CYNODROME

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CYNODROME

Un cornet de pop-corn tombe, à quelques sièges de moi. Son heureuse propriétaire tente de rattraper le désastre. Les grains craquent sur le sol. Ses bras se débattent et sa veste bruisse sous le fauteuil en velours.

Au même instant, sur l’écran, l’héroïne – jeune secrétaire au quotidien paisible - traverse le Pont des Arts d’un pas tranquille. Elle s’arrête au centre de la longue passerelle métallique, me laisse le temps de la rejoindre. Je m’approche, observe ses cheveux blonds relevés sur sa nuque.

Le pop-corn crépite et de nouveaux froissements de veste me glacent les nerfs. Mon regard se fige sur la tête légère qui passe dans mon champ de vision.

La jeune secrétaire regarde vers le bas. Travelling sur la Seine, qui charrie son eau saumâtre. Elle resserre son imperméable beige autour de sa taille, pose ses mains sur la balustrade. Sur le pont voisin, des passants se pressent sous la pluie. Il y a quelques enfants, cartables sur le dos, qui se pourchassent en bande. La caméra se pose finalement sur la silhouette d’une femme en veste sombre et cheveux courts. Un homme s’approche d’elle.

Elle fouille dans son sac à présent. Sa large besace renverse une partie de son contenu, dans un long concert de soupirs. Elle se redresse enfin. J’aperçois des mèches sombres, quelques boucles.

Il y a des éclats de voix sur le Pont Neuf. Il attrape ses épaules, elle détourne la tête, son dos bascule en arrière. Le plongeon est rapide. Un éclat d’eau et la Seine reprend son cours. Un nouveau travelling nous ramène dans sa tourbe. Personne d’autre n’a rien vu.

Maintenant elle se lève, dérange sa rangée dans un nouveau chant de soupirs conjugués. Je grince des dents.

J’ai perdu le fil. La jeune femme aux cheveux blonds court devant moi. Je présume que l’homme du Pont Neuf a vu qu’elle a vu. Je rattrape l’imperméable beige en plein cœur du forum des Halles. Il fait chaud, humide. Elle descend les escalators quatre à quatre, s’enfonce de plus en plus bas. Le décor devient flou dans la vitesse, se saccade à chaque marche. Il est juste derrière nous. La caméra fige son visage à la bouche épaisse alors qu’au tout dernier moment, les portes de la rame de métro se referment devant lui. Il court sur le quai. Le tunnel nous engouffre.

Je sursaute. La porte des toilettes vient de claquer derrière les boucles brunes. Je fixe sans trop penser les deux bonshommes de l’enseigne lumineuse. Je guette malgré moi sa sortie. Je l’aperçois enfin, dans la lumière qui perce le long du  battant.

De retour dans le métro. Nous sommes déjà à la station Saint-Paul. L’héroïne se retourne vers moi juste avant de sortir de la rame, m’offre son visage soucieux. Elle cherche l’autre. Nous reprenons notre course. Rue Pavée, nous filons jusqu’à la rue Vieille du Temple. Rue de Bretagne. Marché des Enfants Rouges. La caméra s’arrête un instant sur l’enseigne peinte. Le jour se lève. Nous soufflons quelques minutes. Quelques stands ouvrent sous des néons qui grésillent.

Je tourne la tête à un froissement de robe. Elle cherche son chemin dans la pénombre, trébuche plusieurs fois. Dressée près de l’écran, ses yeux se plissent. Ses boucles sont presque blanches sous l’éclairage du projecteur de cinéma. Son visage ovale prend une carnation de poupée fluorescente. En Dolby Stéréo, le vacarme confus d’un café du marché parisien.

Elle s’est assise à une table, a déjà commandé un allongé. Le Marché des Enfants Rouges résonne des cris des marchands de fruits et légumes. La caméra revient sur l’héroïne. Elle s’adosse contre un mur à la pierre crayeuse. Je regarde son front se plisser, de plus en plus près.

La rangée entière gémit une fois de plus. Elle se rassoit. Ses cheveux retrouvent un instant leur couleur naturelle. Elle disparaît derrière le dossier.

Un claquement de chaise qu’on bouscule. Face à l’héroïne, la caméra descend lentement sur la table. Il n’y a plus qu’une main dans le champ. Une large paume d’homme enserre son poignet. Au bord du craquement. Un MR73, au canon orné d’un silencieux, se glisse entre nous.

Les lumières se rallument peu à peu, ceux des couloirs d’abord, les plafonniers finalement. La jeune femme se lève la première. J’emboîte son pas. Nous nous engouffrons dans les escaliers en velours rouge. La nuit est tombée, assez fraîche. Je suis sa silhouette jusqu’à la terrasse d’un bar. Son visage ovale se pose contre un mur. Je m’assois à la table d’à côté, à portée de main.

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