Court-circuit

nouontiine

À travers le parcours de Mandela Tsimbamba, un jeune Français à la découverte de ses racines qui décide de quitter la Martinique pour tenter sa chance en métropole, focus sur les questionnements d’un jeune Noir dans notre société. Mandela rêve de fouler un jour le continent africain, pour comprendre d’où il vient et s’inscrire dans une lignée. C’est ainsi qu’il atterrira en premier lieu à Marseille, où il fera la connaissance de plusieurs personnages qui, au-delà de leurs différences, sont engagés dans une même quête de reconnaissance. On retrouvera ainsi Ebène, une jeune nappy énergique et un brin exaltée, qui souhaite prouver qu’une femme peut (aussi) tenter sa chance et devenir entrepreneur. Shaquim, un mec de la rue qui milite pour le droit des Noirs à s’émanciper eux-mêmes, à sortir de l’assistanat et à relever la tête, et qui organise, dans cette perspective, des réunions pour mobiliser ses compatriotes et leur permettre de renouer avec la richesse de leur histoire. Swan, un jeune homosexuel, qui cherche par tous les moyens possibles à se faire accepter dans un milieu hostile et peu ouvert, même s’il doit pour cela dissimuler en permanence. Tout ce petit monde évolue entre un quartier surchauffé du centre-ville et les quartiers nord de la cité phocéenne, au sein d’un établissement classé ZEP, en voie de ghettoïsation, où l’on « enferme » les plus démunis.

On y manque d’air, on y manque de culture et surtout d’ouverture. C’est dans ce milieu oppressant que l’on retrouvera Swan, sauvagement assassiné et sans mobile valable si ce n’est qu’on le soupçonnait d’être gai.

Reste à savoir de quel côté vient la fronde. De ceux qu’on qualifie d’activistes noirs parce qu’ils se mettent à revendiquer leurs droits ?

De gosses en perte de repères à force d’être livrés à eux-mêmes et promis à un sombre avenir ? D’extrémistes religieux ne pouvant tolérer l’homosexualité qu’ils jugent contre-nature ? Ou tout simplement de notre protagoniste, Mandela, qui, à trop fréquenter et apprécier Swan, ne sait plus comment se positionner et craint qu’on ne l’assimile à son tour à la communauté gay, dans une sphère où seuls les hommes virils, voire machos sont jugés dignes d’estime. Une plongée dans un quotidien banal où l’intolérance et la discrimination revêtent des formes à la fois diverses, inattendues et sournoises. Chacun de ces personnages légitime son combat par les souffrances qu’il endure et le mal-être dans lequel il se sent pris au piège, même s’il doit, pour prendre un peu d’oxygène, piétiner la vie d’un homme et devenir à son tour un oppresseur.

 

Court-circuit

 

Mandela Tsimbamba venait d’intégrer l’équipe éducative du collège Georges Sand, un établissement des quartiers nord de Marseille classé en Zone d’errance patibulaire (ZEP) et jugé très sensible à son environnement.

Embauché en tant qu’assistant d’éducation, sa mission consistait essentiellement à veiller sur les jeunes placés sous sa responsabilité, à canaliser leur énergie jugée dévastatrice et surtout, à s’assurer que la situation ne dégénère pas. Mandela était appliqué à la tâche. Appliqué mais pas dupe.

C’était un jeune homme conscient qui cherchait à donner du sens.

Il n’aurait ainsi pour rien au monde accepté de se laisser porter par le désenchantement ambiant, une atmosphère peu débonnaire largement véhiculée par ses pairs. Lui-même avait grandi en Martinique, parmi les sauvageons comme il le déclarait dans un grand éclat de rire, et il en avait vu d’autres. Il arrivait chaque jour dans sa vieille berline vert bouteille, dont il avait parsemé la carrosserie de stickers aux couleurs vives prônant des « More love, more Inity », parce qu’il n’avait pas les moyens de la repeindre entièrement et qu’il aimait surtout se jouer de la patience des flics.

C’était un grand gaillard, au physique massif et à la peau d’un noir si dense qu’elle semblait parfois virer au bleu. Il portait de courtes locks qu’il regardait patiemment pousser depuis qu’il avait embrassé la philosophie rastafari et jurer fidélité à Jah. Il feignait le flegme rieur des insulaires pour mieux dissimuler ses questionnements, lui qui cherchait fébrilement le moyen de décamper au plus vite.

