DANS LE RETRO

Camille Arman

DANS LE RETRO

Il avait dû s’assoir là, lui aussi. Sur cette chaise rouge, dans ce bar rouge, au stylisme rococo un peu daté. Le kitsch, il avait su l’adopter pour amuser son public. Loin des ouvrages mélancoliques qu’il préférait. Il n’était plus à ça près. L’air de la ville ouverte désembuait sa vie. Il avait dû laisser traîner un regard coulé derrière ses lunettes noires, sur les rivages de sa folie. Le port non loin déchargeait ses touristes et ses containers bariolés par paquets de dix. L’Amérique n’était plus si loin. Il l’avait à maintenant à portée de mains. C’était « Le chemin de Papa » à l’envers. Le pas de côté qu’il n’avait su faire au temps des Champs Elysées.

Une fleur de tiaré à l’oreille d’une fille qui passe, lasse. Angle gauche ou angle droit. Le moindre  signe désigne souvent tout un destin. Un jour vierge, effeuillée le lendemain. Déjà de l’autre côté du chemin. « I’a orana, i’aorana ! », un groupe de vacanciers fraîchement débarqués, s’exerce au patois local. Comme un geste inaugural, une initiation tribale. Comme le langage oublié de ce collier de fleurs, déposé sur leurs épaules fatiguées à la descente de l’avion, sur un tarmac suant son eau. Une invitation à revenir vers ce qui est doux et chaud.

« Bon sang, que c’était long ! ». Les tahitiens se marrent, ils en voient tant défiler de ces Popaa sûrs d’eux, qui les narguent un peu. Si peureux, au fond, du haut de leurs soucis de pingouins gris ! C’était long, oui. Mais la quête d’un amour demande toujours un peu de détours, un peu d’attention, non ?  Depuis si longtemps, ils avaient oublié…Ils évoquent, sans même s’écouter, les plages de Huahine. Ils sont allés pêcher des perroquets multicolores. Ils n’en reviennent pas. Ils parlent fort et haut. Farandole de points d’exclamation. Exaltation. Le bruit de la rue non loin de là, les trucks, les quatre-quatre, les motos, les klaxons sans stéréo, ne couvre pas leurs cris. Leurs éclats de voix, leurs rires crescendo. Vagues d’effervescence déferlant sur le motu de l’ordinaire des jours…

Intérieurement, tu souris. Maintenant tu sais, tu as appris. Tu étais comme eux. Oublieux des enjeux. L’enthousiasme suffit presque à maquiller d’enfance leurs fronts fiévreux. Ils en deviennent presque beaux. Un chant oublié semble à nouveau leur effleurer les tempes…Non, le voyage n’a pas été trop long. Non, le voyage n’a pas été de trop…

 Les poissons ici ont des noms d’oiseaux. Leur chair est tendre comme un Utrillo. Ils sont un peu braillards, ont acheté plein de colliers. Ils ne te reconnaissent pas, tu n’en éprouves aucun regret. Toi tu as gardé Tahaa, la sauvage, l’inflexible, la réservée, pour ton usage secret. Elle garde pour toi seul son cœur de vanille inviolée. Tu l’as enfin ton coin d’île où jouer les Crusoé.

Il laisse glisser ses doigts le long du verre étroit. Il est frais. Il le boit avant même d’y avoir posé les lèvres, c’est sa fièvre du samedi soir à lui. Celle qu’il avait démarrée, juste avant minuit. Il les regarde aller venir entre un cocktail des îles et un vieux soda. C’est presque comme à Paris, ce défilé d’hommes et de femmes en émoi. Les sourires et les rires en plus. Des couleurs et des sons vivent sur ces corps qui vibrent encore des palpitations d’autrefois. Et ce rien de nonchalance qui les porte loin des éphémères. Combien te connaissent ici ? Ton public, tu le fuis pour venir se ressourcer à Papeete. Ton corps est lourd. Plus lourd que le banian du Bengale de la place centrale. Plus lourd qu’une cathédrale érigée en l’honneur de ta folie. La course à la reconnaissance se paie d’un énorme prix. Pêche au gros et plongée dans les coraux étaient dans tes projets. Plus de promos. Un soudain rejet de tout ce qui sonne faux, pas vrai ?

Hésitais-tu entre un jus de goyave ou un jus de mangue, oubliant le Mai Tai, histoire de désintoxiquer ta vie de tous ses sens interdits. De ces courses sans fin vers la définitive cage où tout se refroidit. Une fille passe. Taille élancée, cheveux aux reins. Démarche souple comme elles ne savent faire qu’ici. Perle noire. Sa robe effleure ta main. Derrière elle, une odeur de cannelle la suit comme un chien.

