De l'autre côté du miroir

yuna

Je commence tout doucement par les seins, puis le ventre et enfin les cuisses. Je remonte ensuite progressivement mes yeux, scrutant à nouveau tous les détails de ce corps imparfait. Mon corps. Comme un rituel que je me suis imposé, je contemple dans ses moindres détails mon reflet nu qui ne me plaît pas. Qui ne me plaît plus. Le stress et les horaires décalés y sont sûrement pour quelque chose, j'ai toujours privilégié ma carrière à ma vie personnelle et aujourd'hui je m'en mords les doigts. Je viens de fêter mes trente ans, et ma vie se résume aux nombreuses heures passées assise dans un bureau de 5m² sans fenêtre à attendre que le destin fasse le reste.

Sortant de mes pensées et m'obligeant à détourner le regard du vieux miroir de ma salle de bain encore embué par la vapeur d'eau, j'enfile à la hâte les vêtements que j'ai mis longtemps à choisir dans ma boutique préférée. Des sous-vêtements noirs en dentelle recouvrent à peine les parties les plus intimes de mon corps, tandis qu'une robe bleue nuit aux motifs dorés cache tant bien que mal les rondeurs nouvellement gagnées. Je m'empresse de trouver une parure de bijoux qui pourrait s'accorder, c'est un détail qui m'avait échappé quand j'avais préparé cette soirée dans ma tête. Je sors rapidement de la salle de bain, me dirige vers le salon, caresse mon chat endormi prêt du radiateur, fait tomber un livre de mon étagère un peu bancale et ouvre avec force le grand placard qui contient toutes – ou presque – mes paires de chaussures. J'essaye plusieurs sans succès ; trop hautes, trop plates, trop colorées, trop banales. Je trouve enfin mon bonheur avec un escarpin noir coincé derrière un gros carton. J'ai du mal à trouver sa jumelle, il faudra vraiment que je prenne le temps de trier ce fichu placard. Il me fallut plusieurs minutes d'acharnement pour que mon pied droit et mon pied gauche soient accordés.

Je me regarde dans le petit miroir accroché dans le couloir et remarque que je ne me suis même pas maquillée. Je sors en vitesse ma trousse de maquillage de mon sac posé sur la petite tablette dans l'entrée. J'opte pour un rapide trait d'eye-liner marron et un coup de mascara pour faire ressortir mes yeux verts. Je mets un peu de blush sur mes joues et du rouge à lèvre couleur peau sur mes lèvres légèrement charnues. Je donne un peu de volume à mes cheveux bruns un peu trop plats, mets ma trousse de maquillage dans mon sac, attrape mes clés et sort en trombe de mon appartement en claquant la porte.

Quand j'arrive au bar, j'ai déjà plus de vingt minutes de retard. Il y a tellement de monde que je n'arrive même pas à croiser un regard familier. Soudain, je vois une main qui me fait de grands signes parmi la foule. Je m'approche tant bien que mal en esquivant les danseurs déjà ivres.

— Mon Dieu Isa ! T'en as mis du temps. T'étais où ? J'ai plein de trucs à te dire. Tu n'imagines même pas la journée qu'on a eue avec les filles. T'aurais vraiment dû venir.

— Je n'ai pas pu me libérer, mon boss avait besoin de moi. Un gros dossier, des milliers d'euros en jeu. Enfin tu vois, répondis-je à Sophie.

— Non, j'vois pas. Mais on s'en fiche parce que je vais me marier ! Allez viens t'assoir avec nous ! On ne t'a pas attendue, j'espère que tu ne nous en veux pas, me dit Sophie d'un ton déjà fortement alcoolisé.

Je m'installe sur la banquette entre deux autres filles du boulot de Sophie que je n'avais jamais rencontrées, faute de temps. Trois autres arrivent avec des verres et m'en donnent un. Moi qui ne bois jamais d'alcool, je me dis qu'un enterrement de vie de jeune fille n'a pas lieu si souvent que ça. Je bois cul sec le premier verre qu'on me propose.

Trois cosmo plus tard, je me lève un peu difficilement pour me rendre aux toilettes. Ma tête commence déjà à tourner et il m'est presque impossible de rester concentrée. Ma vessie est sur le point d'exploser et la queue pour les toilettes des femmes me paraît trop longue. Je décide alors de me diriger vers les toilettes des hommes ; après tout, ce n'est pas comme si je n'avais jamais vu d'hommes nus. Cette pensée me ramène à la dure réalité : cela fait déjà presqu'un an qu'aucun homme ne m'a vu nue. Ou ne m'a même touchée.

Je trébuche sur le pied de quelqu'un et me rattrape au lavabo d'un geste mal assuré. Je m'excuse platement pendant plusieurs secondes et me dirige vers les toilettes pour handicapés. J'ai l'impression de me vider de tout le liquide que j'ai dans mon corps tellement ce temps me semble interminable. Au moment de sortir, je n'arrive pas à ouvrir la porte. Après quelques secondes de panique, j'arrive à débloquer la poignée et m'approche du lavabo. Je me lave les mains, le savon sent vraiment très bon, une forte note d'amande m'arrive jusqu'aux narines. Au moment de me sécher les mains, un homme me chuchote au creux de mon oreille :

— Vous êtes vraiment très belle.

