Chambre avec vue
hel
« C'est un ailleurs
C'est une chambre avec vue
C'est un ailleurs
Un lieu où j'ai vécu
Quelques bonheurs
Passés inaperçus
Quelques douceurs
Avec une inconnue
Que j'ai connu...
C'est le grand air
C'est une chambre avec vue
C'est le grand air
Juste au coin de la rue
Une vie entière
De la fin au début
Douce et amère
L'ai-je vraiment vécue
Je ne sais plus
Je ne sais plus... »
Chambre avec vue, Henri Salavador
Paris, 25 juillet
Paris sans Fabienne. Paris déserté.
Je l'imagine en famille, dans ce rôle que je lui sais sans jamais l'avoir vue en représentation.
J'en crèverais. D'ailleurs j'en crève déjà, rien qu'à l'imaginer. C'est ça le manque. Ça transperce. De l'acidité plein la bouche, à digérer, recracher. Des images qui cherchent à remplir les blancs. Des images toujours sournoises, qui la cale contre d'autres peaux, la tête à la renverse.
Pendant ce temps j'ai aussi faim que froid.
En un mois, je n'ai eu droit qu'à quelques textos laconiques, trop pleins du soleil d'Italie.
Je tourne en rond, j'écris même plus.
Hier, j'ai encore reçu une lettre de refus. Un bon pavé sur la gueule. La dernière ? Au milieu des refus types, des mots qui font mal, « un manque de réalisme, d'atmosphère » quelque chose comme ça. Ça aussi j'en crève. C'est l'orgueil, la déception. Je ne sais pas comment dire ça en dehors de mots convenus qui me semblent bien en-dessous de ce que je peux ressentir.
Un néant. Un trou béant. Le rien ça s'écrit peut-être pas. Ou alors j'ai pas le talent, mais dans ce cas je préfère ne pas le savoir. Garder mes illusions.
Me faudrait une chambre avec vue. Pour oublier.
Salvador en boucle dans mes oreilles. Des soleils amers.
J'ai négocié avec Thierry.
— Envoie-moi n'importe où, quelque part en province, même le trou du cul du monde si y'a une belle vue. Je te ferais de la chronique locale, de l'artisanal qui a le vent en poupe, et tout plein de beaux portraits du plat pays.
Il a fait des yeux ronds comme des soucoupes, trop content de pouvoir se débarrasser de sa chieuse de service. De ma gueule défraichie qui trouve toujours à redire et lui crache ses fumées.
Ici c'est trop plein de mes échecs, de mes riens, de mes attentes qui s'enlisent.
Faut que je prenne l'air pour ne pas prendre l'eau.
Saint-Malo, 2 Août
Je me suis installée dans ma chambre avec vue. Une pension de famille. Une carte postale de Bretagne. Comme trou du cul du monde, on a vu pire. Même que ça me plait comme l'inattendu. J'imagine que Thierry doit tenir à mon confort, ou plus pragmatiquement à ce que je lui foute la paix le plus longtemps possible.
Le type qui tient la pension c'est Maurice. Peau tannée, accent d'ailleurs qui contraste. « Pied-noir de corps et d'esprit », il a dit quand je lui ai demandé. Jovial, chaleureux, bavard. Je pourrais en faire un personnage haut en couleur sur mes fonds blancs.
La méditerranée lui manque. Sa femme qui l'a trainé ici. J'ai déjà fait le tour de son baluchon.
— L'amour, il dit. Par amour on en fait des choses, de sacrées choses bordel !
Je le gave de questions, la curiosité m'occupe, la nouveauté met un petit bâillon sur le manque.
Il m'a dit « Et vous ? », « Pas d'amoureux ? Combien de temps vous allez rester.. ».
A poser trop de questions, j'en oublie que la curiosité est un truc qui finit par se chopper.
— Les hommes c'est pas mon truc, j'ai répondu.
— C'est parce que vous n'avez pas encore rencontré le bon.
Il a pas compris. J'ai pas insisté.
Il m'a donné une belle chambre. Des murs blancs, un bureau en acajou face à la fenêtre, la vue sur les bateaux à quai. L'horizon pour compagne.