Quelques semaines déjà qu’il avait intégré cette décentralisation à huis clos de l’Education nationale et tous les matins, c’était le même cirque. Il était accueilli par M. Baldu qui, le regard raide et la bouche querelleuse, se postait dans le hall, pointant les entrées de chacun des membres de la vie scolaire, desquels on n’exigeait rien de moins qu’une attitude irréprochable : ponctualité, dynamisme et discipline. « Nous sommes des exemples », aimait-il à ressasser, la posture suffisante et la voix sèche, suivi de maximes du genre : « Charité bien ordonnée commence par soi-même ». Le ton de la journée était donné.

À 7h45 précises, heure de l’ouverture du grand portail, chacun était à son poste, prêt à accueillir les fauves. Et c’était parti pour une pleine journée de cris, de rappels à l’ordre, de bousculades parfois entrecoupées de rire, de courses poursuite à travers le dédalle des couloirs, quand il ne s’agissait pas de désamorcer de brûlantes colères, d’ardentes rancoeurs ou de se jeter dans la mêlée pour mettre fin à une bagarre rangée.

Et c’était généralement lui, Mandela, qu’on envoyait aux charbons. À cause de son gabarit. Ou de sa couleur. Rarement pour son expérience ou sa capacité à dénouer les situations conflictuelles. Il avait évidemment besoin de gagner son pain, aussi s’exécutait-il sans mot dire ; seuls ses yeux trahissaient parfois son agacement. Les journées étaient longues et éprouvantes, l’ambiance stressante.  

Le jeune homme était seul en métropole et ne pouvait compter que sur sa capacité à rebondir.

Il avait quitté sa mère à l’âge de 21 ans pour gagner le continent, misant sur de meilleurs lendemains, et n’y était pas retourné depuis, faute d’argent. Il lui envoyait cependant un petit mandat de temps à autre, car sa mère vieillissante percevait une maigre pension de retraite et avait encore trois neveux et nièces à élever, depuis que sa sœur cadette avait émigré au Etats-Unis pour tenter de s’y inventer une nouvelle vie. Lui n’avait jamais connu son père, celui-ci s’étant enfui peu après sa naissance selon les dires de sa génitrice, n’ayant que faire d’une famille dont il n’avait pas choisi de s’occuper et qu’il jugeait certainement encombrante et onéreuse. Cette seule pensée lui mettait la rage. Il avait observé trop d’hommes autour de lui se conduire comme des lâches, tous pressés de cracher leur semence, sans se soucier des conséquences. Aussi avait-il grandi comme il le pouvait, apprenant tout seul à jouer à des jeux de garçons, à se battre et à se faire respecter, tâchant comme il pouvait de protéger et seconder sa mère.

Et puis, la veille de son 21e anniversaire, il avait annoncé à sa mère qu’il était enfin devenu  un homme et qu’il était temps pour lui de partir conquérir le monde, lasse de végéter sur l’île avec cette impression tenace de passer à côté de sa vie.

Il était donc monté à Paris comme certains montent au front, et y avait retrouvé un cousin du nom de Miguel, installé depuis quelque temps dans la capitale. Ce dernier avait accepté de l’héberger en dépit de l’exiguïté du studio qu’il louait en banlieue.

Miguel, à son grand embarras, lui avait confié être devenu homme de ménage, peu après l’obtention d’un diplôme en managment. Il lui expliqua avoir frappé à de nombreuses portes, envoyé un grand nombre de CV et lettres de motivation, allant jusqu’à harceler les boîtes d’intérim, pour finir par s’adresser au Pôle emploi où sa conseillère, lasse de ses récriminations, lui avait vivement recommandé d’accepter un poste en deçà de ses qualifications, histoire de voir venir. Cette situation de dépannage menaçait cependant de devenir pérenne, aussi le jeune homme s’était-il enfermé dans une sourde colère, seul rempart contre ce qu’il qualifiait d’outrage à sa persévérance.

Il s’éveillait tous les matins à l’aube, enfilait sa combinaison de travail à la hâte et descendait dans la nuit, au bas de son immeuble, où l’un des responsables de la société de nettoyage venait le ramasser pour le conduire lui et d’autres agents sur leurs lieux de travail respectifs. Dans la camionnette, il prenait place aux côtés d’hommes comme lui, et de femmes de tout âge, une situation qu’il jugeait dégradante et qui le faisait aboyer parfois, comme un animal blessé.

