Décalogue

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DECALOGUE

Maximilien Charbonnier se réveilla de bonne humeur ce dix octobre. Le radioréveil, branché sur FIP, diffusait « J’ai dix ans » d’Alain Souchon, puis « Manu », la chanson de Renaud. En écoutant la voix gouailleuse du chanteur prononcer : « une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui r’viennent… » Il sursauta dans son lit, mais sans comprendre pourquoi ; un message venant des profondeurs de son inconscient ? Après s’être levé, il bascula sur RTL pour écouter les pronostics des courses. Sa passion, avec la musique, était le sport hippique et les paris sur les chevaux. Il limitait ses activités dans ce domaine à ce qu’il considérait comme la discipline la plus noble, celle où le hasard s’efface devant la science du parieur, où peu de place est laissée à la chance : le trot attelé. Depuis son licenciement, il y consacrait tout son temps ; connaissait par cœur les trotteurs, les entraîneurs, les drivers. Il jouait avec méthode, mais aussi avec instinct, délaissant les favoris pour miser sur les outsiders, suivant ses humeurs et son inspiration, usant de sa connaissance dans l’espoir de faire des « gros coups ». Jusqu’alors, cette stratégie ne lui avait pas mal réussi ; quelques mises audacieuses couronnées de succès lui avaient permis de ne pas être trop perdant sur l’ensemble.

Le flash d’information, relatant le dixième jour de grève dans une aciérie de Lorraine, et faisant état du recul du taux d’inflation sur douze mois, qui atteignait exactement 10 %, lui mit la puce à l’oreille. Il se remémora les deux morceaux de musique, qui semblaient étrangement s’accorder à la date du jour, le 10/10. Il n’y vit, dans un premier temps, qu’une amusante coïncidence… Mais quand la radio diffusa le célèbre « I’m not in love » du groupe 10 CC, il fut en proie à un trouble étrange.

Comme chaque matin, il se fit un café. Il accompagnait toujours sa boisson d’une dosette de crème. Sortant du frigidaire la boîte de dix capsules achetée la veille, il la considéra d’un œil étonné. Dix ? Encore dix ? Serait-ce un signe ?

Fumeur impénitent, il terminait toujours son petit déjeuner par une cigarette, la première de la journée. Le paquet de « Lucky Strike », achevé la veille au soir, trainait, vide, sur la table. Il le jeta dans la poubelle, ouvrit le buffet, et en sortit la cartouche de dix paquets non entamée. En ouvrant l’emballage de plastique transparent, il fronça les sourcils ; son esprit logique et cartésien avait peine à admettre de tels caprices du hasard. Il décida de prendre les choses avec distance, voire avec un peu d’humour. Après tout, rien ne prouvait que ce faisceau de petits événements, qui semblait un défi aux lois de la probabilité, pouvait receler une quelconque menace.

Maximilien réfléchissait en tirant nerveusement sur sa cigarette. Des faits indépendants les uns des autres qui paraissent obéir à une volonté supérieure, on voit ça tous les jours ! D’ailleurs, il serait impossible qu’on n’en vît jamais ; les règles de la statistique impliquent que des événements hautement improbables se produisent parfois. Chaque semaine, un ou deux joueurs décrochent le gros lot au loto ; de leur point de vue c’est un miracle, mais sur l’ensemble des paris, ça n’a rien de surprenant. Et même si le surnaturel faisait irruption dans sa vie, pourquoi serait-ce de façon maléfique ?

Il jeta machinalement un œil vers la pendule murale. Elle indiquait précisément 10 h10…

Il écrasa la cigarette à moitié consumée dans le cendrier, puis s’habilla à la hâte et sortit, le walkman sur les oreilles, pour une promenade au parc. En attendant l’ascenseur, il promena son regard autour de lui. Rien, dans le couloir et sur le palier aux murs peints en jaune clair ne pouvait attirer l’attention ; sauf peut-être l’inscription « 10e étage ».

Il sortit de la cabine et déboucha sur l’esplanade fleurie où les petits chats de la concierge, qui recueillait tous les matous du voisinage, batifolaient. Il en compta neuf ; un autre chaton les rejoignit, il sourit. Dans le lac du parc nageaient six canes et quatre canards ; il leur lança quelques bouts de pain, l’air songeur.

