Nuit de Libations
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Nuit de Libations
Si vous trouvez cette lettre, empressez-vous de la transmettre aux autorités compétentes, je vous en supplie. Des forces maléfiques se sont déchaînées chez mon ami Terry Ozam. Ils sont tous morts. Je suis enfermé dans ma chambre, et je sais que l’on va venir me chercher d’un instant à l’autre. J’ai placé tout ce qui se trouvait dans mon logis devant la porte d’entrée. Je ne sais si cela ralentira cette chose, mais j’espère avoir assez de temps. Je me sais condamné, néanmoins j’aimerais que l’histoire ne retienne pas mon nom comme celui qui a déchaîné sur Londres cette créature diabolique. Je vais vous conter le récit de cette sordide soirée, dans le seul but de laver mon honneur. Je prends la plume ce vendredi 31 octobre pour renseigner mes contemporains sur la nature véritable du mal, et sur les conditions qui l’ont amené sur notre terre.
Ce matin, je reçus un billet m’annonçant que j’étais convié chez mon ami Terry, un être délicieux, mais possédant une inclination étrange pour tout ce qui s’apparente à la magie noire et au monde ténébreux des démons. Terry, en ce jour d’Halloween, était désireux de réaliser ce qu’il nommait « petit amusement » dans sa missive, et qui s’apparentait à une séance de spiritisme en petit comité. Les noms des convives m’étaient familiers, cependant cette affaire n’avait guère ma sympathie, bien que Terry n’en parlât jamais sur un ton lugubre. Il envisageait ces expériences de l’enfer comme de charmantes festivités, qui le distrayaient bien volontiers de son quotidien ennuyeux et mondain. Terry était un bourgeois lassé du manque de sublimités qu’offrait la vie, et cette aridité se développant dans son cœur l’avait poussé ces dernières années à dépasser les limites de ce cosmos afin « de découvrir l’hédonisme des spectres », comme il disait en nous toisant de son rictus qui dévoilait ses dents blanches comme l’hiver. J’avais toujours décliné ses diaboliques démonstrations, tant son enjouement sur le sujet me mettait mal à l’aise. Je prétextais des dîners avec tel ou tel individu, lointaine connaissance dont je savais qu’il n’était pas de son cercle. J’aimais Terry comme un frère, pourtant je ne lui ai jamais livré mon histoire familiale ; je n’ai pas réussi à faire assez confiance à quelqu’un pour raconter cela. Je suis issu d’une lignée d’aristocrates allemands. Voilà plusieurs générations, ma famille a fui les bords du Rhin afin de gagner la cité londonienne. Les raisons de ce départ tiennent en des épisodes baroques que mes parents eurent peine à me transmettre. Il semblerait que mes ancêtres fussent de sanguinaires personnes qui tirèrent parti de leur haute place. Ils se paraient du protectorat que leur conférait leur essence nobiliaire pour assouvir des penchants étranges pour une sensualité exacerbée. S’étirant dans le stupre, ils dépassèrent bientôt la simple jouissance de la chair : ils tuèrent leurs gens, s’ébattirent dans des lits souillés par le sang de vierges paysannes, amputèrent les corps d’orphelins dans le seul plaisir d’accéder à de nouvelles voluptés par le truchement de ces vacuités artificielles. Face à ces ignominieuses pratiques, les Rhénans grondaient ; et ils chassèrent bientôt ces assassins... ma famille.
Ce passé m’a toujours été un fardeau que je n’ai jamais désiré partager. Terry n’était nul Simon de Cyrène, et je n’aurais jamais déposé un tel poids sur son amitié. Je craignais de le perdre, mais connaissant son appétit pour le fantastique, il se serait certainement délecté de mon infâme ascendance.
Dans mon sang gronde la barbarie génétique, aussi le lien qu’entretiennent les vivants et les morts déclenchent chez moi des accès de nervosité extrême.
Je n’écoutais pas tout ce que Terry me racontait sur le sujet lors de nos conversations interminables ; je passais généralement mon temps à éviter toute insinuation autour de ce thème, mais c’était sans compter sur la faconde de mon très cher ami.
Veuillez excuser la longueur de ces développements. Je dois vous confesser un curieux sentiment qui se développe dans mes veines comme du chiendent. J’ai l’impression qu’écrire me retient à la vie, et que ces lignes me garantissent encore quelques instants. Que ferai-je lorsque tout vous sera finalement rapporté, sinon être affligé de terreur en attendant la camarde ?
Bien ! Bien…
Lors de notre dernière promenade le long de la Tamise, Terry m’avait tympanisé une nouvelle fois avec ses histoires d’outre-tombe et de nosferatu, et j’appliquais comme à mon habitude l’évitement dinatoire qui s’imposait à chaque fois qu’il me lançait une invitation à l’une de ses communications avec l’au-delà.
