DEMAIN JE SUIS ALLEE FAIRE LES COURSES (QUELQUES LARMES D'ETERNITE)
Eric Chesneau
SYNOPSIS
On m’appelle Victor. Mes parents ont choisi ce prénom car ils lisaient Hugo et Schoelcher était leur héros. Et surtout, Victor c’était le prénom de mon grand-père maternel. Certains m’appellent Vic ou Vico, mais je n’aime pas. Ça fait marque de chips. On me dit beau gosse. Je veux bien le croire. On me dit cynique, aussi. Moi, je dirais plutôt ironique. Et puis c’est la société qui est cynique, pas moi. Je me suis adapté. On m’appelle Victor, on me dit beau gosse, cynique et je suis journaliste.
Enfin, j’étais.
Avant l’accident qui a coûté la vie à Graziella.
Graziella c’est, ou plutôt c’était, le prénom de la chienne de mon rédacteur en chef. Non qu’il soit un passionné de Musset mais parce que son ex se prénommait ainsi.
J’ai écrasé Graziella un soir alors qu’au volant d’une caisse volée je roulais bourré ; j’avais plus rien dans le cigare, seulement de la fumée, celle de substances illicites directement importées du Maroc. Je venais de fêter une promotion espérée depuis un bon lustre. Après dix ans de PLM (entendez par là Petite Locale Merdique) au sein d’un quotidien régional, j’étais appelé à prendre la direction d’un canard du Groupe de l’autre côté de l’Atlantique. Ma voiture se refaisait une beauté, je n’avais pas envie de rentrer à pied. J’ai piqué une bagnole, roulé comme un cinglé, écrabouillé Graziella (allez savoir ce qu’elle foutait là, celle-là), me suis fait gaulé par les flics.
Quelques heures plus tard, au sortir de ma garde-à-vue, des sanglots dans la voix, mon patron tirait une croix sur ma promo. Coup de gueule, coup de boule, coup de blues. En moins de 24 heures, je perdais ma promo, mon boulot, écopais d’un rendez-vous avec Dame Justice. Et pour couronner le tout, mon hamster s’était fait la malle avec le cochon d’Inde de la voisine. C’est à ce moment que j’ai vraiment pété les plombs. J’ai vidé les tiroirs de la pharmacie, concocté un mélange étonnant, picolé tout ça et me suis allongé sur le lit en écoutant l’album le plus noir de Lou Reed, celui où il évoque tous ses potes morts du cancer. Je n’ai pas vu le tunnel, pas plus que la lumière blanche ou les senteurs de rose mais c’est l’odeur de vomi qui m’a réveillé. J’ai ouvert la fenêtre et sans le faire exprès je suis passé à travers pour m’écraser sur le capot d’une camionnette, au pied de l’immeuble.
Les toubibs ont été sympas. Je m’en tirais à bon compte mais le plomb que j’avais dans le cerveau depuis mon reportage à Timisoara en 89 s’était déplacé et paraissait désormais doué d’une vie propre qui finirait par me coûter la mienne. J’ai pas saisi tous les détails mais j’ai compris que si je voulais profiter de l’existence, c’était le moment. Alors j’ai tout bazardé, y compris la cage du hamster et je suis revenu au pays, dans la campagne qui m’a vu naître et, pour m’occuper, j’ai proposé mes services comme correspondant de presse à la feuille du coin.
A St-Marc, j’ai retrouvé Séverine, dont j’étais amoureux à douze ans et qui m’avait initié à quelques jeux héroïques. Séverine mon premier et unique amour malheureux qui joue désormais les médiums à mi-temps.
J’ai fait la connaissance de Kévin-Du-Deux-Huit, qui se dit photographe-multiste. Il s’appelle Saïd, en fait, mais « Kévin ça fait plus français » assure t-il. Sa spécialité, c’est les « portraits Rebeuh ». Il tire le portrait de ses copains au polaroïd, les rebidouille avec photoshop, les agrandit et les colle sur les murs du village. J’ai rencontré Bulogh, aussi, un rebouteux qui vous fait sauter les verrues contre du nature afin de ne pas payer d’impôt sur son activité. Il y a aussi le beau Père Cornillard qui fait se pâmer les paroissiennes du canton, un curé en soutane et Clio customisée, autoritaire, tyrannique et rebelle.