Sébastien, son voisin de palier qui faisait son jogging, passa devant lui à petites foulées, et lui adressa un signe, en agitant les deux mains. Il ne retint de ce geste que la vision des dix doigts écartés.

Au fond du parc les stands d’une petite brocante s’étalaient. Sur un tréteau étaient empilés des livres cartonnés d’une collection de luxe, mais dont l’état justifiait le prix avantageux. Un vieil exemplaire écorné des « dix petits nègres » d’Agatha Christie trônait au sommet d’une pile. Maximilien, y voyant un signe du destin, décida de l’acquérir. Obéissant à la légère avarice dont il était coutumier, il entreprit un marchandage avec le vendeur. Ce dernier, qui ne songeait qu’à se débarrasser au plus vite de son stock, lui proposa, comme une bonne affaire, de choisir un autre bouquin dans le tas en lui accordant un prix d’ami. C’est ainsi que Maximilien Charbonnier fit l’acquisition du roman policier et de « Pot bouille » d’Emile Zola, le tout pour dix francs. En payant, il fit tomber une pièce de son porte-monnaie, une pièce de 10 centimes ! Il s’empressa de la ramasser, et la glissa dans la poche de son pantalon. Il la considéra comme une sorte de talisman, symbolisant les événements étranges survenus dans cette matinée.

En feuilletant les livres, tout en marchant, il s’aperçut en lisant la dernière page du livre de Zola, que c’était le dixième de la grande œuvre de cet auteur, les Rougon‑Macquart. Il n’en fut pas autrement surpris.

Il honora son rendez-vous à l’ANPE, fit quelques courses, et passa l’après-midi à lire en écoutant des disques. Puis, comme presque tous les jours, il se rendit au « Sulky », le bar fréquenté par ses amis parieurs.

La salle enfumée bruissait des conversations des turfistes. Un numéro de « Paris Turf » traînait sur une table, ouvert à la page 10 où s’étalait le programme de la réunion du lendemain, à Vincennes. Un client, portant une imposante paire de moustaches, s’apprêtait à s’asseoir, tenant du bout des doigts une tasse de café. En déplaçant sa chaise de l’autre main, il renversa un peu de liquide, qui tomba sur le papier imprimé et y dessina une tache oblongue. La tache brun clair formait un improbable cartouche  dans lequel s’inscrivait un nom, celui d’un des chevaux participant à la réunion. « Décalogue ? J’y crois pas ! ‑ s’étonna Maximilien – C’est trop fort ! Ça vaut peut-être le coup d’essayer… »

Le client s’excusa :

« Pardon Monsieur, j’ai tâché votre journal. Permettez-moi de vous offrir une consommation. Qu’est-ce que vous prendrez ?

-          Euh… Comme vous.

-          Marcel ! Un déca, pour Monsieur »

Il sirota son café en répondant distraitement, par politesse, aux propos du moustachu. Puis il s’approcha de la table où ses amis tenaient grande conversation.

« Que dites-vous du 10, Décalogue, dans la dixième ? 18 partants. »

La remarque provoqua des éclats de rire, auxquels Maximilien se joignit.

« Ah ! Ah ! Ah ! Quel tocard celui-là ! Depuis le début de l’année il n’a pas fait mieux qu’avant-dernier. Toujours le mot pour rire, Max ! Sérieux : avec Don Quichotte et Dardanelle, la course est pliée. Ils vont nous refaire le coup du doublé, comme dimanche. Pour un tiercé je verrais bien Dynamo, en outsider, ou Darius de Verneuil si on aime les gros risques. Mais je fais l’impasse sur la dixième, elle ne rapportera que des clopinettes. Le coup à faire, je vous le dis, c’est Olympus gagnant dans la troisième.

Maximilien éclusa quelques demis et rentra chez lui, le sourire aux lèvres. Au moment de sortir, il entendit l’exclamation lancée par un joueur de cartes à son adversaire : « Belote, et re, et dix de der ! »

Comme il arpentait le trottoir, une voiture s’arrêta à sa hauteur. Le chauffeur l’interpela :

« Pardon Monsieur, je me suis perdu, je viens de province, je cherche la mairie du dixième arrondissement »

La surprise passée, il répondit :

« Ce n’est pas trop loin d’ici, mais, euh… avec tous ces sens interdits… Attendez, le mieux serait de rejoindre la rue de paradis, et ensuite…

-    En fait, la mairie, c’est juste pour me repérer ; pour être plus précis, je vais au 10 boulevard de Strasbourg, près du passage Brady ; c’est là qu’habite mon cousin.

