De toute façon, tu étais déjà là.
chevalier-neon
-L’attente a duré quinze heures. Mais quinze heures, c’était l’éternité, tu comprends. Une éternité durant laquelle je suis demeuré dehors, fou et malade, malade et fou, malade et désespéré, c’est la même chose : quand on tombe malade, c’est à cause d’un virus qui détruit notre organisme, quand on devient désespéré, c’est à cause d’un virus qui détruit notre mental. Enfin, tu comprends, le désespoir, à l’inverse de la cruauté, ne peut toujours venir que de l’extérieur… Alors, quand on est désespéré, on se dit forcément que l’on le sera toujours, puisque le monde jamais ne change, et parce que l’on se dit ça, parce que l’on n’a à priori aucune raison rationnelle de cultiver encore de l’espoir, le désespoir plus encore se creuse. Alors malade, oui, j’étais profondément malade, d’une maladie aussi profonde que mon cœur. C’est pour cela qu’il ne faut pas avoir un cœur profond, tu sais. Les cœurs profonds, ils deviennent malades à cause des cœurs qui ne le sont pas. Ces cœurs-là, ceux qui ne sont pas profonds, ils sont juste cruels. Le monde, c’est la guerre des cœurs.
-Donc, toi, tu es en train de me dire que tu as attendu durant quinze heures, ou plutôt une éternité, alors même que tu étais désespéré ?
-Oui, c’est tout à fait ça !
-Mais, qu’as-tu pu ainsi attendre ? Je ne peux pas comprendre, lorsque l’on est désespéré, cela veut dire que l'on n'attend plus rien mais, si tu attendais quelque chose, dans le fond, c’est qu’il te restait un espoir infime, n’est-ce pas ?
-Mais, c’était lui, l’espoir. L’espoir qu’il arrive. Je le savais, qu’il arriverait, puisqu’il devait en être ainsi, alors, puisque ma raison le savait bien, je l’attendais avec ma raison.
-Tu l’attendais… « avec ta raison » ?
-Mais pas avec mon cœur. Parce que c’est mon cœur qui a été blessé par le monde, c’est lui qui était désespéré, et lui, mon cœur, il n’espérait rien, il n’attendait plus rien. Pas même lui que ma raison pourtant s’attendait à voir. Tu comprends ; le cœur a cette fâcheuse habitude de se détacher de la raison, ou peut-être est-ce la raison qui se détache du cœur. Quoi qu’il en soit, lorsque les deux se séparent et créent dans le soi intérieur cette dichotomie qui nous oblige à vivre, suivant les circonstances, soit avec l’un, soit avec l’autre, mais jamais les deux en même temps, alors toute harmonie disparaît et voilà que se déchire jusqu’au sens le plus profond de soi. Moi, je n’avais aucun sens de moi. Ni de rien du tout alors. Avoir le sens de soi, c’est avoir le sens de la vie, mais pour connaître le sens de la vie, il faut comprendre le sens du monde ; or, lorsque l’on devient désespéré et que se fait cette dichotomie, c’est bien justement parce que le monde nous a tant blessés et s’est montré si cruel, désaccordé et injuste qu’il n’est à nos yeux plus aucun sens que l’on puisse y trouver.
-Alors, tu veux dire que, puisque dans ces cas-là, le cœur et la raison ne peuvent s’utiliser en même temps… Toi, à ce moment-là, quand tu attendais, c’était avec ta raison, n’est-ce pas ? Tu attendais avec ta raison, puisque ta raison était au courant qu’il viendrait. Si ce n’avait pas été avec ta raison, tu n’aurais pas attendu.
-C’est exactement cela. Ma raison, ma conscience, mon intelligence : appelle ça comme tu le veux, en tout cas, « ça » le savait. C’est pourquoi je me suis évertué à n’écouter que « ça » afin de trouver le courage d’attendre même si, au fond de moi, mon cœur que j’avais mis en veille continuait malgré moi à battre et à chaque coup, il semblait battre dans le vide. Parce que lui, désespéré, il ne croyait pas qu’il viendrait. Mon coeur voulait me dire de rentrer, de me reposer, d’oublier tout cela et que je ne devais pas me rendre plus malade que je ne l’étais ou bien j’étais destiné à mourir.
-Alors durant quinze heures, pendant toute l’éternité, tu as attendu en faisant combattre ta raison et ton cœur ? Tes connaissances et tes sentiments ?