Mandela observait cette routine laborieuse la bouche coite. Il devait impérativement trouver un job, une quelconque source de revenus car il lui faudrait s’en retourner le cas échéant. La solidarité se mourrait dans le Nord et Miguel lui avait implicitement fait comprendre qu’il ne pourrait l’héberger indéfiniment et encore moins le nourrir ; c’était un homme fort, solide, il devait louer ses bras à n’importe quel prix et peu importe si sa fierté en prenait un coup. « On est tous passé par là mon frère… du rêve à la réalité », lui avait-il assené un matin, à 4h30, avant d’enfiler rageusement sa combinaison d’un gris souris insultant.

Mandela savait à quoi s’en tenir.

Il avait encore végété quelques jours avant de comprendre qu’il n’y avait décidément rien à prendre pour lui dans le froid de la capitale, une ville dont il avait rêvé des années durant, tandis qu’il crevait sous le soleil des Caraïbes. Il avait alors repris son vieux sac de sport, donné un bon coup de propre dans le 13 m2 de Miguel, histoire de lui montrer que lui aussi savait passer le balai et la serpillière et qu’il n’y voyait là rien de dégradant, et griffonné un mot d’adieu. Un simple Merci. Mon frère. Puis, il avait claqué la porte sans attendre le retour de son cousin, leur épargnant ainsi l’ennui d’une vaine explication.

Il s’était alors retrouvé sur le parvis de la gare, où il avait opté pour un aller simple vers Marseille, une ville du Sud qui lui rappellerait peut-être l’effervescence brouillonne de son île natale. Trois heures plus tard, il débarquait dans la cité phocéenne, qu’il jugea aussitôt opportun de rebaptiser la cour des miracles.

À sa descente du train, il huma l’air et se tint un instant sur les grandes marches de la gare Saint Charles, qui offraient une vue imprenable sur la ville placée sous la bénédiction éprouvée de la Bonne Mère, songeant que c’était à partir de là qu’il lui faudrait commencer.

Il prit alors une grande inspiration et s’engouffra dans le ventre de la ville. Il parvint rapidement au niveau de La Canebière et décida de longer la célèbre artère qui menait au cœur de la cité. Il s’enfonça dans l’une de ses rues adjacentes, sombres et tortueuses et déboucha rapidement sur la rue Sénac de Meilhan, où un gars dans le train lui avait assuré qu’il trouverait rapidement à se loger dans l’un des hôtels meublés qui jalonnaient les lieux. Effectivement.

La rue était dédiée au tapin et des putes en tout genre en investissaient à tour de rôle les recoins. Il aperçut des jeunes femmes encore à peu près fraîches, battant la chaussée sur de hauts talons perchés, tandis que des matrones plus âgées tiraient une chaise à même le trottoir et attendaient, patientes, toutes jambes écartées et mauvaises dents dehors. Certaines d’entre elles le hélèrent au passage, lui faisant des propositions aux rabais tandis qu’il ralentissait le pas, flatté d’être l’objet de tant d’attention.

Il prit ses quartiers dans l’un des établissements miteux qui proposaient des chambres à l’heure, à la journée ou au mois. La propreté laissait certes à désirer, mais le patron, opportuniste, insista pour qu’il s’installe dans l’une des nombreuses chambres inoccupées, certifiant qu’ils trouveraient toujours le moyen de s’arranger.

Il ne tarda pas à faire la connaissance d’Ebène, une des figures du quartier qui s’affublait de ce pseudo au gré de ses rencontres, parce qu’elle ne voulait pas que son véritable nom traîne inutilement dans la rue. C’était une fille solide, pas très grande, mais bien charpentée. De loin, on la prenait régulièrement pour un homme, tant elle était musclée, féline et toujours prête à en découdre. Elle arborait fièrement une épaisse crinière, qui poussait drue et à la verticale depuis qu’elle avait big shopé pour devenir une nappy [1]. Elle refusait catégoriquement, lui avait-elle expliqué, d’utiliser tout produit pétrochimique susceptible de dénaturer sa belle chevelure crépue, parce qu’elle s’était affranchie de toute servitude mentale, et certifiait à qui voulait bien l’entendre qu’elle était black, beautiful and proud !

