D'après Le poker _ Métamorphose

Suzanne Ahiskali

Rien n'arrête une passion dévorante .
                   Gabrielle sortit de chez elle malgrè le temps glacial de ce mois de décembre 1914 .Elle remonta son col de fourrure .Le froid rougissait son nez qu'elle avait long et légèrement busqué .L'âge avait plissé ses joues et terni son teint .Elle marchait à petits pas pressés sur le trottoir verglacé .Ne pas tomber .A cinquante ans passés ,elle se sentait plus fragile. Il était sept heures quarante cinq quand elle passa sous le porche de l'église . Vite ,se débarrasser du fardeau qui pesait sur sa conscience avant la messe de huit heures .Elle s'engouffra dans le confessionnal .Comme chaque fois qu'elle était anxieuse ,elle tira nerveusement sur un poil follet qui ornait son menton .Il résista .De l'autre côté, le curé mal réveillé, étouffa un baîllement et se résigna à écouter la bigote .Elle attaqua sans préambule:_Mon père je m'accuse de mauvaises pensées qui me tourmentent depuis quelque temps .Depuis que j'ai appris à jouer au poker .Le curé se redressa et s'approcha de la grille qui le séparait de la femme ._Oui, jusque là, il s'agissait de parties innocentes avec ma mère ,mon mari et mon oncle, c'est vous dire .Et puis nous ne misons qu'avec des haricots en grains. J'adore en avoir un gros tas devant moi, le voir enfler, sétaler ,se multiplier .Bref, ce jeu me possède ,m'obsède .J'en rêve la nuit .Je me vois nager dans des flots de pièces d'or .C'est ce rêve qui m'inquiète .
_Ma soeur,demandez l'aide du Seigneur .Vous direz deux Ave et deux Pater .Allez en paix . Il la congédia sans plus de façons .Durant l'office, Gabrielle resta songeuse : elle s'attendait à un discours plus virulent de la part du curé .Distraite ,elle laissa passer la communion .Un comble !Elle se leva lorsque tout le monde fut sorti ,suivie par le regard fixe du prêtre .
Le repas dominical se traîna dans l'ambiance morne qui ,le caractérisait .Sa mère lançait de temps en temps un coup de griffes sur ses ennemis :des marchands de tableaux récemment installés dans la ville .Ah !Ils avaient les dents longues !Gabrielle n'écoutait pas :elle se projetait déjà dans la partie de poker qui allait suivre .Elle fit presser le service .Le café expédié, elle sortit le tapis vert et les cartes .
_Mais enfin Gabrielle ,qu'est-ce qui te prend ?Laisse-nous respirer !
_Assieds-toi Félix et essaye de te concentrer .Tu as des progrès à faire, répondit-elle à son mari .
_Des progrès ?Mais je me fous de perdre au poker !Ce qui m'intéresse ,c'est de vendre des tableaux .
La partie s'engagea .L'oncle qui avait abusé du Bordeaux,bâillait en montrant des chicots noircis par le tabac .Félix suivait à peine le jeu, ce qui exaspéra Gabrielle :_Félix ! Est-ce que tu le fais exprès ?Avec ce que tu avais en main, tu n'as pas relancé ?_ Eh, non! Qu'est-ce que tu veux, tu n'avais qu'à me laisser faire ma sieste .Gabrielle lui lança un regard mauvais .Sa mère somnolait .Avec ces minables ,le jeu ne serait jamais intéressant .Ah !Comme elle aimerait affronter de véritables joueurs! Mais inutile d'y penser .Elle devrait se contenter de ces parties sans gloire car bien trop faciles à gagner .Elle devint de plus en plus agressive avec ses partenaires.
Les jours passaient .Félix semblait préoccupé .Un soir qu'il s'était montré particulièrement inattentif :_Je suppose que tu joues aussi mal pour me contrarier ?Tu sais que j'aime le jeu sérieux et tu accumules les bourdes pour me mettre hors de moi .Il est loin le temps où tu savais te montrer agréable! Félix posa sur sa femme un regard étrange .
_Gabrielle, j'ai des soucis  .
_Des soucis ?
_Oui. J'ai longtemps hésité avant de t'en parler, mais les affaires vont mal ,très mal .Toutefois j'ai une idée .Les choses pourraient s'arranger,tout dépend de toi .
_De moi ?Je ne vois pas comment je pourrais t'aider .Moi et les
affaires...
_Les affaires peut-être ,mais le jeu ?
_Excuse-moi, mais je ne vois pas le rapport .
_Asseyons-nous; je vais t'expliquer .
Il entraîna sa femme vers un fauteuil; elle se laissa faire, stupéfaite et inquiète .
_Est-ce que tu admets qu'une femme doit aider son mari ?
