Dernier surf...
Dominique Arnaud
Le dernier surf ou l'ultime glissade...
Nous avions tant surfé sur les crêtes marines, nous avions tant chevauché sur les ondes salées venues de si loin, nous avions tant empli nos poumons d'enivrantes bouffées d'embruns, que nous ne pouvions pas imaginer qu'un jour pas si différent des autres, un jour sans nuage ni tempête, le tsunami nous emporterait.
Cette dernière vague là nous a clos la bouche, nous a privés de ce qui faisait notre respiration quotidienne. Nos yeux se sont retrouvés face à un écran noir, nos oreilles se sont assourdies, notre odorat s'est enrhumé, notre palais est devenu taudis, nos doigts sont devenus orphelins.
Il faut dire, pour la cohérence de cette histoire, qu'avant la survenue de la dernière vague, bien des alertes étaient passées inaperçues. Et quand la société humaine n'écoute pas les présages, elle va au devant de grands fléaux. Les peuples de la Terre auraient d'abord dû prendre conscience du fait que ce qui va trop vite risque de les jeter dans le mur, ou de les submerger.
Autrefois, il fallait du temps pour chaque chose. Certes il fallait subir les guerres, les épidémies, les catastrophes naturelles. Mais les armées ne progressaient qu'au pas du cheval ou du fantassin, les guerres de fief à fief, les épidémies de villes à villages et les intempéries survenaient dans des régions incultes, prudemment peu peuplées. Certes il fallait subir les appétits des puissants mais leurs moyens d'action étaient aussi limités que leurs possibilités de propagande. Les idées mauvaises ne germaient que lentement, les bonnes pensées avaient parfois le temps de murir, et quand il était midi à Paris, nul n'imaginait qu'il pouvait être minuit aux antipodes.
En des temps plus anciens, les religions ne possédaient rien d'universel. Chacun vénérait ses dieux, souvent issus de la nature, sans avoir l'ambition maudite de les imposer. C'est quand est survenu le Dieu unique, même s'il constituait une trinité, que les choses se sont gâtées. Tous priaient le même, mais paradoxalement s'entretuaient pour l'imposer, pour en rendre obligatoire la vénération.
Parfois passait une giclée sanglante, peut-être bien, même, une vague rouge d'hémoglobine, mais... ce n'était pas la dernière.
Lentement, les humains s'étaient démarqués des animaux en développant leur langage. Non que les animaux n'en eussent pas. Mais les bipèdes y ajoutèrent la faculté de transmettre, de génération en génération, les savoirs acquis. D'abord par la tradition orale, puis par les textes patiemment copiés et recopiés par les moines, ornés d'enluminures, auxquels succédèrent les incunables et les livres, les journaux, les magazines, toujours imprimés en plus grand nombre. Au fur et à mesure que grandissait leur masse devenue colossale, ils perdirent en qualité, passant du parchemin et du vélin au papier chiffon et à la pâte à papier de fibres de bois. Le pire est qu'au fil des siècles, le profane se substitua au sacré, et le vulgaire au noble. Bientôt le respect de l'écrit se dilua tandis que s'évanouissait la vénération du savoir.
Mais il ne s'agissait pas encore de la dernière vague, bien qu'une très grosse, et très haute, provoquée par un véritable séisme, menaça de submerger ce qui faisait, depuis des siècles, la sagesse de l'homo sapiens, sans doute plus sage hier qu'aujourd'hui.
L'idée de créer un réseau de communication indestructible, voulu par les militaires et exploité par les chercheurs avait pris - avec l'Internet que le grand public découvrit à la fin du second millénaire - une importance si colossale que ses initiateurs n'avaient pu l'imaginer. A l'instar du développement de l'automobile ou de l'aviation. Qui aurait pu penser que les premiers joujoux volants ou roulants allaient modifier tant la stratégie des soldats que les relations entre les nations ?
Cette innovation se nourrissant idéalement d'elle-même a donc, en une décennie complètement changé la face du Monde et les relations entre les personnes. Elle a étonnement parfait ce que la radio et la télévision n'avaient qu'initié. Elle a tout phagocyté, tout digéré, régurgitant un magma dans lequel chacun peut sucer la production de tous. L'expression publique, autrefois réservée aux élites, a été mise à la portée de chacun. Les langages ont été meurtris, abrégés, mélangés et les mots ont été déviés de leur sens. Si la culture, l'éthique, la littérature n'ont pas encore été détruites, elles se débattent, quasiment noyées, pour tenter d'émerger encore. Mais ce n'est pas encore la dernière vague...
