Démons et Cervelles

kingofevil

- Cours Ashley, ne t’arrête pas…on y est presque ! Le souffle court, les jambes affreusement lourdes, Tom accentue le rythme et se rue à en perdre haleine. La rue est sombre, longue, et effroyablement exigu, même dans les pires films d’horreur il n’y avait pas autant de facteurs négatifs contre les futures victimes.
- Je…je n’en peux plus…déplore Ashley alors que ses foulées se font de plus en plus incertaines, saccadant le rythme que son frère tente de garder depuis une trentaine de minutes. J’abandonne, c’est trop dur…la distance entre elle et son aîné se creuse au fil des secondes, la plongeant dans une cacophonie certaine, seule, elle devient la cible parfaite pour elles.
- Non ! Tu vas rester avec moi, elles ne t’auront pas…Le capitaine de l’équipe de football locale rebrousse chemin et profite de sa musculature pour prendre sur ses larges épaules sa cadette. L’atmosphère devient froide, ses poils se raidissent, tandis qu’un long frisson parcours son dos. Cette sensation macabre ne lui est pas étrangère, c’est la première chose qu’il ressenti avant de voir ses parents se faire, purement et simplement, dépecer. Pourquoi est-ce que des créatures démoniaques, véritables ombres vengeresses, ont décidées de sortir de leur enfer glacial pour se nourrir du sang fumant et de la chair délicate des êtres humains du paisible village de Saint-Âme ? Les deux jeunes adolescents n’en ont pas connaissance, et pour le moment, seul leurs salues comptent à leurs yeux, même si l’espoir reste mince. Comment se protéger de l’ombre, lorsque les ténèbres jonchent votre route, tel un rôdeur malsain qui patiente, avant de venir dévorer votre corps, faire souffrir votre esprit et annihiler votre âme pour l’éternité.
- Encore quelques mètres et nous y sommes ! Tom se force à continuer dans un râle particulièrement grave, il ne peut pas abandonner si près du but. La fontaine installée sur la place, juste en face de la mairie, est la meilleure défense, enfin, ça c’est ce qu’il croit, et espère. Tu vas te poser là ! Elles ne pourront rien te faire, les lumières installées sur la fontaine les empêcheront de s’en prendre à toi. L’aîné dépose sa cadette sur l’un des rebords en béton de la structure aquatique. Sa sœur semble étrangement exténuée, pourtant ils n’ont couru qu’une vingtaine de minute, trente tout au plus, et elle semble avoir perdu autant d’énergie qu’un participant au marathon de New-York. A t’elle était touchée par les ombres ? Sont-elles responsables de son handicapante fatigue ? Rien n’est sûr mais tout est probable ! Une affaire de probabilité malheureuse que ponctue ce cri effroyable dans la nuit. Les hurlements d’une femme qui vit probablement ses dernières secondes de manière atroce et sanglante, et pourtant, Tom semble enclin à être héroïque. La mâchoire carrée, le buste bombé et les poings serrés, ce fils de gendarme, galvanisé par l’adrénaline, est prêt à braver mille et un danger pour être la fierté d’un père, dont les os peinent à être rongés par les incisives des démons de l’ombre.
- Reste avec moi Tom, il est déjà trop tard pour elle...
 Ashley aurait pu l’implorer de rester avec elle mais elle n’en a vraisemblablement plus la force, il ne lui reste que l’espoir d’avoir pu ébranler la montagne de confiance et de courage que son frère a réussi à extraire, et exploiter, de cette horrible nuit.
- Il faut que j’y aille, je peux la sauver !
- Non ! N’y va pas ! Il est trop tard, Tom est déjà loin, se précipitant vers un cuisant échec ou vers une danse manichéenne. Lui, le pieux chevalier, recevant la sentence qui deviendra sa pénitence. En enfer, le courage équivaut au suicide et l’action, au génocide. Mais Tom n’en a que faire, si même dans les pires moments l’humanité ne peut faire preuve de compassion alors l’espoir n’est qu’illusion dans un océan de ténèbres.
- Tenez bon, j’arrive ! Le souffle court, le jeune homme se précipite dans la pénombre, traversant chaque parcelle obscure avec un certain appoint. L’athlète qu’il est ne met que peu de temps à s’approcher de la source des cris effroyables qui bercent cette nuit noire.
