Daniel Klein

lamandine

I


        Le train roulait à vive allure lorsque Daniel s'éveilla. Encore deux heures pensa-t-il en regardant le cadran de sa montre mécanique. Voilà bientôt quinze ans qu'il n'avait pas fait ce chemin, celui de la maison, du « retour au bercail » comme il en plaisantait avec ses amis.
Il se frotta les yeux et s'étira tel un vieux chat. Pour quelqu'un d'aussi actif que Daniel, ce genre de trajet était une véritable torture malgré le confort de la première classe. Il se leva pour rejoindre le wagon restaurant, traversant deux voitures de seconde classe où une ribambelle de mômes piaillaient comme des oisillons affamés. Daniel n'appréciait guère les enfants, leur présence le mettant même légèrement mal à l'aise.
-Un café s'il vous plaît.
L'hôtesse tendit un petit verre en plastique contre la coquette somme de deux euros cinquante. Protestant intérieurement contre cet excès de zèle, Daniel prit place sur un tabouret, face fenêtre.
Le wagon restaurant, presque plein, se balançait au rythme des rails dans un léger brouhaha.
Daniel observa le paysage défilait sans cesse sous une pluie battante. Belle journée pour quitter la capitale pensa-t-il, en avalant une gorgée de sa boisson noir et amer. L'idée de retourner Là-bas ne l'enchantait pas le moins du monde.
De vieux souvenirs aux relents de vieux bois et de naphtaline envahirent son esprit.
Daniel sortit son calepin et son crayon sans conviction pour les poser sur le rebord en PVC. Il fût un temps ou les transports en commun étaient pour lui une source d'inspiration intarissable. Sans prendre la peine d'ouvrir son bloc note, il laissa son attention glisser entre les conversations, tentant de capter quelque chose d'intéressant ; un mot, une idée qui pourrait le lancer sur la piste de son prochain roman.
-Je peux m'asseoir? Demanda une jeune femme en désignant le tabouret vide à droite de Daniel.
Il acquiesça d'un léger signe de tête, absorbé par une conversation indiscrète entre deux jeunes hommes.
-Je ne vous ai pas déjà vu quelque part? Reprit la jeune femme une fois installée prés de lui.
-Je ne pense pas.
-Mais si bien sur, vous êtes Daniel Klein, l'auteur de ce livre…euh...le nom m'échappe… Best-seller de l'année ! vous devez être fier.
-Vous l'avez lu?
-Euh, non.
-Alors ne le lisez pas.
-Merci du conseil. Reprit-elle, amusée par la réponse de Daniel.
-Je m'appelle Colette, enchantée de vous rencontrer.
Daniel sera la main que Colette lui tendait.
Intéressé par les manières de son interlocutrice Daniel décida de reprendre la conversation.
-Alors quel genre de livre lisez-vous pour ne pas avoir lu le best-seller de l'année? Plaisanta-t-il.
-De tout, sauf des best-seller. Répondit Colette un brin provocatrice.
Légèrement piqué au vif, Daniel sonda la jeune femme avec intérêt. S'il se permettait de critiquer son œuvre, il avait du mal à accepter des remarques venant d'inconnus.
Colette était brune et portait ses longs cheveux en bataille autour d'un visage rond et légèrement enfantin, épicée par quelques rides naissantes au coin de ses yeux. Une paire de lunettes rondes à bord dorée faisaient loupe sur deux yeux en amande d'un vert sombre, lui donnant des airs d'intellectuelle effarouchée.
-Ça ne vous vexe pas j'espère. Lança-t-elle dans un large sourire un peu faux.
-Pas du tout! Rétorqua Daniel, observant le balancement lancinant des deux chouettes en argent qui pendaient aux lobes de ses oreilles.
Il était incapable de savoir pourquoi cette femme l'inspirait.
Vêtu d'un chemisier blanc et d'une jupe à motifs fleuris, Colette semblait venir d'ailleurs. Un monde ou les lunettes épaisses et rondes pouvaient rendre les jeunes femmes sexy ; où les rapaces nocturnes venaient se reposer aux lobes de leurs oreilles, à l'abri de larges boucles brunes.
-Et vous Colette, qu'est ce que vous faites dans la vie?
-Je pratique L'hypnose.
-L'hypnose? Vous voulez dire que vous endormez les gens pour qu'ils fassent des choses farfelues?
-Des choses farfelues?
-Oui le canard, leur faire croire qu'ils sont nus…
-Pas vraiment. Répondit Colette en riant. Ma pratique ce place un peu plus dans un sens thérapeutique.
-On peut aider les gens en leur faisant faire le canard? Lança Daniel sur un air de vengeance.
C'est de bonne guerre pensa-t-il en souriant.
