VERS LES NUAGES
Elie Milreuc
- Pierre, mon chéri, vas jouer au ballon, là bas, sur le chemin de terre après le bosquet. Je reste ici avec tatie. On va parler. Sois mignon.
- Maman, pourquoi il n’est pas venu papa ?
- Il viendra nous rejoindre tout à l’heure, …peut être.
Si j’insiste, ça va mal finir. En plus tatie va s’en mêler et maman va me gronder. Comme ça, sa sœur ne dira pas qu’elle m’élève mal. Je ne l’aime pas cette tatie. Je préfère Nathalie, la sœur de mon père. Elle, Rosette, elle n’a même pas de mari. Elle n’est pas belle et elle n’est pas gentille. A Noël, elle m’a offert un ballon, rouge, tout petit. Un pour fille. Je préfère le gros jaune, celui de tata Nathalie ; il est plus beau. Avant de partir, tout à l’heure, après le repas, maman m’a dit à l’oreille :
- N’oublie pas de prendre les deux ballons, d’accord ; pour ne pas fâcher tata Rosette.
- Oui maman ! j’ai dit, d’une voix traînante, pleine de regrets.
Quand je parle comme ça, maman elle comprend. Elle sait que ça veut dire que tata Rosette n’existe pas. Je l’appelle tatie Rosette, comme je dirais le Général Rosette. Elle est tellement sévère. Maman est d’accord avec moi. Sur le chemin, en venant au parc, j’avais l’air fin avec les deux ballons ; un sous chaque bras. Heureusement que je n’ai pas croisé mes copains d’école. Pour un peu, à cause d’elle…
****
- Il est gentil petit Pierre, mais, j’ai l’impression qu’il ne m’aime pas beaucoup!
- Tu sais, c’est un enfant. N’y fais pas attention. Il grandira tout doucement.
- Tu crois que Jacques va venir nous rejoindre ?
- Ça m’étonnerait. Il est parti au club, jouer aux cartes. Avec un peu de chance, il rentrera avant qu’on soit couchés. S’il ne passe pas la nuit à boire de l’absinthe avec toutes ses poules !
Avec ma sœur, c’est toujours la même chose. On parle normalement et, sans raison, elle pose une question embarrassante. Elle le sait pourtant que Jacques ne viendra pas. Il ne vient jamais le dimanche après midi. Il dit toujours : - Partez devant, je vous rejoindrai plus tard. Et l’après midi passe. Elle sait aussi que l’on ne s’entend plus, depuis des mois. Mais, sans faire exprès, avec de belles paroles, elle pousse le couteau un petit peu plus loin, chaque dimanche après midi. Un couteau immense, avec une lame qui va du premier janvier au trente et un décembre. On se voit tous les dimanches, depuis la mort des parents. Comme s’ils nous avaient fait promettre, sur leur lit de mort, que l’on resterait unies, après.
On ne parlait plus depuis quelques pas.
- Pierre, Pierre chéri, reviens un peu par là. Ne t’éloigne pas trop !
***
Pourquoi elle m’appelle ? Je les vois moi à travers le bosquet. Au moins, ici, je suis un peu tranquille, pour jouer. Mais pas au ballon, ça ne m’intéresse plus. Au début, y’a longtemps, quand papa venait avec nous, c’était bien. Pendant les vacances d’été, on courait comme des fous, on faisait des équipes, avec les autres garçons. On criait, on riait dans le soleil. Et puis papa a arrêté de venir. A cause de sa jambe il a dit. Je crois aussi qu’il n’aime plus maman. L’autre soir, je ne dormais pas encore. Ils se disputaient. J’ai entendu. Papa parlait fort après maman :
- Si ça continue, jeee vais m’en aller. Tu n’es ja mais con ten te. Je … rentre tard, c’est vrai, … mais je rentr’. Ah, tun’ … peuxpas dir’ le cont rai re… hé !
Juste à la fin de sa phrase, j’ai entendu un grand bruit. J’ai eu très froid dans le dos, d’un coup. Je n’ai pas le droit de me lever avant le matin. Alors j’ai écouté encore plus fort, dans le noir.
- Tu ne tiens même pas debout. Dans quel état tu es ? Quelle honte !
Je crois que maman pleurait. Papa a grogné quelque chose que je n’ai pas compris. Sûrement un juron. Avant, il m’en apprenait : c’est de l’argot de là-bas, il me disait.
- C’est où là-bas, papa ?
- C’est si loin, c’est tout noir, plein de bruit, plein de cris. Il y fait toujours froid.
Je vais m’asseoir au coin du bosquet, juste à la limite. Si je me penche un peu, en tournant la tête, à peine, je peux les voir. C’est drôle de les voir marcher comme ça, sans parler. Moi, si j’avais un frère, un frère ou un cousin, si je n’étais pas tout le temps tout seul, je crois que je parlerais tout le temps. C’est bien de parler. Souvent, je parle tout seul, dans ma tête. Je vais le cacher dans le bosquet son stupide ballon rouge, à Rosette. Sans rien dire, juste l’oublier, pour toujours.