_Oui...mais...qu'attends-tu de moi ?
_Que tu joues !Que tu gagnes !Mais pas des haricots Nom de Dieu !De beaux billets, s'exclama-t-il .
_Mais pour cela, il faudrait que je mise de l'argent ?
_Evidemment. Je connais un cercle où je pourrais t'introduire .
_Que j'aille dans un cercle jouer avec des hommes que je ne connais 
pas ?où je côtoierais peut-être des femmes légères ?C'est tout le respect que tu as pour moi ?
De rage elle tirait sur le poil de son menton .Cette fois, il céda .
_Calme- toi .Ce serait juste pour une ou deux fois et puis si tu acceptais ,je t'accompagnerais ,dit Félix d'un ton qu'il voulait rassurant et persuasif .
Dans l'esprit de Gabrielle ,les idées contradictoires se télescopaient .La proposition de son mari la choquait mais d'un autre côté ,n'était-ce pas l'occasion dont elle rêvait ?
_Tout de même ,ce ne serait pas convenable .
_Mais si ,puisque je suis d'accord !Je t'en prie Gabrielle, tu es ma planche de salut !
_Bon .Mais seulement une ou deux fois .
_Mon amour, je savais bien que je pouvais compter sur toi !Emporté par la joie de la victoire, il souleva sa femme dans ses bras et l'embrassa fougueusement ...sur la bouche .Elle en resta saisie .Voilà des lustres qu'il ne se livrait plus à de tels débordements .
_Alors, c'est d'accord ,nous irons demain soir .je suis sûr que tu gagneras .
Gabrielle ne ferma pas l'oeil de la nuit .Le lendemain ,elle ne put rien avaler .Elle ne savait pas si elle était plus effrayée qu'impatiente ou si c'était l'inverse .Elle se prépara fébrilement pour cette soirée mémorable .Elle troqua sa guimpe noire pour un corsage d'un rose soutenu et posa une touche de rouge sur ses pommettes.
Quand Félix vint la chercher ,il remarqua la transformation mais se garda de toute réflexion .On ne savait jamais ,elle aurait pu changer d'avis .Ils partirent à pied dans les rues noires de Honfleur .Félix s'arrêta devant une maison dont l'entrée était surmontée d'une lampe rouge .Gabrielle frissonna et marqua un temps d'hésitation .Félix entra le premier et s'assura qu'elle le suivait .Ils traversèrent une pièce sombre où s'enchevêtraient des corps de femmes à demi devêtues. Gabrielle s'accrochait au bras de son mari .Il poussa une porte cachée derrière une tenture .Cette femme ,dans ce bordel que semblait si bien connaître son mari ,c'était elle ?Mais il était trop tard pour reculer .Elle se laissa guider et ils arrivèrent dans une petite pièce où régnait une forte odeur d'alcool et de tabac .L'obscurité était presque complète,seule une suspension éclairait la table où trois hommes attendaient .Félix la poussa vers une chaise vide .Elle s'assit ,fascinée par le tapis vert qui l'attirait comme un aimant .Les trois hommes s'animèrent .Ils la regardaient, un sourire ironique au coin des lèvres. Elle voulait se faire plumer la petite dame ?Elle allait être gâtée !
                  Félix s'installa dans un fauteuil et s'endormit presque aussitôt .Plus rien ne comptait pour Gabrielle , que le jeu .Elle supporta sans broncher les plaisanteries grasses et les coups de poing sur la table .Maîtresse d'elle-même ,elle domina les parties successives. A la fin de la nuit ,ils ne riaient plus les mâles !Battus par une femme!Piteux et ruinés ils ne pensaient qu'à prendre leur revanche .Gabrielle exultait .Mais oui elle reviendrait comme ils le lui demandaient .Elle réveilla Félix .Il compta les billets et eut cette phrase laconique :On reviendra demain .Bien sûr .Elle n'attendait que cela,mais il aurait pu avoir un mot de remerciement !Le lendemain, comme le surlendemain ,elle gagna encore .C'était trop .Cette femme trichait .Ils amèneraient une connaissance ,un crack qui la démasquerait .
Un soir ,Félix ,grippé n'avait pu l'accompagner .Elle se rendit seule au cercle sans même une appréhension .Les filles l'apostrophèrent et elle leur sourit .Elle souleva la tenture,pénétra dans l'antre de sa perdition ,
s'approcha de la table .Il la regardait venir, une lueur amusée dans les yeux .Elle prit place en face du curé :ils savaient tous les deux que l'enfer s'ouvrait devant eux et qu'ils allaient y plonger avec délices .


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