-    Alors là, c’est bien plus simple. Prenez le Magenta, là-bas, sur la gauche, jusqu’à la République. Ensuite suivez les panneaux « Concorde Opéra », et après « Gare de l’est » ; vous tomberez dedans. »

La voiture s’éloigna ; de son numéro d’immatriculation, seuls les derniers chiffres étaient visibles et non cachés par celle qui la suivait. Elle venait de l’Aube ; 10 !

Bien que peu croyant, Charbonnier décida de faire un détour afin de se rendre à l’église toute proche, pour voir… Il s’aperçut que le perron comptait dix marches. Dans la nef, un rayon de soleil filtrant par un vitrail éclairait une petite statue. Il s’en approcha. C’était un bois polychrome représentant Sainte-Gladys. « sainte-Gladys, sainte gla-dix », le chiffre apparaissait aussi de façon phonétique ! Il alluma dix cierges qu’il déposa sur le présentoir, puis regagna son domicile d’un pas allègre.

Ayant passé la porte, il alluma la télévision, sur ARTE. On y diffusait un programme musical, la fameuse 10e symphonie de Chostakovitch. Puis un péplum, le célèbre « les dix commandements » de Cecil B. DeMille. Le film était suivi d’un débat ayant pour thème la captivité en Egypte et l’errance du peuple juif, analysées par des historiens et théologiens. Il y fut beaucoup question de Moïse, de l’identité présumée du pharaon ; mais aussi des dix plaies d’Egypte !

Maximilien se sentait gagné par une forte excitation. Tout en mangeant distraitement une boîte de cassoulet réchauffée à la hâte, il prenait des notes sur un carnet chaque fois qu’une occurrence du nombre était prononcée, ce qui arrivait souvent. Son cartésianisme rendait les armes devant cette avalanche décimale. Il se brancha sur la 2 pour y assister à la rediffusion du journal, et ne fut pas étonné de le voir s’ouvrir sur une crise gouvernementale en Angleterre, que l’envoyé spécial commentait depuis le seuil de la résidence du premier ministre, 10 Downing street ; et pas davantage en apprenant qu’un célèbre couple d’acteurs célébrait ses noces d’étain. La page des sports se concluait par le résumé d’un match de rugby entre les deux premières équipes du championnat, qui s’était achevé sur un score nul : 10 à 10 ; juste après une rétrospective de la carrière de Michel Platini, décrit comme le meilleur numéro 10 français de tous les temps.

Le doute n’était plus permis. Tant de coïncidences ne pouvaient être l’effet du simple hasard.

Il se coucha après avoir avalé des somnifères, et constaté que la boîte contenait dix comprimés. Juste avant de s’endormir, il tourna ses yeux vers le radioréveil qui marquait, en lettres fluorescentes, 0 h10.

La nuit fut agitée. Son sommeil était hanté de rêves tantôt agréables, tantôt angoissants, peuplés de personnages plus bizarres les uns que les autres ; on sonnait à sa porte, il allait ouvrir et se trouvait face à une très belle jeune femme blonde à-demi nue tenant dans ses bras un grand chaudron empli de pièces d’or ; elle lui souriait, déposait le chaudron devant sa porte, faisait demi-tour et s’en allait en flottant dans le couloir. Puis les murs disparurent et il se retrouva seul au beau milieu d’une forêt dont les frondaisons bruissaient de rumeurs inquiétantes. Un vol de chauves-souris vertes passa devant lui ; levant la tête, il constata que les feuilles sur les cimes se détachaient une à une des hautes branches. Il en tombait de plus en plus. Bientôt, la pluie végétale se mua en averse. Il remarqua, sur la terre, juste devant lui, un petit objet doré. Il se pencha pour le ramasser ; c’était la piécette, celle de dix centimes qui lui avait échappé devant le stand du vendeur de livres. Il s’aperçut alors que toutes les feuilles qui jonchaient le sol étaient des billets de banque. Une silhouette vint à sa rencontre ; c’était la femme blonde, qui arborait le même sourire. En la détaillant il constata que le bas de son corps n’était pas formé de deux jambes, mais d’un membre écailleux semblable à la queue d’un poisson. Elle avait tout d’une sirène comme on en voit dans les légendes marines, et surtout le charme envoûtant. Un bruit de galop parvint à ses oreilles ; il vit s’approcher un cheval ailé, qui s’approcha de la sirène. Celle-ci sauta sur la croupe de l’animal et s’assit en amazone. Elle lui fit un signe de la main, et l’étrange équipage s’éloigna à toute vitesse parmi les arbres.

