Décapité

veroniquethery

   Elle se promenait souvent le long de la mer, sur la jetée de Petit Fort Philippe, hameau de Gravelines. Elle aimait cette balade, écouter le tango des vagues sur la pierre, sentir le vent dans ses cheveux. Regarder les mouettes et les cormorans rivaliser d'audace dans leur vol céleste. Évidemment, si on était écolo, mieux valait éviter de laisser le regard dévier vers la droite. Pas pour des raisons politiques, juste pour le visuel. Sinon, on aperçoit le monstre né en mai 1974. Quand elle avait atterri dans cette ville, ses amis lillois se gaussaient de son nouvel environnement, censé la rendre fluorescente dans le noir, tandis que d'étranges appendices caudaux viendraient achever sa transmutation. Presque quinze années plus tard, son miroir témoignait, sans l'ombre d'un doute, qu'aucune métamorphose n'avait eu lieu. Du moins aucune de celle qui aurait pu être causée par la centrale nucléaire qu'elle surnommait, presque sans ironie, son Taj Mahal.

   Les seules transformations n'étaient pas physiques, mais morales. La jeune femme avait mûri, vieilli. Son métier d'enquêtrice à la PJ ne pouvait la laisser exempte de traces. Quand on côtoie l'horreur au quotidien, les cicatrices parsèment le cœur et l'âme. Pourtant, ni son amour pour cette plage, ni son armure de flic n'avaient pu la préparer à ce qu'elle allait voir. Pas simplement le corps boursouflé, gonflé, de baudruche grotesque et tragique d'un malheureux noyé. Non. Le cadavre d'un homme, décapité.

   Il gisait dans une mare de cailloux rougis, adossé à l'un des nombreux rochers qui servent de coupe-vent. L'assassin l'avait installé avec une infinie précaution, il avait même déposé derrière ce qui aurait dû être la tête du malheureux un gros oreiller blanchâtre.

- Si c'est pas l'œuvre d'un cinglé, ça !

    Ce jugement émanait d'un agent en faction. Les traces de vomissure qui ornaient le haut de sa veste bleue trahissaient autant que le tremblement de sa voix l'écœurement qu'il avait ressenti à devoir surveiller ce cadavre que le meurtrier avait déshumanisé en remplaçant sa tête par celle d'un chien.

- Bordel, Camille ! Qu'est-ce que c'est que ça ?

Elle se tourna vers son adjoint, qui venait de la rejoindre, après avoir franchi la barrière des curieux :

- Un cane corso, Léon. Et, l'agent Morand a raison ! Il faut être cinglé pour tuer un animal d'une telle valeur juste pour orner la tête d'un macchabée !

   Le dénommé Morand la regarda comme si elle aussi avait eu une tête de cabot et elle eut envie de l'asticoter :

- Vous allez me regarder en chien de faïence encore longtemps Morand ? Si vous aviez fait votre boulot de Cerbère correctement, on n'aurait pas dû jouer des coudes avec cette troupe de voyeurs ! Alors, maintenant, remuez-vous et faites les dégager !

   Léon étouffa un rire. Voilà pourquoi il adorait l'inspectrice Camille Dalbricourt. Outre son physique qui le faisait fantasmer depuis qu'elle avait débarqué au commissariat, son cynisme décoiffant lui enlevait toutes les angoisses qui avaient failli le faire crever d'un ulcère les premières années où il était entré dans la police. Il se pencha vers elle :

- Dis donc, t'y es pas allé un peu fort avec ce malheureux ?

- Pffff ! Si je ne lui avais rien dit, il aurait passé la matinée à gerber ! Et, puis franchement, tout le monde sait que j'ai un caractère de cabot ! Allez trêve de baratin ! Maintenant, on ratisse !

Dans le jargon Dalbricourt, ça voulait dire qu'elle passait en mode superflic. Plus rien désormais ne serait capable de la distraire.

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