autour de la sono, alignés sur trois cercles concentriques. Le micro circulait de main en main, les idées semblaient tourner, fuser, évoluer. Plus près de l’hôtel de ville, un groupe de six personnes scotchait au sol de larges carrés de plastique blanc. Les grands panneaux, installés sur le côté gauche de la fontaine exposaient d’immenses peintures, des citations et des slogans appelant à l’unité des nations face à la catastrophe africaine.
«Tous Botswanais!» «Halte aux vampires de l’Afrique!» «Unité!»
Je suis resté un peu plus tard ce soir-là pour pomponner mon bonhomme au chapeau rouge: un traitement du panneau, du cadre, une couche de vernis et je rendis son portrait à Memling en le plaçant dans son tiroir de conservation.
Pendant ce temps-là, sur un échiquier de plastique blanc, les indignés jouaient une partie d’échec allégorique: un banquier théâtral manipulait l’équipe de noir tentant l’échec et mat face à seize personnes grimées en pions et en pièces qui devaient se concerter avant de décider de leur mouvements.
Le chemin du retour me parut beaucoup plus long que d’habitude. Les façades de la rue Victor Hugo semblait se tordre sur mon passage, me peser sur le épaules dans un délire bleu et vert d’ampoules de guirlandes. J’étais ivre, ivre de fatigue.
Au niveau de la place Ampère, j’aperçus le vieux «biker» aux cheveux gras. Le gars semblait ne plus être ami avec son panneau, il débattait maintenant avec une pauvre bicyclette innocente.
J’obliquai sur ma gauche m’apprêtant à composer le code d’entrée de mon allée lorsque une vois bouscula le silence de la rue:
-«Monsieur!»
La jeune fille était assise en tailleur sur le banc public qui faisait face à ma porte. Sa chevelure dorée s'engouffrait sous son écharpe. La lumière d'un note book posé sur ses jambes floutait ses joues déjà grisées par les larmes.
-«Mais qu’est-ce que tu fous là, toi? »
-«Je… J’ai peur. » balbutia l’adolescente, des trémolos dans la voix.
-«Peur? Mais de quoi?»
-«De cette pluie argentée… La Botswana. J’ai peur que la fin du monde arrive bientôt, beaucoup de gens parlaient du 21 décembre aujourd’hui. Et puis il y a… les coordonnées.»
-«Les coordonnées?»
Elle baissa la tête vers son appareil.
-«Oui, je me suis amusée à chercher le site de forage sur mon GPS» Elle fit pivoter le note book dans ma direction.
-«Regardez, C’est la latitude et la longitude du site.»
Je me penchai sur l’écran et en un coup d’œil mon sang se glaça.
-«Bordel, tu es sérieuse là?»
Magnifique récit !... on est pris par l'histoire, impossible de lâcher la lecture dont on connait pourtant la fin... Bravo, bravo Grég
· Il y a environ 9 ans ·Maud Garnier
Un récit aux multiples facettes qui va de l'intimiste au spectaculaire sans fatiguer le lecteur. Vu la longueur de la nouvelle j'applaudis des deux mains, c'est du beau travail. Malheureusement je n'ai pas eu le temps de voter, le concours était clos.
· Il y a plus de 12 ans ·jean-marcel