Dans le coeur des amants

clemence-leasther

« Parfois la mort choisit bien son moment. Quand j’ai reçu votre appel, j’ai ressenti  une décharge de plaisir impatient. Comme un joueur de loto à qui le buraliste annonce que son ticket est gagnant. Bien sûr, je ne suis pas un utopiste. Je n’ai jamais cru que le bonheur pouvait frapper à votre porte, comme ça, sans prévenir, sans effort. Mais, voyez-vous, je travaille énormément et depuis quelques semaines les affaires marchent mal. Je suis payé à la vente. Une voiture vendue, et hop une petite prime. Au début les primes pleuvaient, je suis un bon vendeur, mais maintenant les gens rechignent. Les pires ce sont les couples, il y en a toujours un pour raisonner l’autre. « Il faut faire attention », « Est ce que c’est vraiment nécessaire », « Nous pourrions attendre un peu »… attendre... pendant que Madame et Monsieur discutent, je les imagine dans leur nouvelle voiture s’écrasant contre un platane ou broyés entre deux poids lourds. C’est dans ces moments que mon sourire ultrabright est le plus sincère. Je ne suis pas cruel, j'ai seulement besoin d'argent. Je voudrais solder mes comptes avec ma mère, effacer mes dettes. Le rêve d'un homme de 30 ans. Alors si vous m’annonciez que j’ai tapé le gros lot … »

Le petit homme, vêtu d’un costume de velours vert,  écoutait sans esquisser le moindre mouvement. Toute vie semblait concentrée dans son regard. Confortablement installé, les avants bras posés sur le sous-main en cuir élimé, il fixait Aurélien avec une attention polie. Un imperceptible sourire effleurait sa fine moustache. Il attendait. Dans son bureau feutré, l'excitation de ses invités finissait toujours par s'éteindre. Il suffisait d’être patient. Le plafond posé à une hauteur vertigineuse conférait à la petite pièce une dimension solennelle, « hors-du-temps ». Les épais tapis, les hauts rayonnages de livres qui couvraient les murs, tout invitait au calme.

Maître Deroc observait le jeune homme avec indulgence. On ne pouvait pas l’accuser d’avoir désiré le décès de son ancienne nourrice. Il n’avait aucun contact avec elle depuis l’enfance et il n’avait aucune raison d’imaginer qu’elle ait pu penser à lui au moment de rédiger ses dernières volontés. Le souvenir même de cette femme, qui l’avait accompagné pendant les 6 premières années de sa vie, devait errer dans des zones inaccessibles de sa mémoire depuis bien longtemps. Inutile donc de porter le masque de l’affliction.

Quand le notaire avait contacté Aurélien la semaine précédente, il était resté volontairement très évasif sur le contenu de l'héritage, il savait que le mot seul pouvait faire rêver et il s’en amusait.

Aurélien avait immédiatement téléphoné à sa mère. Il avait appris que Madame Annie Lasky s’était occupée de lui et sa sœur dès leur naissance. Elle logeait au dernier étage de leur demeure parisienne. Quand ils déménagèrent dans le sud, elle ne les suivit pas. Aurélien avait 6 ans, il pleura un peu. Quelques nouvelles furent échangées au cours des premiers mois de séparation, puis rapidement toute correspondance cessa. La mère d’Aurélien se souvenait d’une femme douce et travailleuse. Les enfants l’appelaient Nanou.

Au fil de la conversation, Aurélien distinguait les images d’une silhouette, des souvenirs flous de goûters, de jeux dans un jardin, des gestes, une voix. Avant de raccrocher, la mère d’Aurélien glissa sur le ton de la plaisanterie « Avant d’entrer à notre service, elle travaillait dans une bijouterie. Elle a quitté son emploi suite à un braquage, qui l’aurait laissée traumatisée. Avec un peu de chance, elle était complice, elle a détecté en toi, dès ton plus jeune âge, une forte propension à la malhonnêteté - j’ai toujours su qu’elle était perspicace – et elle aura pensé à toi au moment de léguer son reste de fortune mal acquise. Si tu hérites de bijoux volés, n’oublie pas tu as quelques cadeaux de fête des mères à rattraper ! »

Agacé par les sempiternels reproches de sa mère, Aurélien se refusa à tout commentaire. Au jeu de la surenchère, le fils indigne ne gagnait jamais. Il serait toujours aux yeux de sa mère, au mieux un étourdi, au pire un égoïste. Il clôt la conversation et alluma son ordinateur. La théorie d’un trésor volé avait piqué sa curiosité.

Sur un site internet recensant les grands casses de l’histoire, il trouva matière à alimenter le meilleur des scenarii. Un hold-up commis par deux hommes dans une bijouterie parisienne avait marqué l’actualité un an avant sa naissance. Des bijoux et un diamant brut de la taille d’un œuf de pigeon avaient disparu. La valeur du butin, même après 33 ans d’inflation, semblait faramineuse.