Say it loud !, renchérissait-elle en parcourant chaque jour la ville à pied, vaillante et persévérante, depuis qu’elle avait réussi à se faire embaucher dans une petite association dédiée à la réinsertion des populations errantes du quartier.

Elle s’était présentée avec assurance à son entretien d’embauche, parée de ses cheveux sauvages qu’elle avait soigneusement twisté et orné d’un beau foulard assorti à sa tenue et à son rouge à lèvres. « J’ai joué le jeu et ils ont aimé ! », affirmait-elle la voix crâne, arborant fièrement un tee-shirt estampillé « Black Power : vous êtes soit une part de la solution, soit une part du problème », parce qu’elle voulait provoquer une insurrection des consciences, relancer le mouvement de la Black pride et projetait dans ce sens, de créer sa propre marque de vêtements ethniques.

Elle se targuait en effet d’avoir développé un don pour la couture et réalisait sur l’antique machine à coudre qu’elle avait déniché dans un vide grenier, de savantes créations mêlant tissus africains et coupes urbaines. Elle avait commencé par confectionner des chapeaux rastas, des bustiers sexy qu’elle arborait avec panache et ambitionnait de créer des pièces bien plus sophistiquées. Elle avait de l’ambition Ébène, et emportait toujours un carnet de croquis dans son sac, parce qu’elle ne voulait s’inspirer que des énergies de la rue pour dessiner ses modèles.

Elle avait pris ses habitudes au Hard Times, parce que le patron, un rasta aussi bouillant et impétueux qu’elle, militait pour ce qu’il appelait la Cause noire et organisait régulièrement des conférences dont la date ne circulait que par le bouche-à-oreille, parce qu’il était persuadé que son établissement était surveillé. Ébène était, à dire vrai, immédiatement tombée sous le charme de cet homme à l’aura animale, au regard direct et enveloppant. Elle l’écoutait avec une fausse ingénuité lui conter comment il avait développé un concept innovant (le seul de la ville, martelait-il avec fierté) de coffee shop à la marseillaise. Les Noirs devaient commencer par devenir eux-mêmes des entrepreneurs et cesser de se ravitailler chez les autres. « La Communauté doit s’organiser et s’entraider, seul moyen de relever la tête ! », exhortait-il. Lui-même prétendait travailler pour les pauvres depuis qu’il vendait également des cigarettes et des feuilles à l’unité : « Je réveille le pouvoir d’achat ! », triomphait Shaquim, sans préciser que cette vente au détail lui assurait de solides bénéfices et qu’il exploitait d’une certaine manière l’affligeante pauvreté du quartier, persuadé que s’il ne le faisait pas, un autre s’en empresserait !

C’est donc au Hard Times que Mandela fit la connaissance d’Ebène. Ce jour-là, la jeune femme était attablée au fond de la salle, esquissant furieusement plusieurs croquis sur un grand carnet rouge et invectivant la serveuse parce que son café était froid et qu’elle trouvait lamentable qu’on la traite avec autant de désinvolture, elle qui était l’une des principales habituées de l’endroit !

Il n’aurait pu la manquer. D’ailleurs, elle le héla avec force dès qu’elle l’aperçut, l’obligeant à s’asseoir et à lui conter les raisons de sa venue dans un quartier, où l’on s’aventurait rarement par hasard. Mandela lui expliqua la situation délicate dans laquelle il se trouvait : il avait voulu tenter sa chance en métropole, mais n’avait encore rien trouvé qui vaille la peine de rester et se retrouvait au pied du mur, sans logement fixe, sans connaissances et bientôt sans argent. Il lui fallait impérativement trouver un boulot, même ingrat, parce qu’il ne pouvait concevoir de retourner chez sa mère la queue entre les jambes, quelques semaines à peine après son départ fracassant. Ébène l’écouta attentivement et lui dit que c’était décidément son jour de chance. Elle allait le conduire à l’association où elle travaillait ; on lui trouverait forcément quelque chose, une besogne ingrate, sûrement et non par charité, car on n’avait pas le temps pour ce genre de balivernes, mais plutôt pour éviter qu’il ne vienne à son tour grossir le nombre des épaves du quartier. Enthousiasmée par cette idée et ne tenant plus en place, elle ramassa brusquement ses croquis et l’entraîna à sa suite pour une visite impromptue de la ville, sous un angle nouveau et insolite.