Et puis il y a Emilie.
L’ancienne locataire du prieuré que j’occupe.
Une poète. J’ai fait sa connaissance à travers les livres qu’elle avait laissés dans la maison avant de disparaître il y a une trentaine d’années. Je suis tombé amoureux de son portrait, puis de ses mots qui paraissaient m’être adressés à travers le temps. C’est à ce moment que la réalité s’est déformée. J’ai dû très vite me rendre à l’évidence. Le plomb qui se fraye un chemin dans ma cervelle rend plus poreuse la frontière entre le monde réel et ce que je n’ose encore appeler l’au-delà. Cela a commencé quand Saïd m’a tiré le portrait : je n’étais pas seul sur la photo. Il y avait une ombre que nul autre que moi pouvait distinguer. Et puis il y a eu ces murmures, cette étrange impression de n’être pas seul au plus noir de la nuit.
Un soir, Séverine a confirmé la présence d’une « entité ». Puis elle s’est déshabillée.
Quelques jours plus tard, en abattant une cloison, j’ai découvert un cahier. Avant de disparaître, Emilie avait été témoin d’une sale affaire dans laquelle quelques propriétaires et politiques du cru étaient mouillés. Forte personnalité, Emilie. Et jolie avec ça. Entre deux maux de tête, de plus en plus violents, j’ai remonté le temps pour découvrir les raisons de sa disparition. Moi le cynique devint romantique et passionnément amoureux, obsédé par mon enquête et mon fantôme. Je savais que seule l’éclosion de la vérité lui permettrait de ne plus errer en ce monde. Vint un jour où nous pûmes échanger quelques mots. Puis un autre où nous pûmes nous toucher. Plus j’avançais vers la mort, plus je pénétrais le monde fantomatique d’Emilie. Malgré les avertissements jaloux de Séverine, malgré les conseils de mes nouveaux amis et ceux, beaucoup moins amènes, de ceux qui voyaient ressurgir le passé au risque de détruire leur quotidien, je poursuivis mon enquête. Hanté toutefois par cette unique idée : Si je la résolvais, Emilie serait libérée et me quitterait.
Impossible de me faire à cette idée !
Irai-je jusqu’au bout de ma quête pour permettre à l’âme d’Emilie de reposer en paix… loin de moi ?
Ou bien vais-je abandonner et continuer de vivre l’étrange amour qu’il m’a été donné de connaître ?
Et si je dévoile enfin la vérité…
Laisserai-je Emilie remonter seule le tunnel vers la lumière blanche ?
Ou alors…
DEMAIN, JE SUIS ALLEE FAIRE LES COURSES
(Quelques larmes d’éternité…)
CHAPITRE 1
Les chiens vont en Enfer
Graziella était une jolie bâtarde de trois ans, aux grands yeux sombres et au poil lustré.
Graziella est morte.
Et c’est moi qui l’ai tuée.
Sur le coup, je n’ai pas compris ce qui se passait.
J’avais le portable collé à l’oreille et je trifouillais de l’autre main à la recherche d’un paquet de clopes dans la poche de ma veste.
Il y a eu un choc sourd, l’impression fugitive d’un carré de satin blanc s’envolant par dessus le capot, une image irréelle, surréaliste, presque poétique, cliché fugace pareil à une pub vantant les mérites du pare-brise panoramique d’une caisse de richard.
C’est d’ailleurs une caisse de richard que je conduisais alors. J’avais pas mal picolé, et fumé aussi, un truc marocain aux vertus hygiéniques. Comme je ne voulais pas rentrer à pied, j’avais piqué cette tire à quelques pas de la Boîte. Le métier de journaleux à ceci de particulier qu’il vous met en contact avec une foultitude de caractères, une foultitude de talents, depuis les commissaires de police jusqu’aux spécialistes du car-jacking ou du vol simple de caisses. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour mettre à nu les secrets sécuritaires de la belle allemande aux formes fluides qui dormait entre deux réverbères hors service.
Oh, je sais, j’aurais dû prendre un taxi, c’est ce que tout le monde aurait fait vu mon état.