Une de celle faite pour faire l'amour, y'a des endroits comme ça qui mettent les corps en perspective, de la suite dans les idées.
Pourtant la seule chose qui peut caresser mes nuits, c'est le vent.
C'est ballot.
Saint-Malo 10 Aôut
J'aimerais écrire. Les pierres grises, l'océan, les jours de vent qui tempêtent, les cols remontés des paletots d'hommes, les odeurs de tabacs froids qui flottent, leurs ombres qui scrutent les flots, toujours, qui espèrent, qui prient, reluquent l'indicible. Les odeurs, les marées, les vieilles femmes qui semblent avoir plus de mille ans dans les yeux, la gravité, la simplicité franchouillarde des gens. Un autre monde en forme de ressac.
La page blanche me sourit. Comme sourient les abysses.
C'est toujours comme ça avant de se lancer dans un nouveau projet, on collecte, on hésite, le cœur fébrile avant de s'offrir au néant, d'espérer le remplir de moelle et de vibrations.
Je n'ai rien écrit depuis la lettre. Pas même un article. Je dis à Thierry que je suis sur un truc, que bientôt il va recevoir tout ça en rafale.Qu'il en reviendra pas. J'en crois pas un mot, mais mentir, je sais si bien faire. Je pourrais presque me convaincre, sauf que j'ai la tête pleine de l'absence de Fabienne, ça me rend stérile.
Maurice dit que la fin de l'été approche, qu'après se sera désert. J'ai hâte.
En attendant je me lève aux aurores, profiter des plages désertées, l'océan rien que pour moi. L'eau froide qui bleuit la peau et fouette le corps. Me cingle. M'abrutit pour le reste de la journée. Assoupi un temps, le feu qui couve en moi. Un temps seulement car le feu est grand.
Y' a eu quelques familles ces jours-ci, jamais plus d'une nuit heureusement. Avec les repas servis en commun… J'ai imaginé, à scruter chacune des mères, ce que pouvait faire Fabienne avec son mari et ses enfants. Ça m'a rendue lointaine, comme un hobby. Un passe-temps caché qu'on laisse prendre la poussière dans un tiroir.
Y'a une jeune femme aussi. Noire désespérée, quand tu regardes bien, et faut pas longtemps pour faire le tour. Maurice a dit qu'elle avait eu des petits problèmes, en faisant des grimaces indéchiffrables censées m'éclairer.
— Elle est de Paris comme vous, une famille de notable. Ils l'ont éloigné, elle fait une cure, je ne sais pas de quoi, elle est là pour se requinquer, loin des tentations. Y'a sa grand-mère dans le coin, mais la gamine voulait son petit endroit pépère, tranquille.
Elle aussi, je pourrais la croquer en ligne, la mettre en abîme. Lui donner un peu plus de relief que ce qu'elle affiche tout en ombre.
Je pourrais la croquer tout court, je la sens ouverte, sauf qu'elle ne me fait pas envie.
Elle peint, dessine des cartes postales. Elle dit qu'elle va rester ici encore sûrement plus que l'été. Ses études la gonflent, ses parents la gonflent. Elle rêve d'une vie d'artiste, pour oublier cette réalité merdique. On en est tous là cocotte, je pense sans rien dire.
Elle me montre ses cartes qui me laissent froide. Trop pâles, trop d'un autre âge. Des capitaines en flanelle et des jeunes laitières au corsage tressé. Comme je sais pas quoi dire et que je veux pas la vexer, j'invente l'histoire de ces personnages à défaut d'écrire les miennes. Je vais quand même pas lui dire que ces trucs sentent la poussière des musés, l'étudiante en histoire, et que la plupart des gens s'en foutent des reliques. Elle peint comme j'écris, des trucs qui ne font vibrer que nous. Des bulles qu'on se façonne, qu'on couve avec passion. Des sas de décompression. Mais c'est insipide. En fait.
Saint-Malo 11 Août
Je commençais à passer à autre chose. J'étais sur le point vraiment.