-L'hypnose ne s'arrête pas à l'imitation de palmipèdes monsieur Klein. Répondit Colette. Je ne pense pas que vous soyez quelqu'un à qui on impose des idées; aussi voudriez-vous vous prêter à une petite expérience?
Colette avait vu juste, Daniel n'était pas homme à se forger une opinion sur celles des autres et acquiesça sans hésiter.
-Vous êtes bien monsieur Klein?
-Oui.
-Monsieur Klein, vous êtes bien assis sur un tabouret?
-euh, Oui.
-Et se tabouret se trouve dans un TGV en direction de la gare de Nice?
-Oui.
-Alors, fermez les yeux Monsieur Klein.
Daniel ferma doucement ses paupières.
-Vous n'êtes pas obligé des vous détendre Monsieur Klein pour entrer en transe, et simplement porter votre attention sur ce qui se passe dans votre environnement sonore. Et ces bruits, ces paroles peuvent faire écho avec ce qui se passe en vous.
Lorsqu'on entre en transe, c'est un peu comme si on pouvait ralentir le temps, comme si l'aiguille au cadran de votre montre mettait de plus en plus de temps à s'élever. On a tous une montre ou une horloge qui nous a paru fonctionner au ralenti. Cet objet qu'on a fixé pendant ce qui semblait être des heures alors que nous n'attendions pas plus que quelques minutes. L'horloge de la salle de classe, celle d'une gare, ou une autre; et vous pouvez remonter jusqu'à cet instant, ce moment ou comme aujourd'hui, le temps peu sembler ralenti. Et plonger plus profondément en transe, en gardant à l'esprit que vous n'irez pas plus profondément que ce qui vous est nécessaire pour vivre cette expérience à votre façon.
L'esprit de Daniel s'était légèrement brouillé. Même s'il restait conscient des bruits présents dans le wagon, il revoyait défiler différent lieux, différentes images. Sa tête s'était peu à peu penchée en avant, relâchant les muscles de sa nuque.
il avait l'étrange sensation d'être présent sans l'être réellement et l'expérience n'était pas désagréable.
-Parfois c'est l'occasion de se rappeler de quelque chose qu'on a oublié depuis longtemps. Lorsqu'un souvenir parait plus présent et qu'on peut plonger à l'intérieur ; qu'on peut revoir ses couleurs, entendre ses bruits, alors on sait qu'on se rapproche de ce que l'on recherche. Mais juste prendre le temps, ne pas le découvrir trop vite et profiter. Et lorsqu'on se sent tout près de la découverte, lorsque l'impatience devient agréable, on peut se rappeler une odeur particulière à ce souvenir, oubliée depuis longtemps.
La tête de Daniel se souleva en même temps qu'il prit une large inspiration. Il avait du mal à y croire. La craie. Cette odeur de craie qui flottait lorsqu'il attendait la fin des cours et que le professeur nettoyait le tableau noir avec la vieille brosse à tableau. Daniel pouvait distinctement voir l'enseignant frapper la brosse au ralentit dans un nuage de poussière blanche. L'odeur avait assailli ses narines tout à coup si distinctement qu'on l'aurait cru présente dans ce train Paris-Nice.
-Puis lorsque ce sera le moment, lorsque vous aurez pris deux ou trois inspirations, vous pourrez ré-ouvrir les yeux doucement et revenir sur votre tabouret, dans ce wagon restaurant où nous sirotons le jus de chaussette de la SNCF. termina Colette dans un léger rire.
Daniel se frotta les yeux avant de les ré-ouvrir complètement. Il passa sa langue pour humidifier ses lèvres sèches. Légèrement gêné, il se rendit compte que quelque chose s'était produit. Oui il était resté dans ce wagon, assis sur son tabouret. Il avait continué à entendre les passagers discuter, mais il avait voyagé le temps de quelques minutes.
-Comment vous sentez vous?
-Étrange et bien. Répondit Daniel un peu confus.
-Étrangement bien ou Bien mais étrange?
Daniel ne sut que répondre.
Colette se mit à rire gentiment en lui tendant un verre d'eau.
-Qu'allez vous faire dans le sud monsieur Klein?
Daniel but une gorgée d'eau ; se demandant ce qu'il allait bien pouvoir répondre à cette questions lorsqu'un effrayant grincement métallique déchira l'atmosphère.
Le wagon se coucha brusquement dans une gerbe d'étincelle, propulsant les passagers contre les larges vitres.
Là aussi le temps sembla se dilater pour Daniel qui tendit sa main vers Colette dans un sifflement assourdissant avant de percuter les parois du train.
Puis il n'y eu que du noir.

