Débâcle

petisaintleu

Nulle annale ne mentionnait la date de sa création. Aucun plan n'avait jamais été établi. Comment aurait-il était possible d'en dresser un ? On menaçait les enfants de les y conduire s'ils refusaient de manger leur soupe. La nuit, quand le brouillard l'enveloppait telle une muraille dont on ne pouvait nier une antinomique et fragile beauté qui tranchait avec les faubourgs crasseux, on pouvait entendre d'étranges borborygmes que certains qualifiaient de novlangue.

J'ai une vie de peu. J'aurais aimé, je rêvais, puisque l'onirisme échappait encore au cloaque administratif – quoique des bruits circulaient sur des progrès qui permettraient bientôt de violer jusqu'à l'intimité des pensées – de pouvoir vivre de mes opinions. C'eut été s'exposer à des tracas que ma pusillanimité m'interdisait. J'avais opté pour le métier de cordonnier qui me permettait, grâce à la répétitivité des tâches, de m'oxygéner l'esprit sans en avoir l'air. Surtout, je ne devais remplir que quelques feuilles chaque trimestre qui se limitaient à renseigner la nature des cuirs et des clous utilisés  – à vrai dire, il y avait tout un chapitre consacré au changement d'outils. J'avais toujours échappé à cet exercice en utilisant les ustensiles antédiluviens de mon prédécesseur. Au final, leur maniement peu aisé n'était pas inutile comparé aux heures que j'aurais perdues dans les milliers de cases à cocher.

Je ne compris pas pourquoi je reçus le formulaire AK17. À n'en pas douter il y avait une erreur. Il était destiné aux voyageurs de commerce qui devaient, au retour d'un déplacement au-delà des limites du district, se soumettre à renseigner le document de soixante-quinze pages. Cette contrainte expliquait que les candidats fussent rares et se traduisait par le manque de variété sur les marchés. En le relisant je compris : une inversion avait été faite sur la première page du questionnaire, inversant mon nom, Bottier, et ma profession.

La dernière fois que j'ai franchi le sas après m'être plié aux trente-deux contrôles sanitaires qui assuraient une parfaite herméticité prophylactique, c'était pour déclarer la mort de Maman. Il me fallut renseigner le sinistre B222. Après trois mois de paperasses et le cadavre de ma mère qui finissait de se décomposer à la cave, j'abandonnai le MG12, le passe-droit qui m'aurait permis une fois rempli de basculer sur le NA5, sésame pour me marier avec Rosalie.

Une fois que j'eus franchi la barrière, un sentiment de glaçante uniformité m'envahit. Les bâtiments s'égrenaient en des pâtés minéraux d'où s'échappaient par-delà les fenêtres carcéralement grillagées une agonie de lumière électrique. Seules des plaques émaillées les différenciaient, correspondant chacune à un imprimé. Personne n'était en mesure d'en connaître le nombre exact, tant chaque année voyait son nouveau lot de tracasseries bureaucratiques.

Il ne me fallut que deux jours pour trouver la bâtisse. J'étais donc dans les temps. Au bout du troisième, j'eus été contraint de renoncer et j'aurais dû me soumettre à mon retour au redouté LK8 pour justifier de ne pas m'être rendu dans les temps à la convocation.

Mon cas fut vite résolu. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n'existait aucune procédure pour corriger les erreurs de la fonction publique, terme d'ailleurs à tel point tabou qu'il n'existait simplement pas dans le jargon des gratte-papiers.

Pour y remédier, la solution fut vite trouvée. Il suffisait de me rayer de la liste. Demain, je serai au bout d'une corde, avec pour seule faute de m'appeler Marchand. Le poids sur mes épaules sera bientôt oublié. Un soulagement.

(1)   Pages retrouvées sur le matricule 765 654 le jour de sa pendaison pour insubordination, camp 312, île Solovki, district de Nouvelle-Zemble, le 15 juin 2021. Ses coreligionnaires s'en réjouirent, non pas de sa mort à proprement parler, mais parce qu'ils se partagèrent sa maigre ration.

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