Conflits
fleuruscule
Il faisait une chaleur étouffante en ce bel après midi de mai. Tess et Bérénice marchaient silencieusement sur le chemin du retour. Leurs pas résonnaient lourdement sur le bitume sec et brûlant.
Est-ce que tu m'en veux? Demanda soudainement Bérénice.
Craintive, elle avait longuement hésité avant de se décider à prendre la parole, paralysée par le calme inquiétant de son amie. Tess sourit légèrement. Bien sûr qu'elle lui en voulait. Toute personne dans son cas n'aurait pu dire le contraire, même avec la plus grande bonté d'âme. Pourtant, elle savait bien que ce n'était pas de la faute de Bérénice si elle n'avait pas eu ce qu'elle voulait. Aussi se trouvait-elle dans la pire des situations : celle de ne pouvoir détester sainement l'agent de son malheur. C'est pourquoi elle allait répondre "non", comme toute bonne amie le ferait. Avec fairplay et hypocrisie, masquant sa rancune minable derrière des paroles rassurantes. Elle allait mentir parce qu'il le fallait, mais également parce qu'elle ne pouvait supporter l'idée de sa propre mesquinerie.
Mais non.
Le silence s'installa à nouveau. Au fond d'elle, Tess sentait une petite pointe jalouse s'enfoncer insidieusement dans son cœur. Elle le savait, cela reviendrait hanter ses pensées, comme un leitmotiv cruel. Elle éprouvait toute l'irrationalité de sa rancœur, et cela ne faisait qu'accentuer l'intensité de sa colère. Toutes deux marchaient toujours, lentement, chacune prise dans la culpabilité de sa propre situation. À mesure qu'elles avançaient, Tess devinait les regards de plus en plus insistants de sa camarade, qui tentait de percer à jour ses pensées. Elle pouvait lire dans ses orbes sombres, une sorte de bienveillance timide et vacillante, ainsi qu'une pitié à peine déguisée en inquiétude. Bérénice tenta une nouvelle fois de briser le silence. Mais chaque parole qu'elle prononçait ne faisait que plonger son amie dans un mutisme plus obstiné encore. Tess percevait aisément son état d'esprit. Il lui semblait ressentir, au travers de son attitude attentionnée une forme de présomptueux soulagement. Elle entendait ce "ouf" intérieur et provocateur résonner dans le corps soulagé de Bérénice, et vibrer dans toute sa gestuelle. Tout ce qu'elle disait ne changeait rien. Elle voulait la faire taire, mais elle n'en avait même pas la force. Quelque chose de profondément mesquin et lâche en elle, voulait l'accuser, la culpabiliser, la détruire. Un ferment foncièrement mauvais et immature. Malgré tout, Tess restait calme et impassible, s'efforçant même à regarder gentiment son amie, comme pour se disculper de ses mauvaises pensées. Mais elle lui en voulait, elle lui en voulait tellement. Elle se faisait violence pour ne rien dire, pour ne pas crier. Seulement, la véritable violence résidait avant tout dans son imagination jalouse et déçue. Et avec une sorte d'obstination masochiste, brutale et totalement stérile, elle désirait tout rater, ne plus vivre, mourir subitement. Tout plutôt que de devoir composer avec une telle déception.
La chaleur persistante pesait sur ces deux corps silencieux. Le soleil violent dans sa lumière, tapait, sans pitié. Cruellement, il les irradiait dans un incendie moite et brulant. Tess s'arrêta finalement à l'ombre d'un arbre. Elle épongea son front avec le dos de sa main pendant que Bérénice de son côté, réajustait la bandoulière de son sac sur son épaule.
ça va ? Tenta Bérénice avec douceur.
Oui.
Un bruit de klaxon se mit à résonner odieusement dans la rue déserte. Tess, ramenée à la réalité, posa alors les yeux sur son amie. En vérité, elle en voulait à la terre entière. Ce klaxon infernal qui hurlait au-dehors, cristallisait ce désaccord profond avec le monde. Peu importe que ce soit immature et complètement irrationnel, le sentiment de son échec lui était si insupportable que sa rage l'étouffait de l'intérieur dans un mutisme poli. Bérénice qui commençait à s'impatienter porta à son tour son regard sur Tess, et alors, elle comprit.