- Oh mon dieu…dit-il en peinant à avaler sa salive. Le spectacle qui s’offre à lui est horrible. Tom ne peut plus dire un mot sous peine de rendre son dîner en quelques secondes. Une gueule, abîmée par de longues années, perce l’infâme manteau ténébreux qui est tombé depuis quelques heures sur la petite ville du sud de la France.
Les lambeaux de chairs dansent en l’air près de la mâchoire carnassière des ombres démoniaques. La trachée, écartelée, est le passage idéal pour ce monstre qui, par un système d’aspiration, se languit des mets succulents que recèlent le corps humain, en l’occurrence, les organes chauds et sanguinolents de sa victime.
Le frère d’Ashley déglutit, paralysé par une peur viscérale qui l'empêche de pouvoir se déplacer.
- Un autre repas…quel goût a t-il celui-là ? La voix, grave et enrouée, traverse son être en le plongeant dans un état léthargique. L’immonde créature relâche l’étreinte qu’elle exerçait sur le corps de sa victime pour la laisser baigner dans le peu de sang qui lui reste.
- Tu es si costaud, tes muscles vont être un régal ! La mâchoire imposante de l’ombre cauchemardesque s’écartèle en quatre parties. La rosace sanglante et impartiale, s’apprête à se refermer sur le crâne de Tom, lorsque celui-ci, entend sa sœur cadette l’appeler au loin. Malgré la lumière, qui était sensée la protéger, Ashley semble en mauvaise posture. Le seul appel de la jeune fille est suffisant pour sortir le grand frère de sa torpeur. Arrachant l’emprise de la bête infernale de ses bras puissants, Tom, qui se retrouve au sol, s’empresse de se relever en quatrième vitesse et de foncer tête baisser vers la place de la Mairie.
Le souffle glacial, et ardent à la fois, de l’ombre lui hérisse les poils de la nuque. Elle le suit, ne le lâche pas, ses grognements accompagnent les pas de Tom, sa faim insatiable n’a d’égale que la peur qui anime celui-ci, celle de perdre sa sœur, comme ses parents il y a quelques heures.
- Ashley ?! Hurle t-il en se précipitant vers la fontaine. Quand il revient près d’elle, et que la lumière parvient de nouveau à percer les ténèbres environnant, sa sœur présente plusieurs stigmates au visage et dans le cou. Des morsures, hors du commun, forment un étrange dessin, comme s’il s’agissait d’un rituel. Appuie toi sur mon épaule, nous partons loin d’ici !
Bien que le calme et la quiétude aient étrangement décidé de s’installer, une voix fluette mais grave s’insinue comme une légère brise d’été au fond de son oreille.
- Et où voulez-vous vous rendre, jeune homme ? Le vieil homme s’appuie sur sa canne, la seule chose capable de le retenir de s’effondrer à même le sol.
- Loin, très loin…
- Plaît-il ? Loin de quoi mon jeune ami ? De nous ? Des ombres ? Soyez raisonnable jeune homme, il est à peine minuit et demi, nous avons toute la nuit pour faire connaissance. Votre monde a été investi par nos soins et, à moins que vous puissiez faire apparaître le soleil, ici et maintenant, je ne vois pas en quoi partir loin de nous vous aiderez à survivre ! Votre sœur à déjà commencé à nous rejoindre. Sa lumière va s’éteindre, la vie l’a quitter, elle va commencer à muter. Muter en quelque chose de pur, d’élémentaire, de rudimentaire même. La peur, commune à chaque être vivant est intransigeante, et invincible, nul ne peut la contrer, elle ne peut être qu’enfouie, jusqu’au moment où elle vous prend à la gorge !!! Les paroles du vieil homme furent accompagnées des premiers cris étouffées d’Ashley et de ses premiers vomissements. Une matière noire, épaisse et visqueuse sort de sa bouche, ne ressemblant à rien de ce que Tom ait pu voir jusqu’alors. L’odeur de cette substance est aussi infecte qu’écœurante, semblable à celle de la mort, de la chair en putréfaction.
- Ashley, reste avec moi, tu dois tenir ! L’aîné se précipite sur elle en la prenant dans ses bras, le regard larmoyant.
