Crachats

fmr

   19 avril 2009.

   Ce matin, sur le quai du métro "Barbès", se tenait un bel homme. Bérêt sur la tête, cheveux en bataille, allure décontractée - presque négligée, lunettes rondes et sac en toile posé à ses pieds.

   Nous entrons tous les deux dans le même wagon, et je me retrouve près de lui. Tandis que je déplie un strapontin, lui s'assied à même le sol, à côté de son sac. Il en plie une des sangles, et tente de la maintenir ainsi à l'aide d'un gros élastique qu'il vient de dégainer d'on ne sais où.

   Le métro démarre, et pour garder l'équilibre il déplie une jambe. Sa cheville est maigre, et sale. Le regardant avec plus d'attention, je réalise qu'il a un gros pansement ensanglanté sur l'oeil droit, que son visage est crasseux, et qu'il ne s'est pas rasé depuis trois ou quatre jours. Il a entouré certains de ses doigts de petits morceaux de scotch colorés. On ne saurait dire s'il sont là pour décorer ou pour cacher des coupures.

   Tandis qu'il lutte toujours avec sa sangle, il crache sur son sac, comme si de rien n'était. Un petit crachat sec et rapide. Deux secondes plus tard, il recommence, cette fois-ci sur le sol. Regard outrés des voyageurs... Il continuera à cracher ainsi jusqu'à la station suivante, "Anvers".

   Arrivé à quai, alors que les portes vont s'ouvrir il se traine sur le côté et déplace son sac, pour laisser le champs libre à ceux qui voudraient sortir. Il crache encore, puis tend mécaniquement sa main devant lui, une pièce de vingt centimes au centre, sans un mot.

   On aurait dit qu'il proposait cet argent, ou bien qu'il se livrait à une sombre enquète sociologique sur la générosité dans la Ligne 2 du métro. En tout cas, il n'avait pas l'air de faire la manche. Il regardait toujours son sac, et y rangeait son élastique.

   Toujours sans un mot, il empoigne son sac, se relève et sort du wagon prestement, à la suite du dernier voyageur.

   Les portes se referment, et les commentaires fusent. Habituellement rempli de l'unique crissement des roues sur les rails, le métro àbonde à présent de "où va le monde?", "ça tourne pas rond", "un fou", "ralalaa!". Ces gens qui en temps normal auraient usé de toute leur maigre science pour n'avoir à croiser le regard de personne se sourient d'un air entendu, heureux d'avoir trouvé un être plus pitoyable qu'eux pour pouvoir se congratuler mutuellement de ne pas en être.

   Station suivante, "Pigalle", je sors de ce métro, et me dirige vers les quais de la ligne 12, où j'attends qu'un train arrive. Cinq minutes d'attente, à en croire le panneau lumineux. Je sors alors un bouquin, acheté la veille. Dans la dèche à Paris et à Londres, de George Orwell. L'auteur y raconte la vie misérable qu'il a mené pendant l'entre-deux-guerres.

   Je reprends ma lecture au chapitre sept, et dès le second paragraphe :

La faim réduit un être à un état où il n'a plus de cerveau, plus de collonne vertébrale. L'impression de sortir d'une grippe carabinée, de s'être mué en méduse flasque, avec de l'eau tiède qui circule dans les veines à la place du sang. L'inertie, l'inertie absolue, voila le principal souvenir que je garde de la faim. Ça et le fait de cracher très souvent, des petits crachats à la bizarre consistance floconneuse, évocant l'éculme de cicadelle. J'ignore la raison de ce phénomène, mais tous ceux qui sont restés plusieurs jours sans manger l'ont observé.

   Si seulement...

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