J'ai même écrit trois articles, dont un sur les dentellières qui a emballé Thierry, au point de m'octroyer une double page (youpi !). Mais j'avoue que le travail des mains me fascine, cette minutie, cette patience. Des photos belles, en plus des lignes qui leur rendent bien hommage, transpirent une rusticité charmante. Un truc qui va plaire à la citadine de base.
Donc je m'installais, et patatras. Message de Fabienne, battements de cœur, bourrasque, sueurs, et alors que je m'étais promise de l'envoyé chier, j'attends fébrile qu'elle me rejoigne, peut-être juste le temps d'un café qui va finir de me refroidir, avant qu'elle ne disparaisse finir ses vacances chez sa belle-famille.
Saint-Malo 20 Août
Je me suis dit « tu la joues froide, détachée et rien à foutre de rien. »
Mais Fabienne. Son parfum. Ses courbes connues. La cambrure de son dos, ses cuisses pleines et épanouies. Et ce soleil d'ailleurs mélangé à sa peau. Belle, trop. Une couleur d'olive murie, prête à la consommation. J'ai croqué. Ses seins bronzés qu'elle avait dû laisser prendre l'air tout l'été, son petit cul blanc qui se tortillait au contact de mes lèvres. Direct sans rien attendre, rien demander ni recevoir, je lui ai offert ce qu'elle était venue chercher. Deux ou trois orgasmes, un après-midi de chaleur et de draps froissé. Elle a vu mes carnets ouverts, mes pages blanches.
— T'écris pas ? elle a demandé.
Y'a qu'une chose qu'elle aime en dehors de ma langue : l'idée que j'écrive. Je sais pas pourquoi. Je cherche même pas à comprendre quel scénario elle se tisse pour s'émoustiller. Voilà peut-être ce qui me contente dans notre relation expresse, en dehors de mes envies furieuses de son corps, quelque part cette attente me pousse. M'alimente.
Les histoires qui marchent sont toujours des histoires alimentaires. Celui qui bouffe, celui qui se fait bouffer. Le reste c'est de la broderie pour dissimuler la réalité carnivore.
Je lui demande de rester pour la nuit. Je lui demande plaquée contre son dos, une main aventureuse et souple entre ses cuisses, l'autre qui attrape ses cheveux, tire sa nuque, son oreille jusqu'à ma bouche. Je susurre, y chuchote suppliante des promesses aguichantes, qu'elle repousse d'un gémissement.
Quand elle part, je chiale.
Juste avant je reste chienne. A ses pieds, dans l'espoir d'une dernière caresse.
Je lui demande pas ce qu'elle va faire, si elle pensera à moi. Je laisse le silence se rhabiller. Entre nous c'est rien qu'une histoire de peau, de fluide, de lit à refaire.
Et puis je crève à nouveau.
Je me promets rien à moi-même. Je sais déjà que je ne me préserverais pas. Je sais pas faire. Pas avec elle.
Je regarde les pages blanches. L'abysse qui me nargue.
Les bateaux par la fenêtre. La carte postale calée entre deux carreaux que m'a offerte l'étudiante.
A force de la reluquer, elle me parait moins laide, plus proche, délavée comme je me sens à l'intérieur.
J'effleure le papier, le blanc du cahier.
Et je jette dessus l'océan, ma chambre avec vue. Noyer son odeur, l'envie d'encore qu'elle a laissée.
"Elle peint comme j'écris, des trucs qui ne font vibrer que nous. Des bulles qu'on se façonne, qu'on couve avec passion. Des sas de décompression. Mais c'est insipide."
· Il y a environ 9 ans ·Hé bien, les trucs qui ne font vibrer que vous et vos mots insipides sont pour moi un énorme coup de coeur! J'ai commencé a lire sans conviction et chaque mots, chaque phrases m'ont pris aux tripes! Je vous ai trouvé belle...J'ai crû en tout ce que vous avez exprimé...Et je trouve ce texte très érotique dans ce qu'il laisse deviner et ne laisse pas voir...C'est fort, puissant...Quel écriture!!!BRAVO!!!
Mickael Froideval
Oh merci, merci. Contente de vos impressions, que vous l'ayez ressenti ainsi, c'est chouette, d'autant que se soit fait au fil du texte ! :)
· Il y a environ 9 ans ·hel
Une belle plume ! Cette histoire est bien menée ! Poétique à souhait au début. J'aime !