Mais je ne suis pas tout le monde.
L’odeur de cuir se mêlait aux vestiges odoriférants de l’illicite substance qui ceignait mon cerveau embué. Je me trouvais particulièrement en forme, prêt à bouffer le monde. Les enceintes de la caisse crachaient un rap revendicatif aux basses assourdissantes qui ponctuaient à merveille les rugissements orgasmiques de ma belle Allemande.
Au volant de l’engin, je me sentais irrésistiblement beau, incroyablement vivant, vivant comme rarement je l’avais été. Ma candidature pour Washington avait été acceptée, j’allais bazarder cette tentaculaire ville de province qui m’étouffait, sa bourgeoisie mesquine, ses notables frileux et hypocrites, ses RMIstes geignards et son canard merdique. Dix ans, une éternité, que je couvrais la PLM (traduisez par Petite Locale Merdique) sous les ordres d’un Breton d’importation zézayant et ne jurant que par son lectorat qui était, affirmait-il dans des élans d’un poujadisme satisfait, son seul patron.
Je rêvais à cette vie nouvelle qui s’ouvrait comme une autoroute devant moi, dégommant le bitume quand l’irréelle silhouette s’en vint tournoyer au dessus de mon pare-brise.
J’écrasais le frein, la tire fit une embardée mais consentit à s’immobiliser.
Je restais un instant sans bouger.
J’avais plus rien dans le cigare, seulement de la fumée…
Puis j’entamais une marche arrière.
Il me fallut un peu de temps pour la trouver.
Elle avait été projetée à des dizaines de mètres.
Sur le bas côté.
Les yeux grands ouverts.
De grands yeux noirs qui déjà revêtaient un voile terne.
Mais me voyaient encore. Je crois.
Elle geignait, quêtant peut-être un secours.
Elle tirait la langue vers moi.
Ses longs poils soyeux l’habillaient d’une corolle d’albâtre qu’entachait déjà le flot noir de son sang canin. Sa petite patte tressautait frénétiquement.
Je ne sais ce qui m’émut le plus, de l’animal ou de son collier duquel pendouillait une médaille gravée au nom de Graziella.
Le ciel était serein.
La route se perdait dans la nuit dont le mur d’ébène renvoyait l’écho ténu de la Nationale, un peu plus loin.
L’habitation la plus proche était plantée à plusieurs centaines de mètres et un hameau déjà lointain distillait ses inutiles lumières.
Je crois qu’elle me reconnut avant de foncer droit aux Enfers du Meilleur Ami de l’Homme.
Je la reconnus aussi à la lueur des phares qui nous enveloppa soudain.
C’était Graziella, la Moumoune à mon patron.
Graziella, l’improbable croisement entre un Machin Blanc et je ne sais plus quoi, une bestiole stupide et parfumée au Chanel N°5 qui vous déboulait dans les jambes sans avertissement, Graziella la Terreur des Talons Hauts.
Graziella, la fifille unique de mon patron. Celui-là même qui m’avait reçu l’après-midi dans son bureau pour m’annoncer la bonne nouvelle. Le Groupe (on devinait le G majuscule dans sa voix) m’envoyait prendre la direction du Canard des Français expatriés de l’autre côté de l’Atlantique.
J’ai toujours détesté les chiens.
Et ils me l’ont toujours bien rendu. La preuve.
Mais cet après-midi là, je n’avais rien dit quand Graziella était venue frotter sa truffe humide contre ma cuisse. Bercé par la voix embrumée de Monsieur Patron, je traversai l’Atlantique à la vitesse de la lumière.
-Tout va bien, Monsieur ?
J’avais bien entendu les portières claquer derrière moi mais n’avais pas réalisé.
Je me retournai brusquement.
Et vomis sur le pantalon du flic.
CHAPITRE 2
Privé de tunnel
Malgré la fenêtre ouverte, j’étouffe. Je voudrais pouvoir faire glisser les draps, mais pas plus mes jambes que mes bras ne peuvent bouger. Je sens un bruissement feutré à ma gauche. Une main frôle mon front fiévreux. Un parfum m’effleure. Boisé. Musqué. Est-ce Séverine qui a poussé la porte, s’est approchée de moi, a posé ses doigts sur mon front ? Presque tendrement ? Peut-être. Derrière mes paupières closes, je revis un pan du passé.