Mandela ne se sentait pas trop dépaysé depuis les quelques jours où il évoluait à Marseille. La population y était colorée, cosmopolite et pauvre. Il se sentait à l’aise dans cette ville où fleurissaient des mosquées à l’heure de la prière, où de vieilles femmes sénégalaises vendaient du beurre de karité, des noix de cola et autres produits de première nécessité à même le sol, tandis que des Chinois proposaient jouets, lunettes et autres fantaisies à des prix défiants toute concurrence, commerçant allègrement devant l’Alcazar, la bibliothèque à vocation régionale de la ville. Bien davantage, il ne se sentait pas plus dévisagé pour sa sombre couleur de peau que pour son physique massif et imposant, et cette sensation lui donnait confiance.

Il était devenu un disciple de Jah Rastafari quelques années auparavant et projetait de fouler le continent africain, dès qu’il aurait amassé suffisamment d’argent pour entreprendre ce voyage à la découverte de ses racines. Il avait entamé des recherches généalogiques pour découvrir son véritable patronyme et comprendre comment ses ancêtres avaient échoué en Martinique. Il refusait d’être un sans-racines, un quolibet dont on affublait dédaigneusement ses compatriotes, lui qui souffrait déjà suffisamment d’être aussi noir que le charbon, dans une péninsule où seuls les personnes à la peau claire pouvaient prétendre à une existence améliorée.

C’est grâce aux recommandations d’Ebène, qu’il fut donc introduit dans la zone de turbulences de Georges Sand, au terme d’un entretien davantage orienté sur ses capacités à maîtriser un gosse en crise que sur ses aptitudes pédagogiques ou ses connaissances scolaires. Lui s’en foutait au demeurant, ne voyant dans ce job qu’un bon tremplin vers la Terre Mère, mais, à sa surprise, l’ensemble du personnel enseignant s’était réjoui de son embauche. On avait loué son physique jugé avantageux, on s’était enthousiasmé devant son parler franc et, dans l’euphorie, un apéritif jus de fruits s’était même improvisé en salle des profs, chacun tenant à féliciter le principal pour son flair et sa présence d’esprit ! On avait vraiment besoin de gars comme Mandela pour faire progresser les enfants !

Les premiers jours, il s’était toutefois senti rebuté par les tâches qui lui incombaient. Il lui fallait inspecter les toilettes aux heures de récréation, un lieu stratégique où les gamins s’adonnaient à toutes sortes de vices : racket, tripotage, deals ou séances d’intimidation. Il devait également rôder dans les couloirs, régulièrement et les mains dans les poches lui avait-on vivement recommandé, car nul n’était à l’abri d’une gamine précoce qui, par vengeance ou simple divertissement, pouvait l’accuser des pires inclinations. Le pis restait néanmoins les heures de permanence où il lui fallait maintenir le calme dans une salle emplie de gamins déchaînés, prêts à tout pour voir à quel moment l’adulte allait craquer. Il avançait à pas circonspects dans cette sphère délétère où l’on manquait assurément d’air et prenait sur lui pour supporter les sarcasmes et éviter les provocations, gardant à l’esprit ses rêves d’élévation.

Il sympathisa néanmoins rapidement avec l’ensemble des surveillants qui, comme lui, tentaient de saisir le sens caché de leur mission. Il y avait Kamal, un grand Marocain taciturne qui refusait délibérément de s’intégrer depuis des mois qu’il travaillait là, parce qu’il assurait ne pas comprendre le sens de ce terme : « M’intégrer à quoi ?, maugréait-il. À leur shitstem ? », se contentant de faire ses rondes à heures fixes, l’œil aux aguets et le pas las.

Nouria était quant à elle une belle jeune fille au regard azuré et à la bouche rieuse. Elle travaillait au collège pour financer ses études d’infirmière, préparant le concours d’entrée en cachette car son père, un des plus grands imams de la ville, s’opposait à toute tentative d’éloignement de sa fille, fut-ce pour étudier. En effet, lui opposait-il invariablement, que dirait la Communauté d’un père, un imam de surcroît, assez inconséquent pour laisser partir son aînée seule, au loin, sans mari et pas même un chaperon ? Songeait-elle réellement à jeter l’opprobre sur toute une famille digne ?

