Contre l'asphalte

nrik

L'histoire courte d'un homme en colère contre le monde, contre la société, contre les autres... et surtout contre lui-même.

Forest Gump avait raison, on en apprend beaucoup sur une personne en regardant simplement ses chaussures. Celles de l'homme en face de moi ont des tâches de sang sur le dessus. Mon sang ! Mon nez saigne, j'ai la tête penchée vers l'avant pour éviter de salir mon costume et je tiens mes sinus entre le pouce et l'index de ma main gauche en exerçant une légère pression pour essayer de mettre fin à la petite hémorragie, comme ma mère me l'a appris lorsque j'étais enfant. C'est peut être ça le problème, tout ce que je fais, je le fais comme ma mère me l'a appris. Mais je ne suis pas en colère. Au contraire, je viens de comprendre deux choses : la première c'est que je ne suis pas en sucre. Et la seconde, que je n'ai pas encore vécu.

Dès que le réveille a sonné, ce matin, j'ai su que cette journée allait être différentes des autres. Je m'étais couché tard et j'avais mal dormi. Pourtant je n'étais pas sorti la veille, dans le but précis de me reposer. Finalement, je n'avais pas fermé l’œil avant quatre heures du matin. Vers huit heures, juste avant d'aller à la douche, j'ai pris le temps de m'asseoir un instant sur le bord de mon lit, la tête rentrée dans les épaules, les épaules plombées vers l'avant. J'étais écœuré. J'avais envie de crier que je ne voulais plus y aller, que j'en avais marre, que ça ne rimait à rien tout ça, mais je n'ai rien dit. De toute façon, je ne savais même pas ce que signifiait ce « tout ça ». Je ne comprenais pas d'où venait ce sentiment qui m'envahissait un peu plus chaque matin. Seule la douche réussissait à calmer ce dégoût naissant au fond de mon ventre.

Puis tout s'enchaînait comme tous les jours depuis des mois. S'habiller rapidement, se brosser les dents, se coiffer avec les doigts, sortir dans le froid. Pas le temps de déjeuner. Il faut savoir faire des choix : dormir ou manger. J'avais toujours préféré pousser mes rêves un peu plus loin, espérant que rien ne viendrait me réveiller. Ensuite l'attente, le bus bondé, les gens insupportables, l'autre et ses manies ainsi qu'une pensée inattendue pour L’Étranger, d'Albert Camus. Un livre lu trop tôt, à cause de l'un de ses professeurs idiots qui pensent qu'à 13 ans, un élève est capable de comprendre ce que des générations de critiques n'ont pas su décrire. Les grands livres sont fait de rien, car le rien c'est ce qui rempli tout. Ces gens dans le bus, dont on ne sait rien, donnent pourtant l'impression d'être partout et c'est ça qui est dérangeant. Comme dans L’Étranger. ce sont les autres qui sont dérangeants.

Je l'ai repéré à la seconde même où je suis sorti du bus. Une bande de plastique, reliant d'énormes écouteurs à la mode, venait barrer son crâne rasé. Il portait une veste en tissus Adidas, comme celles qu'arborent les hooligans, avec en dessous un sweat à capuche. Son pantalon n'allait pas du tout avec le reste de ses habits. C'était un de ces modèles à la mode, en toile épaisse, qui se resserrent vers le bas des jambes. Il tombait sur le haut de ses fesses, à peine retenu par une ceinture servant surtout à faire joli. On pouvait voir la moitié de son caleçon moulant noir. Il transpirait la prétention des jeunes gens qui, encore incertains de ce qu'ils sont réellement, s'accoutrent des derniers vêtements à la mode comme s'il s'agissait d'une protection suffisante contre le regard des autres. Il sentait l'arrogance de l'ignorant qui entend se faire respecter quand bien même il n'a rien acquis de ce droit. Tout, de sa fausse désinvolture à sa manière de mâcher son chewing-gum, en passant par sa démarche, m’écœurait. Il était le symbole d'une génération décadente, autocentrée et sans aucune volonté de comprendre les tenants et aboutissants de toute chose. Il était juste devant moi dans l'escalator qui montait jusqu'à la ligne de métro. Je me tenais, comme il se doit, à une marche d'écart de lui et je n'arrivais pas à détourner mon regard du haut de son caleçon.