- Comme c’est touchant, autant de résistance pour si peu de valeur. L’issue est inévitable, à quoi bon vous accrocher à un si faible espoir. L’obscurité est le complément de la lumière, son fidèle alliée, son amour de toujours. Votre espoir ne fait que nourrir cette résultante, monter si haut, pour retomber si violemment. Votre lutte renforce le côté dramatique de la situation, je me languis de connaître la suite, épatez-moi ! Le vieil homme arbore un large sourire. Ses dents, jaunes et cariées, scintillent de manière inquiétante grâce à la lumière de la fontaine, véritable puits de salue pour nos deux survivants.
- La lumière…éteint la lumière…supplie t-elle en se débattant dans les bras de son aîné. A mesure que les secondes passent, la peau de l'adolescente devient de plus en plus noir, ses yeux perdent en éclats, ses cheveux deviennent raides comme l’écorce d’un arbre, sombre comme du goudron et froid comme la désolation.
- Je ne peux pas Ashley, je ne dois pas, ils nous auront sinon… Ses larmes roulent sur ses joues et tombent sur le visage de sa sœur. Cette dernière n’en a que faire, elle ne les ressent même plus. Les molécules d’eaux n’ont même pas le temps d’imbiber sa peau qu’elles sont automatiquement brûlées par un froid glacial, mortuaire.
- J’ai si mal ! Son regard devient froid, porteur de mauvaise augure. Ses yeux, presque sans vie, ressentant le besoin de fixer la lumière, lui lançant un défi, lui faisant un dernier pied de nez avant d’embrasser les ténèbres pour l’éternité. Son pouvoir s’accroît, grandement aidé par toute l’obscurité qui règne autour d’eux et l’observe en lui murmurant la marche à suivre.
La lumière de la fontaine s’amenuise, perdant en éclat, son impact sur la pénombre décroit et la chaleur qu’elle dégage ne semble plus être qu’une faible étincelle dans une vaste étendue de glace. Le champ d’action de la lumière, et donc de protection de Tom et de sa sœur, se réduit dangereusement. L’haleine putride du vieil homme boiteux parvient à troubler le sens olfactif du capitaine de l’équipe de football locale, enfin, c’est ce qu’il était jadis, car plus rien ne serait pareil après cette nuit.
Pendant qu’Ashley emprunte le chemin des milles tourments, un homme semble tirer profit de cette situation, à plus ou moins long terme.
- Vous parvenez enfin à comprendre mon cher Tom…Seule la lumière peut vaincre une ombre et, si vous me le permettez, vous êtes loin d’en être une mon pauvre ami ! Regardez autour de vous, la machine est en marche et nul doute que cela arrive à échéance, malgré vos interventions pittoresques et pleines de naïvetés !
L’inconnu semble avoir raison. Son pouvoir sur ce qui s’est passé depuis le début de la soirée est indéniable et en voilà la preuve. Dans une symphonie baroque, où le classicisme a été remplacé par une dramaturgie ésotérique, fondement de la pièce manichéenne qui est en train de se jouer devant le spectateur médusé, des corps en lambeaux, écartelées de part en part, s’agitent autour de la faible étincelle de vie. La marche horrifique se poursuit jusqu’à ce que chaque parcelle d’ombre soit comblée par une entité faite de chair, fraîche ou non.
Le vieillard, quant à lui, emboîte le pas de son armée mortuaire et traverse la lumière, sans ressentir aucune douleur apparente, devant le regard médusé de Tom.
- Comment ? Comment est-ce possible ? La lumière ne peut…ne peut pas être traversée par des gens comme vous…
- Ne pouvait pas, nuance à bien définir. Voyez-vous jeune homme, en gardant votre douce sœur en vie et, surtout, au centre de la lumière, vous lui avez permit de contenir une résistance à la dite lumière et d’en faire profiter toute sa nouvelle famille. Un conseil à ne pas prendre à la légère, à l’avenir, ne miser par tout sur un coup direct, privilégiez une stratégie plus longue, moins visuelle, et donc difficile à anticiper !
- Ash…Ashley ? Tom n’ose pas se retourner, faire face à cette chose qu’il vient indirectement de créer avec l’approbation non désirée du diable. Il ne peut reculer et doit le faire, de toute façon, il ne peut retourner en arrière. Orientant son buste sur le côté, il remarque que sa sœur n’est plus allongée sur le sol mais sur la fontaine, caressant l’eau de ses griffes acérées, fixant d’un regard apaisé sa nouvelle apparence, sa nouvelle identité. Un rire s’échappa de la bouche fine et affreusement longue du vieillard.