-Ils se sont battus entre eux, c’est vrai. Moi aussi je me suis battu. Contre tous les deux. Parce que leur bataille n’était pas sans risque, des conséquences en ont aussitôt découlé. Des blessures graves. Moi, je me battais contre les troubles psychosomatiques. Je peux t’assurer que quinze heures sont bel et bien une éternité quand elles sont passées dans des souffrances physiques insoutenables, si bien que l’on croit mourir. Je me disais, tu sais « mais ce n’est pas possible, je ne passerai pas la nuit, même s’il vient, je mourrai ce soir. » Entends-le, je n’avais plus de force. J’avais même oublié ce que ce mot pouvait bien vouloir dire, le concept m’en était devenu totalement étranger. Je n’étais plus moi. Enfin, bien sûr, je ne suis plus moi depuis longtemps suite à cette dichotomie entre le cœur et la raison, mais là, c’était pire ; en fait, je n’étais carrément plus humain. Une loque. Une épave. Même à présent que tout cela est enfin fini -mais enfin n’est peut-être pas vraiment le mot approprié -je me demande comment ma raison seule a pu suffire à combattre contre les certitudes de mon cœur afin de me donner le courage d’attendre son arrivée.
-Mais moi, je crois que je connais la réponse.
-Pardon ?
-Mais… oui. La raison pour laquelle tu as pu trouver le courage d’attendre… Ton cœur se battait contre ta raison en lui disant d’abandonner, c’est vrai, mais quand il se battait contre elle, c’était seulement avec ses arguments, ses convictions dues au désespoir : la certitude juste que celui que tu attendais ne viendrait de toute façon pas.
-Oui. Et alors, je ne vois pas où tu veux en venir.
-Mais, le désespoir et les convictions de ton cœur ne sont pas tout ce qui constitue ton cœur.
-Quoi ?
-Je veux juste dire que quand ton cœur se battait contre ta raison avec son désespoir et les certitudes qui en découlent, il ne pouvait pas se battre en donnant tout de lui-même car justement, tout cela n’est pas tout lui-même.
-Toi… Ce à quoi tu es en train de penser…
-Ton cœur, en même temps que ce désespoir sans fond que tu décris, c’est aussi de l’amour.
-De l’amour…
-Plus ou moins avoué. Plus ou moins accepté. Plus ou moins compris. En tout cas, de l’amour. Et c’est à l’évidence sans son amour que ton cœur se battait contre ta raison. Et alors que ta raison se battait contre lui en donnant tout d’elle-même, ton cœur désespéré, lui, se battait contre elle sans tout donner de lui-même. Parce qu’on ne se bat jamais avec de l’amour, parce que l’amour n’est pas une arme. Et ton cœur, parce qu’il a depuis toujours eu cet amour en lui depuis que tu connais cet homme, tout au fond de lui, il n’était pas tout à fait certain de vouloir t’empêcher d’attendre. Il n’était pas certain de persuader ta raison de renoncer. Parce que ton cœur désespéré aime encore ; c’est cet homme qu’il aime. Alors, ton cœur, malgré tout, sans le dire, il voulait un peu encore attendre avec ta raison. C’est pourquoi il n’a pas pu gagner contre elle. Au lieu de vouloir la dissuader totalement, une partie de lui s’était rangée à son côté. Cette partie amoureuse s’était rangée du côté de ta raison par désespoir aussi, c’est vrai ! Néanmoins, elle s’y est rangée tout de même. Ton cœur muni de son désespoir et ses convictions seuls ne pouvait pas gagner. Alors que tu as réussi à attendre durant une éternité malgré tes souffrances, tu es persuadé que seule ta raison est maîtresse de cette victoire mais ce n’est pas vrai : avec elle, il y avait aussi cet amour, l’allié silencieux.
-Je voulais le voir… Voir cet homme, je le voulais coûte que coûte, et je me disais que s’il ne venait jamais alors, je pourrais mourir sans regrets, mais…
-Mais tu te disais que si par miracle, il venait -car ainsi il devait en être de toute façon - alors, tu vivrais. Non, ce n’est pas tout. Tu vivrais mais en plus de cela, tu vivrais le cœur tellement plus léger ! Alors, tu as attendu et…
-Et tout a sombré dans le néant.
-Quoi ?
-Tout. La souffrance, la peur, l’angoisse, le chagrin, la tristesse, la solitude, la déréliction, la rancœur, la culpabilité, les atroces douleurs physiques, le sentiment d‘une mort imminente, ces battements de cœur dans le vide, et le désespoir… Bref, tout ce qui est venu du monde extérieur a disparu dans le néant dès lors que, au bout de l’éternité, cet homme est venu.
-Et alors ?!
-Et alors, je me suis rendu compte que si j’avais eu aussi peur, c’est que pour moi cet homme n’avait toujours été que comme un rêve ; juste trop beau pour être vrai.
« Seulement, tu vois, il était vrai, et c’est justement en cela qu’il était beau.
Et même le plus beau des rêves n’est rien
comparé à une belle réalité.
(28/04/2012)
Je pensais que les fées n'existaient pas... Je suis heureux d'avoir survécu pour finalement apprendre que si.
· Il y a plus de 12 ans ·Victor Khagan
le désespoir vient de l'intérieur, et la cruauté de l'extérieur.
· Il y a plus de 12 ans ·arthur-roubignolle