Débouchés
petisaintleu
Les premiers mètres suivant notre téléportation, nous tombâmes sur des centaines de graffitis à caractères sataniques. Pas de quoi fouetter un chat noir. Les étudiants s'intéressent à tout ce qui est sensation forte, la drogue, le sexe et les sciences occultes. Il faut bien que jeunesse se passe. Et je suppose qu'à Columbia, ils devaient jalouser les membres des Skull and Bones de Yale ou du Fly Club d'Harvard. Ils réglaient leurs différends à coups de crosse lors des matchs de hockey, voire plus, s'ils croisaient des pom-pom girls.
Une fois passés les vingt premiers hectomètres sans avoir, par miracle, glissé sur un charnier de préservatifs ou s'être fait éperonner par une seringue, nous atteignîmes le premier cercle de l'enfer. Nous y croisâmes Socrate, Saladin et Cornelia. C'est ainsi que je nommai les premiers rats rencontrés.
J'entendis un bip. Il est heureux que les opérateurs étrangers vous rappellent à leurs bons souvenirs mercantiles, dès que vous avez posé un bout d'orteil sur leur territoire. J'avais oublié mon téléphone dans une poche intérieure de mon blouson. Goethe nous accompagna dès lors : « Mehr Licht » pour, à défaut de nous éclairer, avoir suffisamment de clarté pour progresser.
Sept ans au Tibet a connu un large succès cinématographique. Il est vrai que Brad Pitt fit d'Heinrich Harrer, le héros du film, un charismatique alpiniste qui sympathisa avec le dalaï-lama. Derrière cette façade se cache une toute autre réalité : bienvenue en Nazie.
Au-delà des théories raciales, tout un mysticisme, appuyé par l'Ahnenerbe, se traduisit par de nombreuses recherches « scientifiques ». En 1938, le Hauptsturmführer Ernst Schäfer mena une expédition pour chercher sur les hauts plateaux himalayens les origines de la race aryenne. Pire encore, certains des plus hauts dignitaires SS, adeptes de l'ordre de Thulé et de ses pensées ésotériques, croyaient dur comme la Croix de fer à la Terre creuse. D'après eux, je ne m'attarderai pas sur ces théories fumeuses, des géants habiteraient un monde souterrain, sans doute des survivants de l'Atlantide, de Mu ou de la Lémurie.
Ce serait donc la raison pour laquelle ils envoyèrent des émissaires vers le toit du monde, tout comme ils s'intéressèrent à l'Antarctique en prenant possession de la Nouvelle-Souabe ou au Spitzberg, autant d'entrées supposées vers ce monde intérieur.
Nous progressions depuis des heures. J'en fis l'expérience lors d'un stage de spéléologie dans les Pyrénées. Dans les entrailles, le temps n'a plus d'emprise. Contrairement aux étudiants de Columbia qui se jettent dans l'aventure à qui mieux-mieux, trois pointures m'accompagnaient. Alfred fréquenta les carrières de Vailly-sur-Aisne ou la caverne du Dragon. Autant de lieux où le corps-à-corps à la baïonnette remplaçait les obus en guise d'extrême-onction. Par ses compétences en topographie, acquises en se frottant au génie militaire de Napoléon, Henri nous conduisait dans ce dédale sans coup férir. Quant à Vidocq, il me confirmait que j'étais entre de bonnes mains, même s'il n'y en avait que cinq. Lui, il transposait son don de physionomiste sur les murs. Chaque changement dans la nature du matériau, chaque aspérité le renseignait sur notre direction et sur l'inclinaison du chemin.
Il est certain que nous avancions en des lieux que personne ne fréquentait plus depuis longtemps. Aidé par quelques coups d'épaule pour forcer des portes qui entamaient notre progression, nous perdîmes toute trace de civilisation contemporaine.
J'avais comme une étrange sensation qui me prenait aux tripes, celle de n'avoir plus au-dessus de nous la mégalopole. Je ne savais pas si cela était dû au silence qui nous enveloppait, à peine perturbé par nos respirations ou le bruit de nos pas.
Nous parvînmes à un carrefour dont la physionomie ne ressemblait en rien à ce que nous avions suivi jusqu'alors. Un plafond relativement haut, d'une dizaine de mètres de haut, le chapeautait. Surtout, en son milieu se dressait un amoncèlement de pierre et des drapeaux à prière multicolores. Sans doute, les facéties de quelques étudiants qui seraient fiers, une fois rentrés au campus, de se transformer en moulins à paroles pour raconter leur exploit. Par prudence, peut-être aussi par une sourde superstition, nous les contournâmes par la droite pour suivre la direction de l'est.
Les parois se métamorphosèrent. Nous touchions la roche nue, sans l'artifice bétonné qui nous accompagnait depuis le départ. Des filets d'eau s'en échappaient et une fraîcheur, alimentée par un vent de face, nous glaçait les os. Plus étonnant, la déclivité s'accentua nettement, à tel point que mes mollets finirent par me demander pitié, si tendus que j'eus l'impression qu'ils allaient exploser. Nous décidâmes de faire une pause, rien ne pressait après tout. Je distribuai des barres énergétiques enfouies dans mon sac, précaution prise depuis que je méfiais des régimes alimentaires subis lors des derniers sauts dans l'inconnu.