Le reste de la nuit, d’autres êtres tout aussi fantastiques vinrent lui rendre visite : dragons menaçants, chimères extravagantes, sorcières ricanantes… parfois ces images généraient le malaise, voire l’angoisse ; mais les figures bienveillantes de la sirène et du cheval ailé finissaient immanquablement par les faire fuir ; et l’épisode se terminait toujours par l’apparition d’un tas d’or ou une avalanche de billets.

Le matin suivant, Maximilien se réveilla très tôt. Il passa à sa banque, et y retira la quasi-totalité de ses économies, 10 000 francs. Puis il se rendit en taxi à l’hippodrome,

Dans la foule agitée des parieurs, il remarqua quelques-uns de ses amis turfistes. Il évita leurs regards et se tint à distance jusqu’à les voir disparaître dans les travées menant aux gradins.

Il prit la queue devant le guichet numéro 10 et, son tour venu, déposa l’épaisse liasse de Delacroix en disant : « sur Décalogue, gagnant, dans la dixième. » L’employé lui adressa un regard ahuri. Son ticket en poche, il gagna la tribune et attendit nerveusement le départ de la dixième course. Les grilles de l’autostart étaient à peine refermées que les deux favoris tenaient déjà la tête, comme à leur habitude, certains de distancer leurs adversaires au train.

La voix du commentateur faisait vibrer les haut-parleurs :

« Dardanelle et Don Quichotte creusent l’écart. Suivis de Diogène et Dynamo, qui mènent le peloton des poursuivants. Décalogue, en bon dernier, semble à la peine… »

A la mi-course, contre toute attente, Don Quichotte se mit à la faute, ce qui ne lui arrivait jamais.

« Enorme surprise ! Don Quichotte disqualifié ! La victoire ne devrait pas échapper à Dardanelle, qui s’envole… Décalogue reprend du poil de la bête, il vient de remonter deux concurrents. Peloton toujours groupé. »

Des spectateurs, la mine défaite, déchiraient leur ticket ; certains même quittèrent la tribune.

A l’approche du dernier virage, Dardanelle se mit à ralentir. L’animal, victime d’une crampe, ne parvenait plus à respirer. Malgré les coups de cravache redoublés de son driver, il se mit au pas.

« Incroyable ! Dardanelle connaît une défaillance. C’est terrible ! Dynamo remonte, doucement… Et, et… Décalogue est en dixième position. Rien n’est joué. »

A l’entrée de la dernière ligne droite, Décalogue accéléra brusquement. En longues foulées il dépassa, deux, trois attelages, puis se retrouva en tête.

Maximilien hurlait : « Décalogue ! Allez Décalogue ! »

Le cheval précédait son poursuivant d’une bonne demi-longueur. Le speaker s’époumonait :

« Incroyable ! Décalogue, qu’on n’attendait pas, a pris la tête. Il file vers la victoire ! »

Maximilien, hilare, levait les bras au ciel. Il parlait tout haut, provoquant les regards interloqués de ses voisins :

« Vas-y mon gars ! Tu tiens le bon bout ! C’est gagné, encore un petit effort ! »

A cinquante mètres de la ligne, la foulée du cheval leader devint subitement chaotique. Le driver dut le retenir pour éviter le galop. Décalogue faisait du sur place. Il se fit passer par ses suivants directs ; et termina… dixième !

Anéanti par la déception, Maximilien Charbonnier eut une attaque ; il s’évanouit et s’affala sur le sol.

Dix minutes plus tard, il était mort.

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