Début de journée

Stéphan Mary

Elle poignarde méthodiquement tes blessures les plus profondes puisqu'en toute confiance tu lui avais livré le contenu de tes silences.

Début de journée

 

Tu entends le réveil, tu l'éteins et somnole encore un peu. C'est sans compter sur ton chat qui attend impatiemment sa gourmandise du matin. Tu ouvres les yeux et regarde la pièce. Tu ne supportes pas de dormir dans le noir complet aussi as-tu des doubles rideaux qui filtrent la lumière du dehors. Tu te lèves et pose ton regard sur la personne avec qui tu as passé la nuit. Tu n'as pas beaucoup de souvenirs. C'était pas mal sans plus. Tu te diriges vers les toilettes, le chat sur les talons. Chasse d'eau, nettoyage des mains, un bref coup d'œil dans la glace. Bof ! Sans plus là aussi. Il est temps de passer à la vitesse supérieure. Tu ouvres une boite de thon pour ton félin qui se caresse sur ta jambe en ronronnant pour te remercier. Tu fais chauffer un café. 
Tu soupires : prendre encore tous les jours, plusieurs fois par jour, toujours régulièrement et surtout ne pas oublier ces foutus médicaments. Parfois tu en as assez d'avaler ces pilules de toutes les couleurs mais on t'a tellement dit qu'elles sont indispensables que tu acceptes de faire un effort. Pas envie de mourir avant d'avoir vécu un certain nombre de choses ce qui invariablement te ramène à elle. Elle ! Aussi indispensable que l'oxygène. Elle, ton poumon sensoriel, ton amour artériel, tes sensations plurielles. Elle ! Celle là même que tu aimes et qui brutalement a mis un terme à votre histoire, ne supportant plus de t'attendre et de s'endormir sans toi, lassée de tes "Je finis mon texte, je n'en ai pas pour longtemps, j'arrive mon amour". Tu n'as pas su lui expliquer que si tu te couchais plus tard, de plus en plus tard, de moins en moins en même temps qu'elle, ce n'était pas à cause d'elle. Tu as tellement aimé la prendre par la main direction la chambre des "je t'aime" murmurés, gémis, hurlés puis chuchotés. La prendre dans tes bras et enfin vous endormir l'un contre l'autre, une main sur son sein et l'autre alanguie, posée juste là dans son entre cuisse, là où vous aimez vous perdre ensemble, partir ensemble très loin, très haut dans une petite mort qui vous ouvre tout grand l'accès au plaisir ultime : le bonheur. Votre désir/plaisir ne se raconte pas mais se vit avec une telle intensité partagée à la seconde précise où vous vous regardez les yeux dans les yeux, cet instant où tu la vois partir, quand elle s'enroule autour de toi gémissant un "viens, viens maintenant" et qu'enfin tu te lâches pour la rejoindre dans un ultime "je t'aime". Tu aurais tellement aimé l'aimer en faisant l'amour du coucher du soleil jusqu'à l'aube naissante, l'aimer toute la journée, tous les jours, toutes les nuits mais tu as fini par te coucher de plus en plus tard. Tu appréhendais le temps des douleurs qui arrivaient surtout la nuit, des douleurs qui te sortaient du lit en bondissant, gémissant pour ne pas crier une souffrance à chialer. Tu en es arrivé à avoir peur d'aller t'allonger. Ce n'était pas parce que tu ne la désirais pas, bien au contraire mais l'angoisse de ton corps tétanisé commençait à prendre le dessus. Cauchemars éveillés.

