Dans les charniers d’instants

Guillaume De Chamisso

C'était après les algues, juste en-dessous du soleil noir. Un rideau de pierres claires, fortifié mais laissant filtrer la lumière, défendait ce domaine en vacance de la vie. Tout y prêtait à mystère et les gens se terraient dans des quartiers nommés Pattaya, Almendro, Jesperide ou Gravchok. La langue la plus parlée était le wolok mais il n'était pas rare d'entendre des dialectes propres aux bords de la Grande Marée Grise, le fusal et le triton par exemple.

Sur la place, un buste de déesse sexagénaire indiquait de ses bras les directions à suivre, où se perdre, où trouver du bon temps ou de bons employeurs, peu regardants dans ce pays. Des passeurs, leurs filets de chambruse éployés sur leurs épaules, m'entraînèrent irrésistiblement vers un petit détroit entre deux tours de verre. Des longs pleurs de silènes filtraient comme des fanons un rapide et grouillant plancton de travailleurs ; et je fus aspiré.

De l'autre côté, les yeux et les oreilles me piquèrent : l'atmosphère d'une gigantesque fête emplissait chaque parcelle d'une ville-désert. Le calme des gens était celui de fous hurlant tout bas dans l'oreille minérale de statues. Un vertige.

« Viens sculpter avec nous », me dit une petite fille. Avec ses compagnons de jeu elle élevait une sorte de démon de glaise. Cette matière que je ne connaissais pas devenait transparente et solide aussitôt façonnée, si bien que les formes les plus énigmatiques, défiant toute gravité, pouvaient naître des doigts, marionnettes immobiles suspendues à des fils imaginaires.

J'eus peu de temps pour créer car un flot de jeunes gens m'emporta vers une rue sinueuse. Nous passions entre des maisons éphémères, certaines déjà à moitié grignotées par le vent, d'autres encore fières, arrimées au sol meuble par des tours dérisoires. Des habitants d'un jour y creusaient des fenêtres, à mesure que nous passions à leur niveau et nous souriaient, certains même entonnaient des chants suaves. Une coulée crépitante suait de l'une de ces demeures, eau d'alcool, de sueurs et de parfums. Une mélodie sortie d'un instrument à électricité ambiante fut bientôt reprise, amplifiée et enrichies de contrepoints par un teigneux orchestre. Un chanteur écorché de branchies hélicoïdales hurlait le prélude du plaisir et le terme du désespoir.

Dans cette orgie de bruit, des femmes-poissons hérissées de piquants ondulaient, ivres, tandis que des hommes entièrement peints s'affrontaient, poing contre poing jusqu'à la douleur conformément au rituel. Ce pays ne tolère aucun spectateur, seulement des disciples. Je pensais à la transe de ces voyageurs embarqués pour quinze jours sur un bateau de fer, heureux de griffer la mer pour aller vérifier la substance de leur vacuité jusque dans les confins. Cette extase, ici, devenait infiniment plus belle. J'en avais des frissons, un ruissellement continu le long de l'échine. Une habitante de Pattaya me confia le secret du voyage. J'étais dans ce pays, non pas le passager mais le vaisseau lui-même, impliqué dans le cours du temps, parcourant ses tuyaux sablés de chairs immémoriales.

« Tu vois ce tangage, cette abstinence totale de l'intelligence, ce total abandon de l'artifice, tu commences à comprendre ». Ainsi parlait près de moi un nomade hérésiade, petits yeux, pas de nez, une bouche géante lui clapant le visage. Comme un tunnel s'ouvrait, bordé de moisissures, je jetai un regard étonné. Les danseurs, par intervalles, y versaient l'un de leurs compagnons, lequel se raidissait un peu, comme un cheval cabré sur le vide, puis tombait, délicieusement sacrifié.

La route reprenait derrière la maison. Dans les dunes, les corps se mélangeaient librement, des rachats aux poils longs venaient les caresser, accordant leur onction. Les animaux d'ici captaient toute la raison. La folie, la sensualité et le chant étaient dans la matière et les plantes. Les hommes n'en étaient que la ponctuation, lambeaux de paysages choyés et mêlés par l'embrun, humbles à l'infini même dans leur aspect le plus sauvage. Leur beauté s'éternisait jusque dans la suspension de leur force.

Arrivé sur le rivage, face à la Grande Marée, je contemplai l'étendue de ciel meuble. « Sur les vraies mers, aucune embarcation ne résiste », me dis-je. Rester là-bas ou partir ici, qu'importe ?

Dans le visage crevassé d'un vieillard, je vis des rides qui allaient jusqu'au fond de l'âme. J'eus envie de m'y arrêter.

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