A la lecture d’articles de l’époque, Aurélien découvrit qu’une vendeuse de la boutique avait été prise en otage et libérée 3 jours plus tard. Une photo montrait une femme d’une trentaine d’année aux yeux clairs. Un commentaire à la suite des articles précisait que les deux braqueurs, furent tués alors qu’ils tentaient de fuir aux Etats Unis. Dans leurs valises on retrouva la plupart des bijoux volés, mais le diamant, pièce maitresse du butin, semblait s’être volatilisé.

Le mystère qui entourait cette histoire hypnotisa Aurélien. Il échafauda une multitude de théories qui conduisaient systématiquement à sa bonne fortune. Il s’imaginait l’héritier d’un trésor inépuisable. La discrétion dont avait fait preuve le notaire lors de son appel était, à ses yeux, un signe supplémentaire étayant ce pressentiment. Ce que son esprit percevait au début comme coïncidences ou hypothèses devenaient au fil des heures des preuves flagrantes. Son imagination ne lui laissait aucun répit. La certitude de sa future richesse grandissait au fil des jours. Arrivé devant l’étude de Maître Deroc, une semaine après leur conversation téléphonique, le conditionnel avait disparu de ses réflexions. Il était impatient de recevoir les clés de sa nouvelle vie.

Un petit homme en costume gris l’accueillit avec beaucoup de prévenance et le fit entrer dans le bureau. D’un geste, le notaire l’invita à s’asseoir en face de lui. 

Aurélien prit l’initiative de la parole. L’excitation, qui ne le quittait plus depuis plusieurs jours, le poussait à parler. Il voulait rapidement régler cette affaire et obtenir le mystérieux héritage. Son interlocuteur restait impassible. L’intensité de son regard ajoutait au malaise qu’Aurélien avait ressenti en pénétrant dans la pièce. Soudainement assailli de doutes, le jeune homme cru détecter sur le visage du notaire un léger sourire qu’il ne su interpréter. Politesse ? Compassion ? Moquerie ? Il  suspendit son bavardage et le silence emplit la pièce.

Maître Deroc baissa les yeux, parcourut quelques feuilles posées devant lui, puis s’adressa à Aurélien. Il avait la voix éraillée des fumeurs impénitents. Ses premiers mots firent voler en éclats le portrait de diva du grand banditisme, qu’Aurélien avait imaginé au fil des derniers jours. Madame Lasky menait une vie modeste. Au moment de son décès, elle habitait un petit pavillon hlm dans la banlieue bordelaise. Conformément à ses dernières volontés, certains objets et quelques meubles sans grande valeur avaient été remis à des membres de son entourage. Maître Deroc s’était chargé de retrouver les personnes éloignées, à qui Madame Lasky souhaitait léguer un ultime souvenir. Aurélien se tassa sur son fauteuil. Il se sentait misérable et il imaginait les proches retrouvailles avec son premier doudou ou sa collection de dents de lait. Il n’entendait plus les paroles du notaire, devant ses yeux flottait le sourire narquois de sa mère qui moquait son impossible caractère rêveur.

Maître Deroc se leva et se dirigea vers un petit placard sur sa droite. Avec beaucoup de précaution, il saisit un objet d’une trentaine de centimètre, visiblement assez lourd, qu’il déposa sur le bureau. Une sculpture en terre figurant deux corps nus enlacés faisait maintenant face à  Aurélien. Le jeune homme ne pouvait détacher ses yeux de cette œuvre d’une douceur et une sensualité émouvantes.

Un souvenir d’une netteté incroyable lui revint alors. Il voyait une chambre, il était assis sur le lit face à cette sculpture posée sur une commode. Nanou était là, une larme coulait sur son visage, elle souriait, Aurélien était bien. Les corps qui s’emmêlaient et se confondaient l’apaisaient.

Sans rompre le silence, Maître Deroc, glissa sous le regard du jeune homme une petite enveloppe blanche et quitta la pièce. Aurélien hésita un instant, saisit l’enveloppe et la décacheta. A l’intérieur, il trouva une feuille de papier fin sur laquelle Annie Lasky avait, d’une écriture appliquée, laissé quelques lignes à son attention.

« Chaque matin j’ouvre les yeux et je me souviens de mon rêve. J’ai aimé. J’ai aimé un gangster.

Quelques semaines après le braquage, j’ai trouvé, à mon réveil, cette sculpture accompagnée de ces simples mots griffonnés « un trésor a pris place dans le cœur des amants ». Il avait disparu.

Que renferme cette statue ? Peut être un diamant rare, certainement le plus beau des rêves. Je n’ai jamais pu me résoudre à briser ce rêve.

Parce qu’enfant tu pouvais la contempler pendant des heures, je voudrais qu'elle te revienne. Elle t’appartient. A toi de décider ce qu’elle deviendra »

Aurélien fit glisser ses doigts sur le corps des amants, il embrassa un visage et avec une extrême douceur, il emmaillota la sculpture dans sa veste.

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