La traversée
jeremyslade
Le réveil se déclenche mais la sonnerie n’est pas violente. De toute façon mes yeux sont déjà ouverts. Comme chaque jeudi, je n’ai pas dormi de la nuit. Je ne comprends pas, d’ailleurs. Je ne devrais pas être autant inquiet. Il ne m’est jamais rien arrivé lors de mes activités du jeudi. Mon problème est survenu ailleurs.
Je me lève. Petit déjeuner frugal - café, tartine beurrée - car j’ai l’estomac serré. Je mange seul, bien sûr. C’est le cas depuis que ma femme a eu l’idée inconsidérée d’aller faire les courses à l’autre bout de la ville il y a trois ans. On n’a pas idée de partir aussi loin. Elle n’avait qu’à réfléchir, après tout.
J’ai les deux bras valides, je peux donc écarter le rideau du bout des doigts, mon café chaud dans l’autre main. Soleil éclatant inondant les rues. Ça va être une journée magnifique. Tant mieux, il sera plus facile de se déplacer et j’aurai moins de risque de faire le geste malheureux. Car j’ai beau être adroit et habile, il ne faut pas que je perde la main.
Car aujourd’hui, comme chaque semaine, est un grand jour. Aujourd’hui il faut me rendre à mon travail. Je dois donc sortir dehors. Le reste de la semaine je peux rester chez moi mais le jeudi, journée de réunion je n’ai pas le choix.
De quoi ai-je peur, d’ailleurs ? Si je fais tout dans les règles il ne m’arrivera rien, comme il ne m’est jamais rien arrivé. Non, mon problème est survenu ailleurs. Café fini, évier, manteau, attaché-case, main sur la porte. Je respire un bon coup et appuie sur la poignée.
Il fait vraiment beau. Un petit vent frais fouette, mais pas assez pour déséquilibrer. Tant mieux, c’est rassurant. Les quelques personnes dehors marchent calmement et précautionneusement. Ils ont raison. Il vaut mieux être calme, cela évite les problèmes.
Je me mets en marche. Pas d’inquiétude, je connais ce chemin du bout des doigts. Heureusement car sinon je ne les aurais certainement plus. Dix minutes à pied jusqu’au métro, cinq arrêts de métro, sept minutes ensuite jusqu’à mon bureau. Plus que neuf minutes, désormais, jusqu’à la bouche souterraine. Chacun de mes pas sur le trottoir est parfaitement calibré. Je reste bien sur le côté droit, pour permettre aux personnes venant en sens opposé de bien passer. Jusque là, tout va bien.
J’arrive au carrefour. Il me faut traverser la route, première étape difficile. Je me tiens bien droit, en face du passage clouté. Feu rouge. J’attends. Je dois me calmer. Vert. Je me lance. Je marche assez vite. J’ai normalement tout le temps de traverser mais on ne sait jamais. Je fais attention à bien rester dans les clous, plus que trois pas, deux, un, je suis de l’autre côté. Je pousse un soupir de soulagement. Mais pourquoi ? Si je suis un citoyen respectueux, tout va bien se passer.
Je repense à ce que j’avais vu la dernière fois. Une personne, distraite, avait traversé certes sur le passage, mais le feu piéton était encore rouge. Le passage clouté l’est soudain réellement devenu et des lames de dix centimètres ont jailli du sol, perforant semelles et voûtes plantaires pour exploser l’os de ses tibias dans un bruit sec. Après cela, l’homme a fait l’erreur de se rouler par terre de douleur. Ce faisant il est entré en contact avec la route hors psoupiassage piéton. Cette incivilité, comme toutes les autres, est formellement interdite depuis les grandes réformes. C’est pour cela que la chaussée est désormais enduite de Napalm, augmentant ses cris de douleur et amplifiant cette nuisance sonore déjà importante.
Certaines personnes ne respectent rien.
Je chasse ce désagréable souvenir de ma tête (tout ce bruit, quand même !) et me concentre à nouveau sur mon trajet. Les autres passants, autour de moi, sont tout autant concentrés. Cela les rend silencieux ce qui est tout de même bien plus agréable.
Continuant mon chemin, je passe devant un petit renfoncement, un début d’impasse. Mon esprit vagabonde à nouveau et me ramène à un souvenir de jeunesse. J’étais avec mon meilleur ami à l’époque et nous passions une soirée…mémorable ! Bon sang, on avait vraiment rigolé ! Et vers deux heures du matin, ivre mort, mon ami avait uriné contre ce mur malgré mes injonctions. Quelle marrade ! Bon, le mur, métallique et électrifié comme tous les autres, l’avait électrocuté à travers le jet d’urine. Il est dorénavant stérile et probablement impuissant (je n’en suis pas certain car nous n’avons, bien évidement, jamais reparlé de cet épisode).
Mais avant cet évènement, quelle marrade, cette soirée ! C’est ça le plus important. Il faut s’arrêter sur les bons évènements. Refouler les mauvais, sinon on ne s’en sort pas.
J’arrive enfin au métro et descends. Depuis l’installation de Nouvelle Ville, les gens préfèrent l’escalier traditionnel à l’escalator car il comporte moins de règles. Cela dit, avec le nombre croissant de boiteux, handicapés, invalides, estropiés, culs-de-jattes, manchots, amputés, mutilés, éclopés, les escalators retrouvent leur densité de personnes habituelles. Comme si un équilibre s’était instauré pour retrouver la situation d’avant. La nature est tout de même bien faite. Une nature pacifiée en plus. Car sans toutes ces règles ce serait réellement la jungle urbaine, comme avant. Je ne me souviens plus trop d’avant, c’est vrai, mais à ce qu’on m’a dit…
Pour utiliser les escalators il faut simplement respecter quelques règles de base. On se met sur la droite pour laisser passer les plus pressés – c’est-à-dire, généralement, les valides. Si on n’est pas franchement sur le côté, si on bloque le passage (comme à l’ancienne époque), un identifiant de poids reconnait le fautif. Des lames prolongent alors la marche supérieure et s’enfoncent dans les mollets. La plupart des boiteux viennent de là. Il faut dire que les gens n’étaient vraiment pas civilisés avant. Moi, je ne l’ai jamais fais alors mes mollets sont saufs. Non, mon problème est ailleurs.