La dernière vague, elle représente une épée de Damoclès ignorée du jeune Léon, quinze ans à peine, dans la chambre duquel on ne trouvera ni livre, ni gravures sur les murs, ni jouets enfantins sur les étagères. Léon dispose, dans son repaire sans repères, de plusieurs écrans, d'enceintes, de claviers divers et joysticks. Sur une table basse, un hamburger entamé et quelques bouteilles vides ayant contenu du coca. Le jeune homme déjeune seul mais passe avec virtuosité d'un ordinateur à l'autre, et même d'un écran à l'autre. Surveillant sa page Facebook, il reste relié à MSN tout en demeurant vigilant dans World of Warcraft. Est-il l'un des chefs de l'Alliance et de la Horde ?
Dans la chambre voisine, son grand frère Pascal se passionne pour une activité plus sérieuse par le truchement de ses connexions multiples. Il est devenu trader en ligne, espérant faire fortune dans une occupation à 100% virtuelle. Les deux garçons n'échangent jamais une parole, sinon par Web interposé. Pas davantage qu'avec leur mère. Dans la pièce voisine, sur un computer que ses enfants jugent « out of date », car il ressemble à une épaisse TV antique, et bourdonne comme un nid de frelons, elle écrit des vers qu'aucun éditeur traditionnel ne lui publierait, mais qui rencontrent quelques échos sur des sites spécialisés dont les membres échangent productions nouvelles et commentaires : une nouvelle audience pour de nouvelles pléiades à visage numérique !
Ni les uns, ni les autres, ne se préoccupent du père tentant de nourrir son petit monde avec les bénéfices de son vidéo-club obsolète. Il y a quelques années, se déplacer pour louer dans une boutique le long-métrage qui allait agrémenter la soirée était du dernier cri. Aujourd'hui, toute les œuvres cinématographiques se téléchargent ou se regardent en streaming et bientôt il sera temps, pour son petit négoce, de déposer le bilan.
En attendant, le père suit les actualités de ce qu'on appelle encore un journal télévisé mais qui bientôt n'aura plus de sens puisqu'il est possible de disposer de toutes les informations au moment que l'on choisit, sur Internet. Le problème est que si les données abondent, par contre l'authenticité des sources devient de plus en plus invérifiable. Alors que les journalistes professionnels étaient déjà sujets à caution, que dire de tous les quidams qui postent à tour de bras, ou qui se contentent de relayer, des nouvelles ou des prises de position non vérifiées.
Le moins que l'on puisse dire est que la conjoncture est morose. Alors que le potentiel de production, qu'il s'agisse de l'agriculture ou de l'industrie, n'a jamais été aussi considérable, alors que les armes se taisent sur tous les continents, en dehors des conflits locaux, rien ne va plus sur la planète bleue. C'est la crise à tous les niveaux. Crise environnementale qui n'inquiète pas suffisamment pour engendrer des réactions efficaces. Crise financière virtuelle entraînant une récession économique bien réelle. Crise politique rendant les élus du peuple entièrement dépendants des puissances de l'argent, mais qui veulent faire croire à leurs administrés qu'ils se dévouent pour éteindre l'incendie alors que ce sont eux qui ont mis le feu. Crise des âmes en mal d'espérance qui recherchent quelque distraction sur les écrans pervertis. Faute de clients, l'homme seul s'est programmé, à l'ancienne, une séance d'images érotiques. Voire pornographiques. Webcam ou pas, l'amour virtuel a remplacé la chaleureuse rencontre des corps, à se demander comment des bébés pourront encore naître dans les décennies à venir. Mais tout est bien dans le meilleur des enfers possibles puisque des milliards de pages continuent à se multiplier sur Internet, écrans contenant toujours d'avantage de liens, vers davantage de textes copiés et collés, de photos volées, de vidéos piratées, de musiques plagiées, si bien que les potaches n'ont plus besoin d'apprendre puisque tout se trouve dans la nouvelle mémoire collective.
Notre ami Pascal, le trader en ligne, ne se comporte qu'en amateur par rapport aux professionnels qui surfant sur des rumeurs perpétuellement renouvelées jouent au yoyo avec la Bourse, faisant d'un coup de dés la fortune des uns et la ruine des autres, à tel point que de plus en plus, une nouvelle école de pensée s'interroge sur le sens de l'argent. Cet argent qui, à l'origine, était un moyen pour faciliter les échanges, un outil plus commode que le troc et qui aujourd'hui est devenu, en lui-même, un objectif unique. Veau d'or debout plus que jamais !