Lorsqu'enfin tu te glissais précautionneusement dans les draps commençait un long voyage silencieux, croisière des émotions sur une mer calme avec comme seul horizon l'espoir que ça dure toujours. Elle dormait si bien, si belle, décibels d'un souffle régulier que tu ne voulais pas interrompre. De fait tu maîtrisais l'envie folle de la réveiller par des caresses très légères surtout sur son torse si particulier que tu survolais avec un plaisir fou. La douceur de sa peau, son visage adoré, ses yeux fermés, le tout participant sans doute à de longues discussions avec Morphée. Tu as tellement envie d'elle, tellement. Tu l'aimes beaucoup plus que la vie. Et tout compte fait, la vie n'est pas si importante si tu dois vivre sans elle. Tu l'aimes ! Mais elle ne veut plus de toi et sans ménagement elle te met à la porte de sa vie. La virulence de ses propos t'assomme. Elle poignarde méthodiquement tes blessures les plus profondes puisqu'en toute confiance tu lui avais livré le contenu de tes silences. Elle seule connait les plaies sur lesquelles il suffit de poser un mot, une phrase pour qu'explose un tsunami d'émotions négatives. Mais ton amour est si grand qu'il fait écran à sa violence. Alors elle durcit ses paroles qui sont autant de coups de poing portés quasi sous la ceinture. Ta tête est bourrée d'hématomes. Elle te met le cœur en bouillie mais tout ça ne fait pas le poids contre ce sentiment jamais vécu auparavant d'un amour d'une puissance inégalée, inégalable. Le pire supplice se résume à son silence significatif de son absence dans ta vie ou tout du moins dans le temps qu'il te reste avant que la maladie ne te cloue au fond d'une boîte. Tu peux toujours abréger un combat perdu d'avance vu le peu de temps que les médecins te donnent mais il n'y a pas de traitements pour les chagrins d'amour. Le manque d'espoir vire au désespoir. Souffrance du manque d'elle. Ceci dit tu la connais bien dans son amplitude amour / haine. Amoureux tu la prends telle qu'elle est mais le temps est compté. Il faut faire des choix très vite et les bons. Tu aimes la vie, la vie avec elle. Tu l'aimes infiniment, indéfiniment. Qui l'emportera entre cette saloperie de maladie et le manque d'elle ? Elle évidemment ! Elle est la vie qui joue contre le temps. Cela fait des semaines que tu ne l'as pas vue mais tu l'aimes. Avant-hier c'était hier, aujourd'hui est demain. Le temps passe vite, tu ne parviens pas à décrocher. Il ne te reste pas longtemps avant de fermer les yeux pour toujours. Paroles de toubib. Impossible sans l'avoir revue, écoutée, regardée, peut-être caressée du bout des cils dans un merveilleux et définitif cœur à corps. Espoir d'une caresse de vie avant de t'éloigner définitivement pour le cimetière des éléphants. Tu l'aimes ! Tu l'aimes tant, authentique, sincère et honnête.

Tu bois ton café puis tu t'en ressers un autre.  

Tu retournes dans la pièce et allume ton ordinateur comme tous les matins au réveil. Allez voir les dernières infos qui te mettent le moral en berne. Tueries, infanticides, guerres, CAC 40, politiques aux têtes de polichinelles et merde et remerde ! Mandela est mort. Ça fait un moment mais un article posé là, au coin d'une ligne est écrit pour ne pas oublier. Ce fut une mauvaise nouvelle car il allait falloir vivre avec un grand humaniste de moins. La raréfaction de l'espèce va vite, trop vite. Tu décroches d'un monde insensé gouverné par des extrémismes de l'horreur. Tu ouvres ton Facebook, ton twitter, ton linkedin, tous ces trucs qui ne servent à rien ainsi que tes mails et tes textes. Le café est sur le bureau, le chat aussi. Faire attention à ce que le chat ne tombe pas dans la caféine. Ça bouge derrière toi, la forme enfouie dans ton lit émerge. Donc tu peux mettre ta musique sans que l'autre n'ait quoique ce soit à dire. Tu commences à lui signifier à l'autre qu'il est temps de dégager, que tu as des choses à faire, qu'un café est possible mais vite fait. L'autre grogne, tu t'en fous. Tu lui dis d'accélérer. Puis tu te plonges dans le texte, les commentaires et les notes. Tu sais qu'il faut écrire et envoyer la commande de ton manuscrit avant ce soir à ton éditeur. L'autre veut prendre une douche. Tu lui dis non, tu dis à l'autre dégage ! La porte d'entrée claque. Tu t'en fiches. Comme tous les jours tu attends son coup de sonnette, son coup de fil, un ultime coup d'amour. Te voilà enfin seul avec tes espoirs quotidiens. Tu te ressers un café. Ta journée peut débuter.


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