Plus bas, loin, loin de moi, des voix de gamins.
Lou Reed s’est tu dans mes écouteurs.
Je n’ai pas vu le tunnel, pas encore, pas plus que la lumière censée m’aspirer vers la félicité éternelle, vers le chœur de ceux qui sont partis avant moi. Mon corps gît sur le lit, dans un linceul de draps trempés. Mes membres inutiles semblent ne rien peser. Je n’ai pas mal. J’entends chuchoter à ma droite, un sanglot étouffé parfois. Je voudrais tant leur dire. Mais ma gorge reste serrée, mes lèvres closes. Je n’ai pas senti mon double flotter au-dessus de la scène, je n’ai pas eu ce sentiment de légèreté et de compréhension du monde que d’autres ont décrit avant moi. Se pourrait-il que derrière le rideau d’une Isis jamais dévoilée n’existe que le néant ? L’idée me ferait presque paniquer. Je sens mes forces s’écouler de chaque pore, de chaque interstice de ma peau. Mourir n’est pas si terrible finalement. Moi qui craignais mourir, sans pour autant avoir peur de la mort… A présent c’est le contraire. Pour noyer la peur du futur proche, je plonge dans le passé. Je sens une caresse dans mes cheveux. Ont-ils ouvert la fenêtre ? Dans un tourbillon d’images et de sons, je sens une autre caresse, bien plus ancienne, qui réveille une cicatrice. Est-ce là le moment où je vais voir défiler ma vie en quelques secondes ? Résumer une vie en quelques secondes…
Je suis pris de tremblements. Un haut le cœur, puis un autre…
Je vais crever étouffé par ma bile.
Je parviens à me redresser à demi dans mes draps froissés.
Et me vide sur la moquette.
Tandis que j’arrose le sol de mon intérieur, rejetant cachets de toutes les couleurs et alcools en tout genre, me revient en mémoire un vieux titre rock d’un groupe oublié.
« Ohhh ! Dommage ! J’ai raté mon départ ! »
Un combo qui s’appelait Tequila.
C’est dingue, non ?
Bien sûr il n’y a personne dans la chambre.
A part moi, ou mon fantôme.
Mon suicide raté, il ne me reste pas grand-chose.
Je me relève avec peine.
Mon coude ripe sur la commode. Violent mal de tête. Odeur pestilentielle. Un cadre explose à terre. Sous le verre brisé, je distingue mon sourire et celui de Lucian avec en toile de fond le drapeau roumain amputé des symboles du communisme costaud de Ceausescu. C’était fin 89 dans un petit village proche de Timisoara. Avant le petit cadeau de la Securitat, celui qui s’est niché dans mon cerveau et n’en veut plus bouger.
Il me faut ouvrir la fenêtre. J’enjambe la cage vide de Guigui, mon hamster. Eclate en sanglots. Je n’ai pas de nouvelles de Guigui depuis deux jours mais je le soupçonne d’avoir pris la fuite pour rejoindre la cochonne d’Inde de la voisine. Je renifle. La fenêtre enfin. Enfin, un peu d’air.
Je lutte un instant avec la poignée. Il n’y a pas de rideaux, je déteste les rideaux. Derrière la vitre, un monde d’immeubles laids et tristes et plus loin derrière, le moutonnement soyeux d’une forêt printanière. La vitre tremble et avec elle le paysage. La fenêtre s’ouvre. Besoin d’air. Je me penche. Mauvaise idée.
Paraît que le centre de gravité des hommes est situé plus haut que celui des femmes.
Le mien est certainement trop haut.
Avant de m’écraser quatre étages plus bas sur le capot de la camionnette de Julien Estivel, « Homme-à-tout-faire, peintre-plaquiste-plombier-chauffagiste -7/7-votre-dernier-recours-en-cas-de-panne », je crois percevoir au coin d’un réverbère un animal du genre canin et ne peut m’empêcher de penser, en une ultime fulgurance, qu’il s’agit là du spectre de Graziella revenu se venger.
original et très bien écrit, très agréable à lire. La suite ?
· Il y a presque 14 ans ·merielle