Je lève la tête et croise son regard à travers le miroir positionné au-dessus du lavabo. Je le regarde d'un air étonné. Je ne sais pas si c'est l'alcool qui fait ça, mais je le trouve beau. Un grand brun d'environ mon âge, aux yeux presque noirs, se tient derrière moi attendant que je réagisse à son commentaire. D'un sourire malicieux il me répète :

— J'ai très envie de vous.

J'ai l'impression qu'il se moque de moi. Comment pourrait-il être attiré par moi ? Je ne suis plus le genre de personne sur laquelle on se retourne dans la rue. Plusieurs secondes passèrent sans que je n'ose dire ou faire quelque chose, attendant que quelqu'un agisse à ma place. Il a dû ressentir ma gêne puisqu'il se dirige vers la sortie des toilettes en s'excusant. Je ne sais pas ce qui me prend, mais je l'empêche de sortir en l'attrapant par le côté de sa chemise. Il se retourne et me sourit. Je lui souris, un peu gênée. On se regarde, on se cherche. Je me rends soudainement compte que j'ai toujours un bout de sa chemise dans ma main droite. Je le relâche et je détourne le regard en rougissant.

Tout d'un coup, sans même comprendre ce qui m'arrive, je le tire vers les toilettes dont je venais de sortir. Je n'arrive pas à verrouiller la porte, je l'ai sûrement cassée tout à l'heure. Mais je m'en fiche. Je l'embrasse fougueusement, je ne me reconnais pas dans ce geste mais j'en apprécie chaque instant, comme si j'étais enfin l'actrice de ma propre vie. Il me plaque contre la porte et commence à soulever ma robe qui est déjà de trop. Je sens sa main sur mes cuisses, se rapprochant de mes nouveaux sous-vêtements. De ses doigts assurés, je le sens rentrer en moi. J'avais presque oublié la sensation que cela pouvait procurer. Je suis excitée comme je ne l'ai été depuis longtemps, et commence à enlever sa ceinture d'un geste franc. Je déboutonne son pantalon, et m'empare de son sexe dur et demandant. Comme si je n'avais rien oublié, je commence à monter et descendre le long de son membre au rythme de ses allers et retours dans mon corps. Je l'entends respirer de plus en plus fort dans le creux de mon cou ; je le veux en moi, là, maintenant. Je me retourne, mon ventre contre la porte et lui offre la cambrure de mon corps. Il accepte volontiers cette proposition et s'empare de mes hanches. J'arrive difficilement à contenir mes cris lorsque son sexe pénètre mon corps ; il me murmure doucement à l'oreille :

— Ne te retiens pas pour moi.

A ces mots, mon excitation s'accélère au rythme de ses va-et-vient. Et dans un cri que je ne peux retenir, l'orgasme le plus intense de ma vie parcoure mon corps. Je le sens jouir au moment où mon sexe se contracte de plaisir.

On reste plusieurs longues secondes, l'un contre l'autre. Je ne connais toujours pas son prénom, mais je me contente de profiter de ces derniers instants en sa compagnie. Je me dégage lentement de son emprise, me rhabille doucement en même temps que lui, réajuste mes cheveux et m'apprête à sortir des toilettes discrètement. Il attrape ma main et me demande d'attendre. Je le vois fouiller dans son pantalon et en ressortir une carte de visite.

— J'aimerais vous revoir, me dit-il en me tendant sa carte. Autour d'un café peut-être ?

J'attrape sa carte. Il s'appelle Samuel. J'aime bien ce prénom.

— Peut-être, lui répondis-je hésitante. Merci pour ce moment Samuel. Moi c'est Isa.

Je sors des toilettes, attrape mon sac resté sur la banquette, m'excuse auprès des autres filles et vais rejoindre Sophie qui danse avec son verre en plein milieu de la piste de danse.

— Je rentre So. Je ne me sens pas très bien, lui criais-je pour couvrir la musique assourdissante.

— Oh non ! Pas déjà ! J'ai l'impression de ne pas t'avoir vue de la journée, répondit-elle difficilement.

— Promis, je me rattraperai. Prends soin toi, lui-dis-je en l'embrassant sur la joue.

Je sors du bar dans un état second, je n'arrive pas à réaliser ce qui vient de se passer. Je hèle un taxi et lui indique mon adresse, j'ai besoin d'une douche et d'une tasse de café afin d'avoir les idées plus claires. J'arrive chez moi, dépose mon sac par terre à côté du miroir de l'entrée, enlève mes talons de dix centimètres, et me déshabille sur le chemin menant jusqu'à la salle de bain. Ma douche me fait le plus grand bien, comme si elle effaçait la dernière heure de ma vie. Pourquoi ai-je fais un truc pareil ? Je ne me reconnais pas. Je ne le connais même pas. Je ne le reverrai probablement jamais.

Je sors de la douche et regarde mon corps nu dans ce vieux miroir pour la deuxième fois de la journée. Mais cette fois, ce n'est pas tous mes défauts que je vois, mais tout ce que Samuel a embrassé, ce qu'il a touché, ce qu'il a aimé le temps d'un instant. J'enfile mon peignoir et m'empresse de rejoindre l'entrée de mon appartement pour y attraper mon sac. Je recherche la carte de visite que j'ai enfouit dedans à la va-vite. J'attrape mon portable et compose un message sans me soucier de l'heure: « Tu es libre la semaine prochaine pour un café ? Isa. »

 

 

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