· Il y a environ 9 ans ·nadege-chatellier
Merci ! :)
· Il y a environ 9 ans ·hel
fort. très. Je sais pas trop quoi laisser d'autre ici. Mais ouais.
· Il y a environ 9 ans ·ellis
Merci Ellis, ton ressenti en un mot me va très bien.
· Il y a environ 9 ans ·hel
Ces moments de bonheur passés inaperçus ça vaut quand même le coup de les avoir vécu, non ?
· Il y a environ 9 ans ·Très beau texte ! Vivifiant mais oppressant et terrifiant. Malheureusement …je vote pour cette fenêtre ouverte avec vue sur le possible…
erge
Je l'espère pour elle, oui, une autre vue sur le possible et sans regrets derrière.
· Il y a environ 9 ans ·Merci pour ces impressions :)
hel
Je pense que c'est un peu " Soft " !! pour le concours de nouvelles érotiques, rajoute quelques éléments un peu plus piquants :) !! et ça devrait le faire...
· Il y a environ 9 ans ·marielesmots
Merci Marie pour ton avis,, j'ai resalé un peu, oui, quelques passages, comme je l'avais pas écrit dans cet esprit là, je vais essayer d'y repenser autrement, voir si d'autres étincelles peuvent jaillir.
· Il y a environ 9 ans ·hel
Et dites (pour ceux qui ont lu) si jamais vous repassez par là, vous croyez que ça pourrait le faire pour le concours de nouvelles érotiques que je viens juste d'apercevoir ?
· Il y a environ 9 ans ·ça me semble peut-être un peu "gentil" mais en faisant monter la mayonnaise, non ?
hel
À mon avis oui tu peux (et tu as un vote d'assuré ;) )
· Il y a environ 9 ans ·ade
Merci Ade, j'ai aucun recul sur ce qui peut passer ou non sur mes propres textes, dans ce registre là, je vais rajouter deux trois petits grains de sel mais pas plus, et puis on verra bien :)
· Il y a environ 9 ans ·Merci en tout cas ;)
hel
Oui rajoute des petits grains de sel pour que ce soit un peu moins soft et hop ça va aller ;)
· Il y a environ 9 ans ·ade
Vous rendez palpables les sensations que l'on peut avoir quand on se sent tomber dans ses abysses, merci !
· Il y a environ 9 ans ·julia-rolin
Si les sensations passent, c'est chouette, je demande rien de plus.
· Il y a environ 9 ans ·Merci pour la lecture et l'impression.
hel
Hel une fois de plus...j'adore.
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Je suis bien contente alors :)
· Il y a environ 9 ans ·Gros merci.
hel
Je suis bien contente alors :)
· Il y a environ 9 ans ·Gros merci.
hel
Oh génial très beau texte, des formules tip top, du jeu avec les mots et un ressenti qui doit en toucher plus d'un, bravo et merci chouette texte !
· Il y a environ 9 ans ·Christophe Paris
Merci Christophe, chouette alors !
· Il y a environ 9 ans ·hel
Splendide ! Je découvre votre écriture et sincèrement très belle plume. Un texte fluide, qui transperce, qui par instant fait écho. C'est fort, bouleversant, j'adore !
· Il y a environ 9 ans ·ade
Merci beaucoup Ade, je suis bien contente que cela ait pu faire tilt comme ça :)
· Il y a environ 9 ans ·hel
Franchement superbe, j'adore , les ressentis, les sarcasmes, l'ironie, même le cynisme !! ta plume quoi !! Bon à part que tu es une belle lâcheuse, qui fait des apparitions quand bon lui semble... j'adore te taquiner, mais on ne peut être partout à la fois... Merci Hel de cet écrit fort réussi
· Il y a environ 9 ans ·marielesmots
Oui, oui je confesse et fais pénitence, je suis un papillon, je volage, mais, mais, mais ...je reviens toujours ! ^^
· Il y a environ 9 ans ·Contente que cela t'ait plu, d'avoir offert à ma curiosité cette première réaction.
hel