Je montai volontairement dans la même rame que lui. Le dégoût au fond de mon ventre que j'avais ressenti au réveil était maintenant en train de se transformer en une boule de nerf. J'étais de plus en plus crispé au fur et à mesure que je sentais la colère monter en moi. Elle commença par rouler sur le fond de ma gorge, créant comme un nœud de rage autour de ma pomme d'Adam. La colère stagna là un moment. Je continuai de fixer le jeune homme. J'avais fait exprès de me mettre en face de lui. Nous étions tous les deux appuyés contre les strapontins, juste à côté des portes du métro. Ce n'est que lorsqu'il se mit à répondre à son téléphone, en utilisant le micro de ses écouteurs que je senti la rage se répandre dans tout mon corps. Son insolence à disposer de l'univers feutré des autres m'exaspérait au plus haut point. Ma colère était le mélange ultime de mon aversion pour ce qu'il était, pour ce que j'étais devenu et pour ce que la société présageait d'être si des personnes comme lui continuaient d'imposer leur manière d'être au monde. Un amalgame de gens bloqués dans leur individualisme, tous braqués sur leurs sensibilités égoïstes et incapables d'avoir de l'empathie les uns pour les autres. Paradoxe ultime de ma situation : je commençais à tous les haïr.

J'étais appuyé contre le strapontin, tout près de la porte, juste en face de lui. Il avait arrêter de téléphoner mais la musique, dont le volume était au maximum, semblait envahir tout autant l'ensemble du wagon. Mes jambes se mirent à trembler, elles me portèrent malgré moi jusque devant lui. C'était à peine deux pas à faire mais cela me parût extrêmement long. J'étais déterminé pourtant. Je savais maintenant que tout, depuis mon réveil ce matin, m'avait conduit jusqu'à ce moment. J'allais le faire. J'allais lui hurler dessus comme je n'avais jamais hurlé sur personne. Je crierais ma haine à quelques centimètres de son visage.

Autour de moi, la vie s'était arrêtée, les autres passagers me regardaient ahuris, sans véritablement comprendre ce qu'ils étaient en train de vivre. Le temps que ces nouvelles données, perturbant leur train-train habituel, remontent jusqu'à leurs cerveaux, ils me détestaient déjà. J'avais beau exprimé tout ce qui s'était traduit dans le regard dédaigneux de cette femme qui avait eu peur, l'espace de quelques secondes, pour son sac à main en voyant ce gamin à la dégaine louche monter juste à côté d'elle dans la rame, il n'en restait pas moins que j'étais celui qui venait la perturber. J'étais au-delà de ce soufflement exaspéré que chacun est en droit de faire lorsqu'un autre passager s'empare de l'espace commun. Je n'avais pas compris une chose, croyant parler pour tout le monde, j'avais attiré le danger sur eux. Je les avais sortis de leur pensées solitaires. Je les tirais du prolongement de leur nuit. Et pour tout ça, ils me détestaient.

J'étais au-delà de cet adolescent insupportable qu'ils pouvaient tout de même tolérer. J'étais celui qui était sur le point de déclencher chez ce jeune homme, la colère qu'ils avaient tant vue défiler dans leurs journaux télévisés de la veille, de l'avant-veille et de l'avant avant-veille encore. J'étais devenu la menace qui perturbait leur quotidien, l'agitateur de leur paix durement achetée chaque matin. J'étais égoïste dans ma démarche. Je les avais mis face à leurs contradictions et maintenant ils avaient également peur pour moi. Eux qui auraient tant voulu resté coincés dans leurs agacements personnels. Il leur faudrait réagir et ça, ils ne le voulaient pas. Ils ne l'acceptaient pas.