II

Daniel cligna plusieurs fois des yeux sans trouver la force de les ouvrir. Le sol était dur et froid.
Quelque chose martelait son crâne, comme si on touillait sa cervelle à coup de pic à glace.
S'aidant de ses mains, il se releva doucement pour s'asseoir à même le sol. Il lui fallut quelques minutes pour réussir à enfin décoller ses paupières.
Au même moment un cri strident vint pulser dans son cerveau endolori.
-C'est quoi cet endroit? Qu'est ce que vous me voulez? Répétait Colette recroquevillée dans un coin de la pièce, entrecoupé de cris de panique.
-Quoi? Demanda Daniel en tentant de se relever.
-Ne vous approchez pas! Vous m'avez drogué c'est ça?
Daniel essayait de retrouver ses esprits. Sa tête le faisait terriblement souffrir et il entreprit de se masser les tempes en observant la pièce.
La lumière d'une lampe de chevet éclairait faiblement l'alcôve dans des teintes bleutés. Un petit bureau recouvert de cahiers faisait face à un lit minutieusement bordé. Une grande bibliothèque en bois remplie de livres occupait fièrement le quatrième mur.
-Mais...C'est ma chambre... Chuchota Daniel en se mettant à genoux.
Les cris stridents de Colette reprirent de plus belle. La jeune femme attrapa ce qui semblait être un épais dictionnaire et le brandit en signe de défense.
Daniel s'approcha du lit pour en toucher les couvertures. Une odeur de lavande s'en dégageait assez fortement. Tout était exactement comme dans ses souvenirs. Le bureau au tiroir cassé, le tapis effiloché par des griffures de chats, les livres à foison dans cette immense bibliothèque.
Daniel ne pouvait se résoudre à y croire.
-Laissez mois sortir! Hurlait Colette en jetant des Larousses en guise de projectiles.
-Arrêtez Colette! Cria Daniel en évitant les torpilles en papiers. STOP! J'ai une migraine de chien, arrêtez de crier comme ça!
-Laissez moi sortir d'ici!
-Est-ce que vous voyez une porte ou une fenêtre pour sortir ?! Demanda Daniel.
Tout était exactement comme dans ses souvenirs excepté ce détail. Il n'y avait ni porte, ni fenêtre pour sortir ou entrer dans cette pièce.
Colette lâcha le dernier Larousse pour se laisser tomber à genoux. Elle semblait se calmer.
-Vous vivez dans une chambre sans porte ni fenêtre… ne vous moquez pas de moi monsieur Klein.
-Je ne vit plus ici depuis longtemps...
Colette se releva prudemment. S'approchant du bureau, elle feuilleta les cahiers ouverts. Exercices de géométries, dictées et carte de géographies se côtoyaient sur les petites pages à grands carreaux. Un cartable, nonchalamment déposé, trônait sur la chaise de bureau.
Elle passa ensuite en revue les livres de la bibliothèque ; physique, sciences, encyclopédies. De grands noms et de grandes disciplines se partageaient les étages de ce monument en bois.
-C'est votre chambre d'enfant? Demanda Colette en s'approchant prudemment de Daniel.
Celui-ci sortit de sous le lit un vieux coffre en bois contenant quelques voitures abîmées, une dizaine de bandes dessinées, un gros sac de billes et quelques figurines en plastiques.
-Mais enfin Daniel, tout ceci n'a aucun sens. Vous êtes en train de me dire que nous sommes dans votre chambre d'enfant… avec vos cahiers d'écoles, vos jouets? Comment sommes-nous arrivés ici?
-Je ne me souviens de rien. Répondit Daniel interdit.


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