La finance seule provoque les faillites qui sacrifient des emplois utiles d'où la perte de ressources pour les consommateurs impécunieux devenant incapables de se procurer des produits agricoles et industriels ce qui entraîne la cessation des activités. Une ronde infernale de la rigueur, un véritable cercle vicieux, si vicieux que l'économie réelle cesse d'acheter de la publicité sur Internet ce qui provoque des fermetures de sites si nombreuses qu'elles entraînent la défection des internautes, d'où des retombées catastrophiques sur les fournisseurs d'accès au Web, sur les commerçants en ligne, les Facebook, Google, Yahoo et compagnie... Tout s'accélère... Internet submergé par la dernière vague tandis que Léon ne comprend pas pourquoi ses écrans sont tous devenus noirs et que sa mère achève d'écrire quelques vers avec un vieux stylo à bille baveux d'encre bleue sur un cahier d'écolier jauni.
Privé du World of Warcraft, l'adolescent, dépité, enfourche sa bicyclette rouillée pour descendre à la plage.
Il y jouera avec son cerf-volant d'enfant, cadeau de Noël alors qu'il venait de rentrer à l'école primaire. Son frère Pascal le rejoint bientôt. Il porte sous le bras une planche qui devrait lui permettre, s'il en retrouve la technique, de glisser sur les eaux agitées de l'océan. Tous deux reconnaissent sur le sable le petit marchand de glaces de leur enfance. Il a bien grandi depuis qu'ils ont oublié de fréquenter le bord de mer, préférant le surf virtuel. Ils souhaitent lui acheter un cornet, friandise croustillante alliant les saveurs du chocolat et de la vanille, comme jadis. Mais le commerçant ambulant ne veut pas de leur argent. Déçus, ils lui demandent pourquoi.
« Vous n'avez pas encore compris, leur répond-il, que tout votre fric est devenu de la monnaie de singe. Allez, je vous donne quand même un esquimau, mais en échange, vous me prêterez votre cerf-volant ! »
La dernière vague a déferlé sur le Globe qui pourtant ne s'arrêtera pas de tourner de sitôt. Après les écrans de l'Internet, les postes de télévision sont, eux aussi, devenus muets. Ne serait-ce qu'à cause de la fin des réseaux qui les alimentaient. Comme pour l'instant l'électricité continue à être produite par les centrales nucléaires, il reste possible de les faire fonctionner hors connexion ce qui restitue un espoir bien provisoire, hélas, au loueur de vidéos qui, n'acceptant ni euros, ni dollars, se fait payer en légumes, conserves de viandes et laitages, lesquels deviennent de plus en plus rares sur le marché. Mais il ne spéculera pas sur la bouffe. Bientôt il fermera quand même boutique. Il possède un bout de terrain où il pourra faire pousser pommes de terres et poireaux pour la soupe, et même élever quelques poules pondeuses.
Il s'y rendra à vélo mais ne s'étonne pas, ce soir, de la visite (à pied) d'un ancien journaliste de presse écrite qui s'était reconverti sur le Web.
« Bonsoir lui lance le blogueur. Si ça ne vous dérange pas, je voudrais vous interviewer. Oh ! En toute simplicité, à l'ancienne. Regardez, je n'ai pas de magnétophone ni d'enregistreur numérique, mais seulement ce vieux carnet et ce crayon datant de l'époque des plumes Sergent-Major... J'ai retrouvé ma vieille Ronéo et un paquet de stencils qui semblent encore en état. Ma machine à écrire a bien vieilli, mais quelques gouttes d'huile devraient la rajeunir. Je vais pouvoir relancer un journal local, en fait une simple feuille, et le premier numéro sera gratuit pour vous si vous acceptez de me raconter comment se passe, de votre point de vue, le virage à angle droit qui s'opère dans notre société. Après il vous en coûtera quelques carottes ou le prêt des cassettes de Ben Hur et du Pont de la Rivière Kwaï. »
« Entrez l'ami ! Vous prendrez bien une tasse de café. Je viens tout juste de le moudre. »
Sur la plage désertée, une vague arrivait.
Elle était à peine plus grosse que les autres, mais ce n'était pas la dernière.
La vie continuait.
Dominique Arnaud novembre 2011
Merci à Tendresse pour son aimable commentaire.
· Il y a environ 13 ans ·Dominique Arnaud
Bravo Dominique pour ce texte plein de lucidité et les clés philosophiques qu'il recèle. Je pense malheureusement que l'issue sera plus violente et plus meurtrière dans les jours sombres qui se profilent. Je suis resté un peu éloigné ces derniers temps, trop "surbooké" comme on dit aujourd'hui. Je reprends la mer vers les îles de WLW qui continuent d'émettre et me cherchent toujours dans leurs échos radars. Ton texte, tel un vent qui se lève, dissipe le brouillard du quotidien dans lequel nous nous égarons souvent, nous force à tourner la tête et hisser la voile. MercI
· Il y a environ 13 ans ·Marc Desoutter
Beau texte, beau rythme ! Cette dernière vague qui submerge internet et qui n'est pas la dernière... l'eau donnera toujours le tempo ? Merci et bravo !
· Il y a environ 13 ans ·Edwige Devillebichot