- C’est ce qu’on appel chez moi une erreur dantesque ! Comprenez-vous le jeu de mot Tom ? L’enfer de Dante, déjà entendu parlé ? Je suis sûr que non ! Trop occupé à gonflé vos muscles et votre ego en marquant des buts et en draguant les étudiantes. Faire la fierté de papa vous aura conduit loin n’est-ce pas ? Peu importe, vous deviendrez mon fer de lance, et inutile d’approfondir vos connaissances de mon domaine pour être mon nouveau pion…cerbère, cela vous parle ? Le rire macabre du vieil homme perce ses tympans. Le sang qui sort de ses oreilles brûle son visage, dévore sa chair et ronge ses os. Lui aussi a le droit de muter mais pas en ombre ou autres créatures cauchemardesques, il a le droit à un traitement tout particulier, rien que pour la bravoure incessante qu’il a démontré. On ne lutte pas contre le diable impunément, ce serait comme lui cracher au visage, et ça, c’est un pêché mortel !
- Ahhhhhh…Tom se réveille en sursaut dans le cocon familial, près de lui, sa mère Sandrine et son père Fabrice, tous deux très inquiets mais rassurés à la vue de leur fils.
- Comment vas-tu mon cœur ? Maman est là, n’ais pas peur !
- Maman ?! Papa ?! Tom ne sait plus quoi dire, il enlace tendrement ses parents, pour eux en revanche, c’est l’incompréhension. Leur fils n’a véritablement jamais montré de signes d’attachements envers ses géniteurs, trop fier, c’est ce qu’ils se sont toujours dit.
- Ca va aller bonhomme ? Tu veux que je t’emmène à l’hôpital ? Fabrice a l’air plus décontenancé par la situation que sa femme, son fils prodigue, celui qui fait de lui le père le plus heureux de la terre, semble un peu trop différent à son gout.
- Ashley !!! Où est Ashley ?
- Sur son ordinateur, dans sa chambre, tu es sûr que ça va ? La mère de famille prend place à côté de son petit garçon, pour elle, et ce en dépit de son âge, il est toujours ce petit enfant qui avait besoin d’elle pour chasser les monstres en dessous de son lit.
- Je vais bien !!!
- Ne t’énerve pas, maman ne disait pas ça pour t’ennuyer, après la chute que tu as fait, c’est tout à fait normal que l’on s’inquiète un petit peu non ?
- La chute ? Quelle chute ?
- La chute dont tu as été victime ! Heureusement que ce gentil monsieur était là pour te porter secours !
- En effet mon cher Tom, je ne pouvais vous laisser seul en pleine rue, dans la pénombre, dieu sait quel malade pourrait en profiter à vos dépends…La voix fluette du vieillard, installé sur un fauteuil non loin de là, lui glaça à nouveau le sang, quel cauchemar, il ne rêvait donc pas. Monsieur Durand, s’il vous plait, veuillez mettre votre fils dans les meilleures dispositions, nous allons pouvoir commencer !
- Oui, Seigneur Elbiad ! Fabrice s’exécute, loin d’être maître de lui-même, il avance vers l’interrupteur principal de la maison, prêt à les plonger dans les ténèbres les plus profondes.
- Ne fais pas ça papa, je t’en prie, aide moi, pitié !!!
- C’est pour cela que votre père le fait, pour vous aider, pour vous guérir…
Fabrice amorce la décadence, refermant le piège sur cette maison, cette ville, ce monde…La lumière qui disparaît, qui invite les ombres à se propager dans cette pièce, n’est plus souveraine, n’instille plus l’espoir mais la fin de ce dernier et le début d’une nouvelle ère.
Dans un cri effroyable où crainte de l’inconnu se mêle à l’amère souffrance, la vie s’éteint, tel un pétale arraché sans détachement de la fleur qui lui offre une existence. Cette nuit, celle du 31 Octobre, synonyme de farce, de déguisements, n’offre plus satisfaction, seulement des friandises nocives qui ne gâtent pas que les dents de leurs consommateurs…Méditez, vous, jeunes gens, la peur n’est amusante que lorsqu’elle est provoquée, maitrisée. Elle est effroyable, telle une lame dans une plaie encore saignante, lorsqu’elle reste sans appel, sans visage, sans limite…

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