Heureusement, tout se passa très vite et personne n’eut à intervenir. A peine avais-je commencé à crier sur le jeune homme qu'il enleva son casque de ses oreilles. Il me regarda farouchement dans les yeux et, tandis que je continuais à lui hurler ma rage accumulée par des années de retenue, sans que je m'y attende, me mis un coup violent avec son front sur l'arrête de mon nez. J'entendis comme un bruit sourd qui vint boucher mes oreilles. L'espace d'une seconde, je crus que je venais de perdre l'ouïe. Je trouvais ça parfaitement ridicule. Comment pouvais-je ne plus entendre alors que c'était mon nez qu'il avait frappé. Puis le son revint à mes oreilles et je senti une bosse se former presque immédiatement, comme si j'étais devenu un personnage de cartoon. J'avais reculé de quelques pas sous le choc. Tout cela me paraissait irréaliste, impossible, presque sorti de nulle part. Une chose m'étonnait encore plus : ma colère avait disparue. La haine brûlait désormais dans les yeux de mon adversaire. Je le contemplai quelques secondes avant de vite baisser le regard. Je vis alors une goutte de mon sang tomber sur ses belles baskets blanches toutes neuves. Je ne pus m’empêcher de sourire devant l'ironie de la situation.

Forest Gump avait raison et les chaussures du jeune homme en face de moi disaient désormais que je devais partir. Le métro s'arrêta dans la station, les portes s'ouvrirent et je m'engouffra à toute vitesse dans le tunnel de sortie. Par chance, j'étais descendu exactement à l'arrêt le plus proche de mon travail. En un éclair de seconde, je sus ce que j'allais faire. Moi qui était d'habitude si lent à prendre des décision, cette fois la marche à suivre semblait se dérouler instantanément sous mes yeux. Je n'hésitais plus, je n'hésiterais plus. Je grimpai à toute vitesse les escaliers de la station et déboulais sur le boulevard Montparnasse. J'allais traverser la route. J'irais directement à mon travail, personne ne serait encore là, sauf Monique, bien sûr, la secrétaire. Je grimperais au premier étage en montant les marches quatre à quatre, réunirais quelques affaires que j'avais laissées depuis trop longtemps traîner sur mon bureau et, en redescendant je lancerais à la cantonade que je démissionnais. Je m'arrangerais ultérieurement avec la direction.

Il me fallait partir, fuir rapidement. J'étouffais ici, depuis de nombreuses années, et je ne m'en étais jamais rendu compte. Mais j'étais libre maintenant, je le savais, je le sentais. J'avais le droit, même le devoir, de tout faire pour trouver ce qu'était ma vraie vie. J'irais sûrement voir Vanessa pour lui dire que je l'aimais vraiment mais que je ne pouvais plus attendre, que je devais m'en aller. Elle le comprendrait, j'en étais certain, et même si elle ne le comprenait pas, cela ne pourrait rien y changer. J'étais un avion au décollage, un paquebot qui venait de quitter le port, il m'était impossible de faire demi-tour ou de tout arrêter maintenant. J'étais un éclair de lucidité dans une vie faite d'enchaînement logique. Jusqu'alors ma vie n'avait aucun sens. Vide de passion et de sentiment, j'avais suivi la ligne qu'on avait tracé pour moi. Je me devais maintenant de suivre ma route. De couper celle des autres.

Forest Gump avait raison, on en apprend beaucoup sur une personne en regardant simplement ses chaussures. Celles de l'homme en face de moi ont des tâches de sang sur le bout de la semelle. Mon sang ! Ma tête saigne, j'ai le nez brisé et plusieurs autres parties de mon visage aussi probablement. Je vois les roues des voitures tourner au ralenti en essayant de me contourner. Il n'y a plus de bruit au milieu du carrefour. Je sais pourtant que les pompiers et les ambulanciers me parlent, que des badauds murmurent, et que la jeune femme qui m'a renversé pleure. Je ne peux pas répondre. De toute façon, si je pouvais, je ne le ferais pas. L'asphalte est tiède ce matin. Je me demande s'il est comme ça tous les matins. C'est con, on ne prend jamais le temps d'observer la ville au ras de la route. C'est pourtant ce qui la compose en majeure partie. Je me sens bien, là, allongé sur le sol, le corps écrasé contre la voie. J'ai fait un joli rêve en quelques secondes. J'imaginais ma propre rébellion, je me voyais libre. Maintenant, j'ai envie de partir. Plus rien ne peut m'arrêter. Je ferme les yeux.

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