De la chute des reins (4)
fionavanessa
Elle tenait bon. A cette distance, elle ne croisait plus de randonneurs. L'air fraîchissait sur ses épaules nues. Elle avait bu au ruisseau, accroupie, animale. Un mûrier l'avait sustentée. Ce n'était donc pas par hypoglycémie que ses jambes étaient en coton. Mentalement, elle se sentait féroce. Une guerrière à la naissance de l'Europe. Peut-être que l'oxygène, déjà, se raréfiait, elle ignorait à quelle altitude on pouvait commencer à en sentir les effets. Mais elle savait mettre un pied devant l'autre. Trouver les niches naturelles où caler ses mains contre la roche et franchir les passages offerts par l'érosion. Respirer, honorer l'amplitude de ses poumons. Ce faisant, épouser le rythme lent de l'ascension. Elle se délestait de la culpabilité de Gérald. Elle se défaisait de sa démarche citadine, quotidienne, dont les franches enjambées d'ici lui révélaient par contraste à quel point elle était d'ordinaire ampoulée. Ici pas d'ambivalence, pas de sujets tabou qui feraient de la peine ou mettraient mal à l'aise. Même lorsqu'elle était seule, les mains dans le pétrin, elle ne les avoisinait pas en pensée, de peur de se faire phagocyter par leur rayonnement nocif. Ici, c'étaient l'ombre et le soleil, l'eau et la roche, et pas l'once d'une justification. Face à Dieu, face à soi, pas de quartiers. C'est Lui qui lui avait permis de se mouvoir. Il n'y avait pas à chercher plus loin. Il avait justifié d'emblée chacune de ses cellules. Il la connaissait par cœur. C'était cela, l'amour inconditionnel. Il lui soufflait tout bas depuis des lustres que rien n'existait en elle qui pût être blessé. Elle était cette variation musicale unique sur le thème de la création universelle. Rien de cela ne causerait de blessure à quiconque. Tant qu'elle restait lovée dans le pourquoi de son existence, qui l'enveloppait sans qu'elle en comprenne les tenants et les aboutissants, tant qu'elle s'en remettait à son créateur. Elle se savait ni assez grande ni assez digne pour ne connaître aucun aléa, aucune souffrance. Elle ne demandait rien. Seulement des forces pour persévérer. Et à partir de là, tout allait de soi.
La lumière vespérale empruntait déjà des teintes automnales. Août touchait à sa fin au Bouscat, et colorait le banc de reflets or et émeraude. Dahlia attendait, la main serrée sur l'anse de son sac, que Gérald la rejoigne rue Pasteur. Il y avait cet immeuble à restaurer dans un quartier de Bordeaux qui reprenait de la valeur. Il frisait le Triangle d'Or du centreville. Il y avait un rez-de-jardin et deux étages. Ils pourraient réserver le deuxième à des étudiants en colocation. Ils trouveraient preneurs d'année en année. Et lorsque leurs enfants seraient en âge, ils en bénéficieraient à leur tour, papa maman juste en-dessous, cela rassurait ses instincts maternels léonins.
Elle avait pris rendez-vous pour eux deux avec l'agent immobilier. Car Gérald faisait ce qu'elle désirait. Il ne devrait pas tarder. L'ombre dessinée par le feuillage la couvrait d'un chapeau et d'une voilette de grande bourgeoise. Elle rêvait déjà à une vie toute empreinte de noblesse, celle qu'arborait impassiblement la façade de pierre.
C'était surtout le sourire de son époux qui ravivait une tendresse ancienne. Un fragment de seconde, lorsqu'il apparaissait dans son champ de vision. Une reconnaissance tacite s'y lisait. Le temps qu'il approche et lui propose son bras, auquel elle s'appuierait jusqu'à l'agence, et reparaissaient déjà en salve toutes les frustrations que selon elle, il lui avaient infligées.
Gérald avait accepté à contrecoeur de visiter l'immeuble, une fois formulé le nouveau projet de Madame. Non pas qu'il ait trouvé quelque chose à en redire. Mais quitter le Bouscat ne l'emballait pas. Il aimait l'air provincial qui s'en dégageait, annonçant la campagne aux portes de la ville. Sa vie de quartier, ses rues tranquilles et bien loties. Sa boulangerie.