Houria, cependant encouragée par les professeurs de Sand qui ne comprenaient pas qu’une jeune Française d’origine maghrébine ne puisse librement disposer de son corps et de son esprit, poursuivait son rêve, prudemment et à l’abri des regards, priant pour que son père revienne sur sa position lorsqu’elle aurait réussi son concours. Jamal, un Comorien emplit de bonne humeur, était finalement le seul à laisser exploser sa joie de vivre, jurant qu’il aurait lui aussi un jour sa place dans un des meilleurs groupes de rap marseillais ! Il cultivait ce rêve, se nourrissait de culture hip-hop et commandait toutes ses sapes sur des sites marchands américains, prêt à payer le prix fort pour tenter d’exister à travers ses multiples déguisements. Une chimère méprisée par Bertrand, un mastodonte que l’on surnommait en cachette « le pitbull », parce qu’il n’ouvrait la bouche que pour mordre ou hurler dans les couloirs. Des années qu’il s’accrochait à ce poste de surveillant, jusqu’à ce que M. Baldu, excédé, lui suggère un jour de passer le concours de gardien de prison, parce qu’il y avait de l’avenir dans ce secteur. Mais, en attendant, même les plus cramés se tenaient respectueusement à distance lorsqu’il rôdait alentour.

Et puis, il y avait Swan, un étudiant fraîchement embauché pour assurer des cours de soutien en mathématiques, un garçon à l’allure frêle, au regard attentif et au sourire mesuré. Il avait quitté Paris pour échapper à l’emprise de sa famille qu’il jugeait préjudiciable, et préparait le Capes de mathématiques pour devenir enseignant. C’était visiblement l’un des rares à se sentir concerné par le devenir de ces gosses et à prendre à cœur son rôle d’éducateur. Lui que l’on traitait sournoisement de « petit blond » depuis son arrivée fit néanmoins sensation lorsqu’il révéla, au détour d’une conversation, s’être récemment converti à l’islam. À cette annonce, Kamal, le récalcitrant, qui ne manquait jamais de déplier son tapis à l’heure de la prière en dépit des regards vindicatifs de M. Baldu, quitta un instant son indifférence affichée pour lui taper dans le dos en guise d’assentiment, promettant même de le défendre dorénavant, lorsque les élèves le chahuteraient.

Swan appréciait beaucoup Mandela et se mit à rechercher sa compagnie. Il l’invita spontanément à manger chez lui, un soir, parce qu’il se sentait seul dans cette grande cité inconnue et qu’il avait eu vent de la situation de son collègue. Il lui proposa même de l’héberger quelque temps, mais Mandela déclina l’offre poliment, avançant qu’il ne tenait point à être un poids et qu’il était plus à son aise au sein de la communauté Bobo[2] du centre-ville. Il mangeait exclusivement I-tal, pratiquait la méditation à des heures précises et commençait à s’investir au Hard Times où on l’avait chargé d’animer la prochaine conférence. Une reconnaissance.

Les deux jeunes hommes passaient néanmoins beaucoup de temps ensemble, aimaient à philosopher et opposer leur vision du monde. Ils prirent ainsi l’habitude d’échanger, de se confier et c’est au cours d’une de ces soirées où ils tiraient à tour de rôle sur la même cigarette bio, que Swan lui avoua, prit d’un besoin d’épanchement, qu’il était homosexuel.

Mandela, qui n’avait jamais été parfaitement au clair avec cette question, prétexta une soudaine fatigue pour s’esquiver, assurant que la journée avait été rude, qu’il lui fallait se poser. Et réfléchir.

[1] Nappy : contraction de natural et happy. Attitude consistant, pour les femmes africaines, à assumer leur nature de cheveux et à se défaire des codes de beauté occidentaux. Big shop : couper ses cheveux courts pour éliminer toute trace d’altération chimique et repartir du bon cheveu !

[2] Bobo Ashanti : mouvement fondé en 1958, en Jamaïque, par prince Emmanuel. Héritier de la pensée de Marcus Garvey, qui prônait le rapatriement de la diaspora noire vers l’Afrique, seul moyen d’accéder à la liberté et à la dignité. Les Bobos, qui se reconnaissent à travers le port d’un grand turban sur la tête, véhiculent un reggae conscient et pratiquent les cérémonies religieuses Nyabinghi, dont le but est d’envoyer un message à travers le monde visant à la libération de tous les Noirs.

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