Et si ta vie commençait ici ? Espérais-tu tout lâcher, te barrer définitivement de l’autre côté du tempo, comme l’autre poète allumé qui vivait ses rêves en guérillero ?

Décidément, il fait trop chaud. La tête te tourne un peu. L’ombre de la raie Manta  dessine sur tes paupières comme un voile bleu. Tu l’avais vue, l’année dernière, t’accompagner quelques secondes le long du lagon turquoise. Une couleur iroquoise comme on n’en rêve plus à Bagneux. Des larmes de coco tiède perlent aux coins de tes lèvres. Une orchidée magique fleurit soudain des palmes du poé banane que tu viens de commander. Dessert de contes pour enfants pas sages, assemblage de sucs sacrés, condensations de paradis sucrés. Retour à la case départ. Vers l’ambiance simple du faré de Tata Moeata, dans la baie de Haamene. Ses manguiers immenses, ses hibiscus qui dansent. Ses bananiers bleus. Un tableau de Gauguin. En mieux.

La voluptueuse araignée palpite autour de ta poitrine. Elle semble te susurrer dans sa langue natale et volcanique : Je te veux. Elle agrippe ton cœur de ses lianes magnétiques, tentacules aromatiques qui distillent tes rêves. Tu sembles acquiescer, partir vers ses charmes, sans plus de regrets, plus d’alarmes. Sans un adieu. Il y a maintenant de l’or derrière tes yeux. Tu aurais dû te reposer, faire la sieste, disaient-ils, les avisés. Mais apprendre à ne rien faire, tu ne savais pas faire. Pourtant ici, tu avais des maîtres zen dans tous les îlets, toutes les roulottes du port. Ces caravanes patraques dont les odeurs de graillons flattent aujourd’hui tes narines, toi l’habitué des  grandes cuisines… Tu ne veux plus d’assiettes en or juste avant de quitter le bord.

 Tiens, regarde, tu as encore un peu de temps avant de décoller avec l’époustouflante sorcière, regarde bien ce petit père qui sirote son verre, là devant tes yeux. Tu ne l’avais pas bien vu avant, tout à tes projets, tes amis, tes soucis, et puis il faut bien dire, il te semblait insignifiant, pas bien sérieux ! Mais maintenant que tu profites enfin du temps qui t’est imparti, considère-le un peu mieux. Ne lui demande pas depuis combien d’heures il est stationné sur cette chaise, regard enfui sur des infinis que tu ne captais plus. Des choses de riens, de coins de rue. Des couleurs, des sirènes, des vapeurs de kérosène, des paquebots trop gros. Il ne saurait pas te dire. Le temps n’existe pas pour lui. Il n’a pas encore réussi à cueillir tous les arcs en ciel, à rassembler tous les bateaux. Il parvient à peine à contempler sa vie dans une goutte d’eau. Pourtant il a commencé très tôt !

Oui, même ici, haut-lieu du paradis sur terre, t’abandonner était impossible. Hors de cible. Hors de portée, hors de prix. Ce que sait ce vieillard, tu ne l’as jamais appris. Pas bien grave, ce sera pour une autre vie !

Je suis assise au bar le Rétro. Rouge fluo. Je reviens du marché. Halles aérées. Montagnes de salades, d’avocats et d’urus. Senteurs de mangues sur les mains, effluves de monoï partout. Je ne sais pas ce qui m’a amenée là, à cette heure je devrais déjà être sur la route de Taravao. Ah si, maintenant que vous me le dîtes : la vision d’un homme entre deux-âges, sur la terrasse, rêvant devant un rhum-coco. Cela m’a semblé un heureux présage car je patauge dans une histoire qui traîne vraiment trop. J’avais besoin d’une halte simple, délicate. Sans vibrato. J’avais besoin de reprendre souffle et espoir, juste avant d’affronter le torero.

L’air est soudain poisseux d’oiseaux. Je lève la tête et vois cette plaque ridicule, en déchiffre à peine les mots, tant la cervelle me brûle. M’y reprends à deux fois. Tu es donc parti là, directement du premier étage, rejoindre Rimbaud. Saut de l’ange en paréo, cœur directement branché sur les lignes intérieures. L’île Vanille n’en a jamais rien su. Remarque, mourir en plein soleil,  parmi les vahinés, y’a pire comme dernier slow... Celui-là, tu ne l’as pas raté ! Mauruuru, l’ami. Même si tu t’appelles mélancolie, je vais essayer de ne pas t’imiter tout de suite. Mon été indien ne fait que commencer. Garçon, s’il te plaît, un autre café !

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