Cette fois-là, Terry fut extrêmement sardonique et se moqua :
- Tu sais, si je ne te connaissais pas aussi bien, je jurerais que c’est par pusillanimité, et non par faim, que tu dines tous ces soirs sans ma compagnie.
J’eus un temps de frémissement, ma moelle épinière fut parcourue d’ un frisson aristocratique d’orgueil. Après ce bref égarement, je répondis impulsivement, comme si ma superbe avait chevauché d’un bond mon effroi :
- Très bien ! J’annule les mondanités du 31. Compte-moi parmi tes charlatans, rétorquai-je.
Je suis arrivé tout à l’heure, à 19h précise, comme convenu dans le billet. J’étais l’avant-dernier. Étaient présents : Vladimir Polzanoff, un vieil ami de Terry en visite dans la région, Herbert Edget, partenaire de longue date de ses beuveries dionysiaques, et nous attendions James Bride, un jeune homme que Terry avait pris sous son aile afin de l’éduquer au monde bourgeois.
Je saluai ce comité, et Edget m’agrippa par la chemise :
- Alors, ça y est ! Il vous a convaincu ? Je n’arrive pas à le croire. Arthur Öwe ! Le cartésien Arthur Öwe s’est laissé traîner à une de nos séances, s’esclaffait-il. Soyez le bienvenu Arthur. Vous allez être époustouflé, Arthur.
Il ne cessait de me secouer tout en répétant mon prénom, ainsi que la promesse de mon futur ébahissement. Il me parlait du programme de la soirée comme s’il cherchait ma conversion immédiate, ce qui, mêlé à l’anxiété qui pétrissait ma gorge, était propre à m’énerver.
James Bride entra enfin dans le salon, avec une demi-heure de retard, ce qui montrait que les enseignements de Terry portaient leurs fruits. Il s’excusa platement, et nous exhortâmes à débuter promptement le spectacle, prétextant qu’il se sentait coupable de nous avoir fait perdre autant de temps (son ton trahissait bien plutôt l’impatience et l’excitation). Notre hôte fut tout à fait disposé à procéder aux préparatifs, après avoir recueilli l’assentiment de l’assemblée (le mien fut discret). J’évoluais avec une immense circonspection que j’affichais nonchalamment, pour que les convives ne débusquassent pas l’angoisse qui parcourait ma carne.
L’amphitryon nous fit passer dans une petite pièce jouxtant le salon, spécialement aménagée pour y recevoir des rituels interlopes : des tentures indiennes purpurines portaient des représentations de sacrifices humains, des bougies dardaient de frugales lueurs sur les lambris foncés des parois, une fenêtre minuscule était ouverte et laissait échapper la fumée épaisse de larges bâtons d’encens enfoncés dans un crâne édenté, la mâchoire ouverte, posé sur son rebord.
Terry pointa du doigt les quatre recoins de la pièce, dans lesquels étaient disposés une Jack-o-lantern, citrouille affublée d’une terrifiante expression, et au travers de laquelle brûlait l’enfer. Ce feu dispensait des nitescences valétudinaires, et son souffle incertain me faisait frissonner comme si les citrouilles crachaient sur ma face leur haleine épicée.
Terry illustra laconiquement, goguenard :
- C’est tout de même Halloween…
Le frisson redoubla dans ma gorge et remontait jusqu’à mes gencives. Mes dents commençaient à claquer d’elles-mêmes comme si elles désiraient mâcher ma terreur. Cela allait arriver maintenant, nous allions nous asseoir là. Je considérai prestement la table autour de laquelle nous prendrions place. Elle se trouvait au milieu de la pièce, en dessous d’un lustre éléphantesque en cristal.
- Asseyez-vous, ordonna notre hôte.
Je pris place face à la fenêtre. J’inspectai les éléments disséminés sur notre autel : il y avait les os d’un animal que je ne parvenais pas à déterminer, du sable, et diverses racines de plantes qui paraissaient encore humides. Un gros livre noir, usé, trônait sur le milieu ; il ne portait aucun titre. Terry fut le dernier à s’installer autour de la table. Il éteignit les lueurs du lustre, nous plongeant presque dans l’obscurité. Étrangement, le sombre décor révéla davantage le crâne pâle qui bâillait face à moi. Je le considérais en tremblant, réduisant le monde à la cavité formée par sa gueule largement ouverte. C’était comme si je l’entendais me menacer par des murmures, et je voyais sur la voussure de son front se refléter la danseuse rougeâtre qui s’échappait des quatre foyers des angles muraux. Le reflet de la flamme bougeait de façon lascive et excitait en moi des instincts insoupçonnés. Puis je revins au front marmoréen du crâne, et à la noirceur de son gosier : la peur m’arracha à cette troublante contemplation et je jetai mon intérêt sur Terry.