****
Je voulais profiter de la promenade, qu’on soit toutes les deux, seules, pour lui annoncer aujourd’hui, à ma soeur. Elle va dire que je suis folle. J’ai rencontré un peintre, un vrai artiste. Un soir, en rentrant du travail. J’étais arrêté devant la vitrine du BON MARCHE. Je regardais une belle robe bleue. Derrière moi, très près, quelqu’un a dit :
- Si vous voulez mademoiselle, si cette robe vous plait, je vous l’achète.
J’ai haussé les épaules. Et d’un ton outré, juste pour l’éconduire :
- Vous me prenez pour qui ? Vous voulez quoi ?
- Simplement le plaisir et la permission de vous peindre dans cette ravissante robe bleue.
Tout ça le plus naturellement, le plus doucement possible. Il me parlait, presque à l’oreille. Si prêt. J’étais pétrifiée. Comment pouvait-il oser ? Dans le reflet de la vitrine, je voyais mal son visage. Je me suis retourné. Plutôt bel homme. Bien plus vieux que moi. J’avais l’œil, depuis le temps que je les examinais les hommes, de loin. Après, il a ajouté :
- Si vous voulez, dimanche prochain, allez vous promener au parc municipal. Vous ne me verrez pas mais je serai là. Je commencerai le tableau. Je ne vous le montrerai que quand il sera terminé. S’il vous plaît, il sera à vous. Sinon, vous pourrez le détruire.
C’était intriguant, mais j’étais quand même flattée :
- Je vais au parc tous les dimanches après midi, avec ma sœur et mon neveu
- Alors, il n’y a plus qu’à aller l’acheter !
- Vous allez un peu vite Monsieur ! Je ne connais même pas votre nom !
- Juste Félix, ça suffira. Et laissez tomber le « Monsieur », par pitié ! Repassez ici un soir, si vous êtes d’accord. Je vous attendrai.
***
- Et Martin, il t’écrit toujours ?
- Non rien depuis plus de deux mois. Pas une lettre depuis sa dernière permission et son départ au front.
- Il y avait quelque chose entre vous ?
- Non pas vraiment. Juste une amourette, et encore. Un soir au bal, on a dansé. Lui, il voulait plus. Il repartait quelques jours après. Moi je n’étais pas sûre. Il a commencé à m’écrire. J’ai répondu, mais avec ses mots à lui, des mots que je ne connaissais pas, pour dire comme lui. On croyait qu’on s’aimait. L’autre jour, j’ai demandé au facteur. Les lettres du front arrivent toujours. Mais j’ai plus de nouvelles.
- Il est reparti où ?
- La Marne, je crois.
Si je lui demande ça à ma sœur, c’est parce qu’une de mes voisines l’a vu plusieurs soirs de suite devant le BON MARCHE. Elle a parlé avec un homme. Ils ont ri. C’est vrai qu’elle a l’air heureuse depuis quelques temps. Elle peut bien être amoureuse, elle va avoir vingt-cinq ans. Moi, à son age, je vivais déjà avec Jacques. Jacques, il y a longtemps qu’on n’a pas ri ensemble. Il est souvent saoul. Depuis qu’il est revenu, démobilisé, démoralisé, blessé si fort, à jamais. Il ne veut pas en parler. Il veut oublier. Des fois il parle d’enfer. Il hurle, il grelotte, il dort plus. Je l’aime encore. Dès fois, j’en ai marre !
***
- Qu’est-ce que tu fais monsieur, dans l’herbe sur la colline ?
- Tu vois bonhomme, je peins.
- Tu peins quoi ?
- Tout ce que je vois, ce que je ne vois pas aussi, tout ce que je ressens, tout ce qui me passe par la tête.
- Alors tu peins aussi ce que je vois, moi. Parce que souvent, j’ai plein de choses qui me passent dans la tête. Là, tu peignais quoi ?
Marrant ce petit gars. Je ne l’ai pas entendu arriver jusqu’ici. C’est lui qui jouait au ballon en bas. Ca doit être le neveu de Rosette. Il est passé où ?
- Ben, c’est nous que tu as peint là !
- Il te plait mon tableau ?
- Je sais pas, c’est la première fois que j’en vois un. Pourquoi je cours devant un gros nuage ? Il fait beau aujourd’hui ! On dirait qu’il va m’avaler. Il me fait peur ton nuage. Tu voudrais pas l’enlever ? Ca veut dire quoi ressentir des choses ?
- C’est quand tu es triste ou alors très content. C’est quand y’a pas la guerre, quand les gens sont contents et heureux ! Tu es trop jeune pour compr…
HOU HOU ! MA MAN ! HOU HOU ! C’est ma maman là bas en bas. MA MAN, REGARDE OU JE SUIS ! MA MAN ! VIENS ME REJOINDRE, VIENS VITE !
Très vivant, un beau découpage, presque cinématographique. Carole
· Il y a environ 11 ans ·Carole Menahem Lilin