Conte de comptoir.
cedrictortel
- Toujours la même chose inspecteur ?
- Avec un glaçon pas deux, grommela Harry Fleshman, inspecteur à la retraite depuis 15 ans.
- C’est comme si c’était fait, lança Eddie, déjà occupé à verser une rasade de whisky dans un verre carré.
- Y’a pas foule ce soir.
- C’est la veille de Noel et il neige dehors. Y a que des barmans fauchés et des vieux alcooliques pour être au bar un soir pareil, lui répondit Eddie, tout en déposant le verre plein sur un papier carré. Et voilà. Satisfait ?
- J’te dirai ca après l’avoir bu Eddie.
- Comme monsieur voudra. C’est quoi ça ? Un cadeau ? lança Eddie, fixant la rose et le dossier posés sur le comptoir.
- Une rose.
- Oui j'ai vu! C'est pour moi ?
- Très drôle. Non, j’ai un rendez-vous.
- Un rencard, un soir de Noel. Elle est pas banale celle-là. Elle est jolie au moins ? Vous allez la bassinez avec vos vieux dossiers ? ricana Eddie.
- Qu’est-ce que ça peut te faire ?
- Allons inspecteur, on ne cause pas boulot à un "date". Elémentaire non ? dit Eddie dans un large sourire.
- Je vois que tu n’as que moi à emmerder ce soir. Tu veux connaitre son histoire à ce dossier ?
- J’adore les histoires. C’est un conte de Noël ?
- Pas un conte, un meurtre.
- Encore mieux.
- C’était en hiver 1994. J’étais de nuit, je m’ennuyais ferme, le téléphone a sonné. Code 10. Le premier du soir.
- Code quoi ?
- Ca veut dire macchabé. Je prends la patrouilleuse. Je traverse fissa Manhattan, toute sirène hurlante, mais lentement. Il avait neigé, la route était gelée. Je descends la 72ème et là j’arrive. Un flic me fait signe, et j’entre dans Central Park. De la neige partout. Pas un chat. Pas un bruit. Va savoir pourquoi, j’avais peur de parler. J’ai suivis l’officier en silence. 15 minutes plus tard, j’avais les pieds et les mains gelés. Putain de neige ! Enfin des lumières. On passe le ruban jaune posé à la hâte et un officier, un sergent, vient vers moi. Inspecteur, venez c’est juste là. Et puis il s’arrête et me dit. Glacial hein ? Je le regarde, interdit. De quoi il parle ? Du temps ? Et là je le vois. Ça m’a fait un choc. Le mort, un homme, était étalé dans la neige, sur le dos. Il avait les yeux ouverts, fixes, tournés vers la lune. Son visage était bleuit par la mort et le froid. Ça lui donnait un visage très expressif. Sans cette fine ligne de sang qui lui sortait du nez, et avait glissé jusqu’à la commissure des lèvres, on aurait pu croire qu’il était vivant. En fait, il semblait plus vivant que mort. Et tout ce sang. La neige en était imbibée. Il reposait littéralement sur un linceul pourpre. Juste à côté de lui, il y avait une rose. Rouge sang. Gelée. Je regardais, fasciné. Un vrai tableau. C’était glacial, ouais.
Harrry regarda un long moment le fond de son verre.
- Il est mort comment ? demanda Eddie.
- Une balle dans le ventre, dit Harry le regard perdu, il tenait son arme dans sa main gelée.
- Un suicide?
- C’est ce que tout le monde a conclu trop vite fiston, car tu vois, j’ai jamais vu un mec se suicider en se tirant une balle de biais dans le ventre. Et il y avait des traces pas nettes autour de lui. Mais bon, on n’avait aucune piste, rien, nada. Y avait d’autres chats à fouetter. Ils ont classé l’affaire, et au suivant.
- Mais vous, vous avez rien lâché hein?
- Je n’ai jamais rien pu prouver à l’époque. C’est comme ça, répliqua Harry, amer, avant de se jeter le fond du verre d’un trait. Au fait, il est quelle heure Eddie ?
Eddie regarda l’horloge face au bar.
- 23h35.
- Faut que j’y aille.
- Votre rencard ?
- Ouais, si tu veux. C’est combien ?
- Laissez c’est pour moi. Cadeau.
- A la bonne heure.
- Au fait, y a une photo de votre suicidé dans le dossier ?
Harry hocha la tête.
- Je peux l’avoir ?
Harry ouvrit le dossier, ôta la photo du trombone, la regarda brièvement, et la lança sur le bar.
- Tiens, je n’en ai plus besoin. Cadeau.
- Merci, dit Eddie. Joyeux noël.
- C’est ça.
Eddie finit de ranger le bar. Minuit sonna. Joyeux noël pauvre con de barman fauché, se dit-il à lui-même. Il sortit sa bouteille préférée du bar, se servit un verre, quand son regard fut attiré par la photo.
Il la brandit devant lui. C’était comme ce vieux Harry l’a décrit. Morbide.
- C’est ça qui hante la nuit des vieux flics ? se dit-il à lui-même. Serveur c’est plus reposant.
Il retourna la photo. Derrière une inscription : 25/12/94, heure présumée du crime 00h15. Il leva les yeux vers l’horloge. L’heure du crime s’y affichait en grand. Il éclata de rire.
- Putain il m’a presque foutu les boules le vieux et ses histoires !
Et il finit son verre.