Henri fut pris de vomissements. Vidocq saigna du nez. Arthur se tint la tête et entama un monologue incompréhensible. Quant à moi, je nageai dans un environnement ouaté. Je me prenais pour un scaphandrier, retenu au fond de l'eau par le poids de ses semelles de plomb. C'est idiot pensai-je. Nous avions pris par une entrée secrète qui nous menait au firmament d'une tour de Manhattan. Avec le recul, je m'étonne de la stupidité de ma remarque. Il n'y a pas de cas avéré du mal aigu des montagnes en haut de l'Empire State Building, ni même des Twin Towers avant qu'elles ne regagnent le plancher des vaches dans la précipitation.
Nous étions comme des astronautes, collés à leur siège par la gravité. Nous eûmes tout juste le courage de nous rapprocher pour nous réchauffer de la chaleur de nos corps, un peu comme les manchots empereurs qui se regroupent en colonie au cap Washington, alors que je me collais contre Henri. « Un peu comme les chiens au Groënland qui se lovent pour survivre à la tempête polaire » furent mes dernières pensées avant de sombrer dans une profonde léthargie.
Après une éternité, je me frottai les yeux. Je pensai à des phosphènes, ces compagnons de mon enfance.
À cette époque, je me persuadais qu'ils étaient des farfadets venus me visiter. Je fermais les yeux pour appuyer sur mes paupières. La pression exercée sur les vaisseaux sanguins de mon humeur vitrée me transportait dans leur monde, peuplé de formes étranges, proches de visions chamaniques. À une lumière blanche auréolée de traînées sombres succédaient des formes flottantes. Un bestiaire psychédélique se présentait formé de cercles, de poussières, de cristaux ou d'étoiles.
Le jeu consistait, après les avoir baptisés de divers sobriquets, à les suivre tandis qu'ils devenaient de plus en plus diaphanes avant de disparaître dans l'éther de mon lobe oculaire. Par la force de mes pensées, je parvenais quelquefois à en créer. Avec beaucoup de concentration, je pouvais les colorier de rouge alizarine, de bleu cobalt et de vert smaragdin.
Ici, ce fut moins coloré, un blanc immaculé, un point. Il se démarquait si nettement de l'obscurité dans laquelle nous étions plongés que je l'interprétai comme un impérieux appel à le rejoindre. Je fis de mon mieux pour réveiller mes camarades et pour les encourager. Je ne me sentais pas peu fier de montrer l'exemple, moi, qui n'avais connu ni le bagne, ni la retraite de Russie, ni le fort de Douaumont. En me relevant, je fus pris d'un étourdissement. Le héros devait tout de même se ménager.
Un coup barré de dynamite vitaminée et nous reprîmes notre marche, à moitié en rampant, à moitié sur les genoux, mutés en protées anguillards humains. À vrai dire, aucun d'entre nous n'avait de vocation cavernicole.
Nous nous hâtâmes donc lentement, tant chaque respiration tenait du calvaire. La lumière se faisait si vive que j'en pleurais. Et, ce manque de repères ; nous étions à bout, sans pour autant voir le bout du tunnel. De chas d'une aiguille, le point se fit pièce de deux euros. Quand nous en fûmes au diamètre d'un ballon de football, nous nous décrispâmes malgré le froid qui gerçait nos lèvres.
Quand nous quittâmes New-York, une douce température automnale nous enveloppait. Jo Dassin et son Été indien n'était pas loin. En débouchant sur l'extérieur, nous l'avions deviné, nos pas marquèrent la neige vierge. Je ne sais pas si le temps est changeant sur la ville. Ce n'était pas le problème.
En face de nous, des sommets nous accueillaient, acérés. La pureté cristalline de l'air nous les faisait toucher du doigt. Le bleu cobalt du ciel nous confirmait la proximité de la stratosphère et notre sensation de décollement de nos plèvres.
Nous étions adossés à un pic rocheux. Fort heureusement, devant nous se présentait une pente relativement douce. En contrebas, nous apercevions ce qui pouvait prétendre être une vallée où s'accrochait ici et là de la verdure.
Au fur et à mesure que nous dévalions la pente, nous reprenions souffle. L'oxygène se faisait moins rare et nous étions animés par la joie de retrouver le moindre indice que nous approchions d'un lieu habité.
Ce n'est pas ce que nous appellerions un village, ni même un hameau, qui se présenta à nous. Trois cabanes miséreuses et trapues, de larges murs de pierre coiffés d'un toit en pignon posaient le cadre. Nous n'étions pas à Saint-Moritz. Après avoir frappé, une femme, tannée comme un vieux cuir nous ouvrit. J'aperçus quatre personnes attablées. Quand il se retourna, je le reconnus immédiatement.
Waooouh !!! Je vais manquer de qualificatifs !!! C'est trop bien fait, quel travail et quelle plume !!!
· Il y a environ 10 ans ·marielesmots
Décidément ! Moi aussi, j'adorais les phosphènes dans mon enfance ! Lais, je ne connaissais pas le nom. Tu viens d'enrichir mon lexique.
· Il y a environ 10 ans ·L'expédition se poursuit avec plaisir.
veroniquethery