Dans le blanc des yeux...

jedge31

Concours Transfuge "Meurtre mystérieux à Manhattan"
Un froid pénétrant. Cet hiver est l'un des plus rudes que j'aie jamais vécu de ma vie.  Je me suis levé très tôt, cette fois, me disant que ce "client" ne me pardonnerait pas un nouveau retard. L'échange doit avoir lieu ici même, dans ce parc typiquement américain. La Grande Pomme grouille d'immondes vers dans son trognon. J'en fais hélas partie ! Je le sais très bien.

Cet échange va me rendre enfin ma liberté, ma vie ! J'en ai tellement, tellement besoin ! J'ai tant de rêves à vivre, tant de choses à donner, à me faire pardonner... Ma petite femme Matty, que j'ai l'impression de perdre un peu plus chaque jour, à cause de mes conneries ; mon fils John Henri Edward Junior, que je ne cesse de décevoir sans le vouloir ; ma passion du cinéma à l'origine de ma venue dans ce quartier new-yorkais plein d'espoir avec son Manattan Short Film Festival et...

J'ignore à quoi ressemble mon contact. Ce n'est jamais le même. Toujours un de ces gros malabars auprès desquels tu ne ressens même pas le besoin de te faire tout petit...

Pourtant, curieusement, mes pensées du moment semblent s'être soudain enfuies. Enfuies, évadées. Evadées loin de moi. Loin de moi, pour voyager. Pour voyager vers elle, cette femme. Cette femme assise en face de moi, devant ces arbres aux feuillages très hivernaux. Seul ce chemin de cailloux gris me sépare du vert banc de la vieillarde qui me semble avoir dormi ici toute la nuit durant ; ou depuis la nuit des temps...

A-t-elle au moins fermé l'oeil de cette froide veillée ? Car ses yeux demeurent ouverts, désespérément. Et je ne sais ce qui me retient de me lever pour aller à sa rencontre et venir les lui fermer, ces yeux, et en même temps la réchauffer, moi qui pourtant d'attendre suis tellement gelé.

L'impression est très étrange. J'ai cette sensation dérangeante, terrible, bouleversante... que cette inconnue qui me regarde sans sourciller est là sans être là, qu'elle me regarde sans me regarder, qu'elle respire... sans respirer. D'où me viennent d'aussi funestes idées ?

Alors je veux me lever, pour vérifier. Sacrée curiosité ! Quelque chose me retient pourtant. Quoi ? En tout cas, pas une main. Tout au plus, un raide doigt. Ou est-ce la main d'une raison que j'ai faite mienne depuis pas si longtemps que ça ?

Bientôt, tout sera terminé, enfin ! Le plus vite sera le mieux, pour que je puisse respirer, moi qui malgré la froideur enveloppante me sens quelque part suffoquer. Alors je les retrouverai enfin, eux, mes bien-aimés ! Depuis peu, je me sens déjà m'élever...

Le temps semble s'être suspendu dans cet esprit positif, dans cette volonté de changer, de revivre, de renaître, de m'envoler, d'avancer d'un pas léger sans reculer, de les serrer très forts entre mes bras légers. La vie est bien trop courte pour se voir ainsi gâcher ! Je veux tellement tout arranger...

Mais elle, qui est-elle ?  Pourquoi me regarde-t-elle ? J'ai l'impression que le temps s'est pour de bon arrêter, et qu'il s'est arrêté autour d'elle, figeant à tout jamais son visage ridé dans la blême grimace de l'ultime instant où le présent devient constant et fuit la réalité.

Et alors que je m'y attends le moins, la voilà qui bouge, sortie de sa rêvasserie éveillée ! Elle s'époussète, rabat sa couverture en polaire usagée, sans jamais cesser de poser son regard sur moi, pour me fixer. Me fixer, moi ! Moi, pourquoi moi ? Pourquoi me fixer, moi ? Et pourquoi donc chez elle ce faciès de frayeur ? Suis-je donc aussi laid de l'extérieur que je le suis de l'intérieur ?

Et la mémé de s'approcher ! Elle traverse le chemin désolé pour se retrouver sur l'autre rive, à mes côtés. Elle me parle, mais je me refuse à l'écouter. Elle me touche, et je rejette son toucher. Je vois qu'elle prend un air affolé, qu'elle se met à me crier dessus comme pour me réprimander. Elle me touche encore, me parle encore, se met encore à hurler dans mes oreilles ouatées, alors qu'elle me secoue vivement tel un menu prunier.

Le prunier de Big Apple se laisse gagner d'un coup par le sommeil, et doucement glisser, décroché de l'horrible tuteur affuté qui le fixait à son support verdâtre, sous un ciel de tristes nuages gris ! Un support verdâtre repeint à la va-vite avec un pinceau jetable bon marché, et une peinture couleur Halloween...

Qui ? Quoi ? Quand ? Pourquoi ? Qui : je crois le savoir déjà, maintenant. Quoi : je m'en doute fort bien, à présent. Quand : cela ne doit pas faire si longtemps... Mais bon Dieu, bon sang, oui, pourquoi ! Pourquoi ? Pourquoi m'a-t-on aujourd'hui assassiné de sang-froid !
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