Depuis que Blanche s'était absentée sans crier gare, il s'était mis à prendre des notes au terme de ses heures creuses, sur les habitants du Bouscat. Il avait caressé le projet d'en faire une petite suite de nouvelles.
Donnant le bras nonchalamment à sa femme, il songeait à acheter au retour le journal du soir. Ils ne parlaient pas. D'abord, ses remarques à lui sur l'état déliquescent du monde, ou celles liées à son travail de simple exécutant, finissaient toujours par indisposer Dahlia. Il se réfugiait dans le silence, auquel il devait son salut. Ils ne parlaient pas, mais allaient au même pas le temps d'une longueur de trottoir. Lire le journal serait une parade toute trouvée à la guirlande d'arguments que disposerait sa moitié, enthousiaste au sortir de la visite, autour de lui en un éventail prêt à se rabattre sur lui au moindre sourcillement, comme une plante carnivore.
"Hier matin, dans les hauteurs au-dessus de la Bidassoa, les bergers locaux ont trouvé le corps d'une femme transie par le grand air de la nuit pyrénéenne. Ses pronostics vitaux semblent épargnés. Elle a été rapatriée à l'hôpital de Bayonne, car si on ignore son identité, les propos décousus qu'elle a tenus en français ont permis de présumer de sa nationalité. Merci de vous rapprocher de l'hôpital si vous disposez d'éléments sur une proche disparue, la quarantaine, blonde aux yeux noirs, sans alliance."
Il a bien pensé à elle. Puis a rejeté l'idée. Pourquoi Blanche serait-elle allée seule en montagne ? Il est vrai qu'il n'aurait pu l'accompagner. Mais au cœur de la nuit, dans ces heures cruciales du petit matin, Gérald s'est redressé d'un coup dans le lit conjugal. Puis s'est furtivement glissé dans la cuisine, devant la cafetière qu'il a mise en marche. Quelque chose lui dit que c'est elle. Alors, il se brosse les dents d'une main et ouvre déjà la penderie de l'autre, là où trône son sac à dos sur l'étagère du haut. Il met ses baskets bleu des mers du Sud, pour allonger le pas. Pas même le temps d'en griller une. Il se rattrapera. Griffonne un mot anodin à propos de son travail sur la table et laisse la maisonnée endormie, direction Bordeaux Saint Jean. Dans le train, il cogite. Que cache son geste ? ou que révèle-t-il ? Il imagine l'épreuve aux couleurs de survie, il l'imagine elle, démunie en pleine nature par des circonstances inconnues. Au point de ne plus se rappeler qui elle est. Sa maxillaire se crispe, il s'assombrit. Il n'arrive pas à se concentrer plus de quelques minutes sur le magazine d'histoire compulsivement acheté à la gare. D'ordinaire, il avalerait hypothèse après hypothèse sur l'origine des Celtes de l'âge de fer, le récit de la sanglante épopée des Galates en Asie mineure ou la légende de Bouddica, reine d'une armée que sa résistance érigea en icône. Il n'a rien vu augurer d'une crise, d'une fuite, d'un appel. Et puis, comment lui parler si elle ne sait plus qui il est ? Et puis, il doit être rentré pour le dîner.
Mais déjà Bayonne. Puis le bus, puis la cigarette, puis l'hôpital. Le personnel, content à l'idée d'en savoir plus sur la patiente, s'affaire. Un médecin arrive, grave, délégué au debriefing sur l'amnésie temporaire. Gérald pousse enfin la porte de la chambre, une infirmière sur les talons. Stupeur et tremblements. Les draps sont froissés et vides. Branlebas de combat du corps médical. Les minutes passent, il se dope à la caféine et à la nicotine mais rien n'y fait, elle s'est envolée. Sur la table de chevet, seule une montre-bracelet monte la garde. Il l'a reconnue et donne aussitôt les coordonnées de Blanche au médecin, déjà en ligne avec les services de police. Et son numéro de portable. pour le joindre en toute discrétion, précise-t-il. L'homme en blanc comprend, acquièsce du regard.
Gérald repart, dépité.