J’eus la triste surprise de constater qu’il avait déjà débuté la séance : il était face à moi, le livre épais entre les mains, marmottant d’insanes paroles en soufflant du sable dans toutes les directions, allant jusqu’à nous en recouvrir. Ensuite, il se saisit des racines terreuses, et nous les tendit. Nous acceptâmes le legs, et j’observai avec dégoût mes voisins croquer goulûment le végétal. Terry me lança alors un regard autoritaire et je consentis à broyer le tubercule. L’arôme était atroce, repoussant, et il traîne encore sur ma langue. Quelle terrible odeur ! Ce goût si horrible dans ma bouche…
Mes épaules et mes genoux trémulaient sans cesse, et Terry poursuivait de plus en plus fort son chant funèbre.
- Ils bougent ! s’exclama Edget en pointant les os sur la table.
Je les vis bouger. Je les vis bouger doucement, et accélérer leurs rebonds. Ils sautillaient comme des puces. Mon ventre se tordit, et je m’arc-boutai contre le dossier du fauteuil afin de ne pas céder au vertige qui me saisissait.
- Cesse cela ! suppliai-je Terry. Cesse donc ! hurlai-je.
Mais il s’amusa de ma terreur, et ses lèvres dessinèrent simplement un sourire de victoire.
- Tu as raison, confessai-je, terrassé, je suis un pleutre. Mais cesse !
C’est alors que les vibrations des os sur la table produisirent un véritable vacarme, et une bourrasque fit éclater les vantaux contre le mur, étouffant par la même occasion le bûcher de trois des quatre lanternes-citrouille.
L’instant d’après, nous n’apercevions plus grand-chose dans la pièce, devinant çà et là quelques formes discrètes. Même les os avaient stoppé toute turbulence.
- Rah ! Satané vent ! pesta Terry. Je vais aller rall…
Il ne put finir sa phrase. Je l’entendis s’étouffer, gémir un instant, puis une lourde percussion fit gronder le sol. J’ouvris de larges yeux, puis les plissais afin de distinguer ce qu’il se passait à quelques centimètres de moi, mais je n’y parvins pas. Cet effort fut soudainement perturbé par un mot russe beuglé précipitamment, l'ultime syllabe expulsée aux forceps. Mon voisin de droite avait cessé de vivre. Cela était certain. Je croyais entendre des mâchoires claquer, et je ne sais si c’étaient les miennes ou celles du diable. Terry était mort aussi… Je le savais à présent. Je demeurais muet, immobile, pétrifié. Dans ma bouche, je ressentais encore la puanteur du bulbe bourbeux, ma stupeur excitant son amertume sur mon palais. Un autre bruit sourd émana du plancher : je devinai le gémissement guttural d’Edget, et ses soubresauts dans le brouillard brun. À cet instant, je pensai que Bride avait perdu la raison. Il était jeune, impressionnable. Son excitation m'avait paru suspecte.
- Bride ? Vous m’entendez ? lançai-je, d’une voix plaintive.
- Ne me tuez pas Arthur ! Pas moi ! Pas moi Arthur ! pleurait-il.
- Comment ça vous tuer Bride ?
- Ils sont morts ! Terry et Vladimir sont morts ! Je sens le corps de Herbert sur ma chaussure Arthur. S’il vous plaît, cessez cela ! Cessez cela ! s’égosilla-t-il, éperdu.
Sa panique émietta mon hypothèse, la seule qui eut pu être rationnelle. Mon palpitant fit une embardée. Je m’apprêtais à tenter de rasséréner Bride lorsque ses lamentations s’arrêtèrent net. Le claquement de dentier avait à nouveau accompagné l’expiration de ce compagnon d'infortune.
Épouvanté, j’ai couru à travers la pièce, chutant sur le seuil de la porte. J’ai traversé la ville entière. Le démon arrive. Il va grimper, il va me supprimer d’une morsure.
Je ne voulais pas y aller ; je ne veux pas jouer avec ces forces. Ce n’est pas moi, ce n’est pas de ma faute. Pardonnez-moi. Puis il y a ce goût sur ma langue. Ce goût acre et froid qui stimule ma salive. Lorsque je passe ma main dans ma bouche, sur mes lèvres, mes doigts se teintent de rouge. Pourtant, je n’ai aucune meurtrissure. Nulle part, aucune plaie. Suis-je en train de pourrir ?