C’est la beauté de ces nouvelles règles : si on reste dans les clous (sans mauvais jeu de mots), on ne risque rien. Les dommages sont forcément mérités, l’apprentissage est radical. Et puis, une ville remplie de gens pacifiés, c’est tellement mieux. Borgnes, boiteux et manchots, certes. Mais calme. Et silencieux. A part les bruits de cannes, de béquilles et de prothèses bien sûr. On n’a rien sans rien.
J’entre dans la rame du métro. Les places assises sont bien évidemment réservées aux personnes qui n’ont plus du tout, ou plus qu’une partie de leurs jambes. Je reste donc debout comme le valide que je suis. Au moment où le premier bip, annonciateur de la fermeture des portes, retentit, une personne encore sur le quai décide de se ruer à l’intérieur. Il s’agit sûrement d’un touriste. Ils sont assez faciles à identifier. Déjà, ils n’ont aucunes séquelles. Ensuite, seul un touriste serait assez fou pour vouloir entrer dans un métro après le lancement du compte à rebours sonore. Il a dû éviter toutes les autres règles de la ville par chance et n’a pas réalisé ce qu’il risquait. Tant pis pour lui, ça lui apprendra. S’il souhaite rester ici de toute façon, il faut passer par l’épreuve du feu, qu’il s’agisse du sens propre ou du sens figuré. Ce sera son rite de passage, indispensable, pour pouvoir vivre en communauté.
Les portes du métro sont trop rapides et il a le geste malheureux : il tend le bras dans l’espoir de bloquer les portes. Mais les bords en caoutchouc de l’époque laxiste ont été remplacés depuis longtemps par des lames acérées. Le bras est tranché net et tombe dans un bruit mou dans le wagon. Le touriste, lui, se contorsionne de douleur sur le quai. Heureusement, le métro est insonorisé et nous ne sommes pas dérangés par cette nuisance sonore. Il y en avait beaucoup au début, lorsque les gens n’étaient pas encore habitués.
L’habitude est très vite arrivée.
Personne ne regarde le membre gisant sur le sol. Il est évacué à l’arrêt suivant par un agent de régulation, alerté de l’incivilité ayant eu lieu quelques instants plus tôt et déjà prêt à intervenir. Tout est quand même merveilleusement bien organisé.
Je sors quatre arrêts après le membre et me retrouve rapidement à l’air libre. C’est là que le drame arrive. Une voiture grille le feu devant moi et, conséquence logique, se met à griller elle aussi. Incivilité de catégorie A. La déflagration me souffle violemment et pour rétablir mon équilibre je pose mon pied du mauvais côté du trottoir. Erreur fatale. Panique. Je ferme les yeux et me prépare à l’abandon prochain de ma jambe.
J’attends. J’attends. Au bout de quelques secondes, j’ouvre les yeux. Ma jambe est toujours là. Je me dépêche de la remettre du bon côté du trottoir tandis qu’une brigade de régulation vient vite éteindre l’incendie et embarquer les restes du véhicule. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. J’aurais dû perdre cette jambe. Soudain - lucidité - je comprends. C’est de la clémence. Sur la myriade de caméras de sécurité répandues dans la ville, l’une d’entre elle doit être braquée sur moi et la personne en charge a vu que mon mouvement était involontaire. Pour cette raison, rien ne s’est déclenché. J’en pleurerais de reconnaissance si je n’avais pas peur que ce soit interdit. C’est à ce genre de geste que l’on se rend compte à quel point le système fonctionne bien. Il punit les gens qui ne respectent pas les règles, récompense ceux qui les suivent en ne les privant pas de leur membre. Désormais, mon adhésion à ce système sera totale.
Heureux, léger, valide, je termine ma traversée. J’en gambaderais presque si cela n’était pas trop dangereux. J’arrive devant l’immeuble de mon entreprise et rentre avec entrain. Après avoir été un bon citoyen, je démontre être aussi un bon employé, car arrivé avec trois minutes d’avance. Décidément, cette journée promet. Je salue d’un geste mes collègues qui me répondent tous par un sourire. Sauf un, qui n’en est plus capable depuis qu’il a fait l’erreur de sourire lors d’une photo d’identité. L’anesthésiant facial qui lui a été injecté a eu quelques effets permanents. Ce sont des choses qui arrivent. Moi, mon visage va bien. Mon problème se situe ailleurs.
Je m’assieds derrière mon bureau, un nouveau café à la main. J’aime beaucoup le café. Encore un trajet parfaitement réussi. J’ai pu respecter toutes les règles, je suis exemplaire. J’en étais persuadé, mais bon. Y aurais-je mis ma main à couper ?
Dernière gorgée prise, j’allume mon ordinateur et commence à travailler, consciencieusement. Soudain mon téléphone sonne. Il n’a toujours pas été enlevé. C’est normal, je ne suis ici que depuis peu de temps et tous les ajustements n’ont pas été faits. Une, deux, trois sonneries, l’interlocuteur n’insiste pas. Ne pas répondre au téléphone est vraiment malpolie et je m’en veux. Mais je ne peux pas et c’est ma faute. Après tout, je n’aurais jamais dû parler à voix-haute dans cette bibliothèque.