Passent septembre, décembre, mars. La petite famille du Bouscat au grand complet est partie pour un séjour pascal dans une chambre d'hôtes à Guetaria, village de pêche dans le Pays Basque espagnol. Dahlia rayonne en pensant au récit de vacances dont elle régalera ses collègues. Gérald a le visage gris. La boulangerie a un nouveau propriétaire. Son pain est bon mais il n'a pas l'art de Blanche. Même Madame a remarqué le gôût du pain. Gérald se terre chez lui et il lui tarde déjà que la semaine soit finie pour retrouver son fauteuil, ses rêves, et tue le temps à lire des articles, tassé derrière la tablette, à la terrasse du gîte. Il n'a pas cherché de remplaçante à Blanche. Ne sait si cela viendra. Dahlia lui adresse un grognement en passant devant lui. Elle hausse légèrement les épaules, ne peut pas s'en empêcher, remarque son mari. Déclare qu'elle rapportera du poisson frais. Attrape les jumeaux par la main, les enfourne dans la Passat. La petite Anouk trottine dans les jupes de sa mère pour atterrir dans le siège auto. Au programme, visite d'une enfilade de villages aux couleurs locales. Les enfants s'excitent à l'idée d'assister à un tournoi de pala.
Après le goûter, Dahlia se pointe à l'épicerie du dernier village. Elle devise avec la vendeuse, qui possède un excellent français, à propos des types de chocolat en vitrine. Les fins cheveux clairs, les longs cils et l'ovale du visage dénotent avec les autochtones à peine équarris. On devine sa taille, effacée devant un ventre rebondi de fin de grossesse, la chute des reins suggérée sous la mince blouse de lin. Faite pour caler une main d'homme, pense-t-elle. Dahlia s'enhardit à lui demander d'où elle vient en France. La réponse la décontenance. Elle ne sait pas, un accident de montagne a mis aux oubliettes tout un pan de sa vie. Elle ressent de l'empathie pour sa compatriote. S'enquiert de ce que lui ont dit les médecins, retrouvera-t-elle un jour ses souvenirs enfouis ? L'employée lui dit que rien n'est moins sûr, observe les enfants et offre à leur mère trois petits gâteaux basques, tout en la complimentant sur ses enfants magnifiques. L'un est à la crème d'amandes, l'autre à la cerise noire, et le dernier à l'abricot. C'est elle qui les confectionne. Dahlia remercie, achète les chocolats, et se met mentalement en quête d'une poissonnerie. Lui souhaite un bon accouchement. Voit apparaître un gaillard du cru aux larges épaules dans l'encadrement de porte de l'arrière-boutique, l'entend l'apostropher en espagnol. Elle ne saisit que le premier mot distinctement, Blanche ! un prénom désuet, qui lui va plutôt bien, à cette exilée de territoire et de mémoire. Sur le pas de la porte, Dahlia est songeuse ; comment savoir dans quels interstices vont se loger les restes d'une mémoire en lambeaux ? Avant de franchir le seuil, elle demande le prénom du bébé à venir.
-Géraldine.
Impeccable, comme d'hab.
· Il y a plus de 8 ans ·petisaintleu
Chose promise, chose due ... Tout est nettement plus clair ... J'attends la suite avec impatience ... très bel ensemble, joliment écrit ... tu fais bien ressortir les sentiments de tes personnages qui nous réservent sans doute bien des surprises ... Une analyse pertinente sur le comportement et les travers de certains êtres ...
· Il y a plus de 8 ans ·marielesmots
Tu me fais trop d'honneur Fiona, tu sais ce n'est pas de la flatterie, quand j'apprécie, je le fais savoir, sans cela je passe mon petit chemin ... je te dis pour l'impression d'ensemble, je cherchais le premier ...
· Il y a plus de 8 ans ·marielesmots
Superbe ... l'histoire, le style, merci Fiona ... il faut que j'aille me remémorer les autres volets ..
· Il y a plus de 8 ans ·marielesmots
Thank you, reine Marie, car ici, vous êtes chez vous, partout à la fois avec votre tendre vigilance. Si vous prenez la peine de relire le début, je serais preneuse de votre avis quant au tout.
· Il y a plus de 8 ans ·fionavanessa