Déroutée

scarletdiva

Dernier jour au soleil d'hiver. Toute ma vie (25 ans) tient dans deux bagages : une valise en cuir marron et un sac à dos mou. Les rayons percent à travers les vitres sales de la gare de Marseille. Je suis tellement euphorique et triste à la fois, que je ne sens même plus le poids du sac sur mon dos. J'ai un sentiment de fuite en avant. Je m'assois sur ma valise et j'attends. Le train a 3h30 heures de retard. Je n'arrive pas à avoir plus d'informations sur mon départ.

Quitter sa ville natale, c'est déjà pas évident, si en plus on vous donne encore du temps pour réfléchir à tout ça, pour renoncer, pour pleurer, hésiter...J'essaie pourtant de ne pas y penser.

A côté de moi, un type aux cheveux longs noirs ondulés, barbu m'intrigue. Il porte des tongs de cuir, une chemise hippie sale, et un pantalon sans âge. Il est d'une beauté fulgurante : yeux perçants, sourire ténébreux, pose christique. Il voit que je le regarde et me propose une cigarette.

Je n'aime pas trop les hippies. J'ai toujours été plutôt punk. Et cette nuit-là, je ne suis pas d'humeur "paix et amour". Pourtant j'accepte presque malgré moi, pour une raison qui tient à quelque chose comme la magie de la gare de nuit. Sa voix résonne aussi de façon terriblement attirante, chaude, profonde, un peu cassée, comme celle d'un vieux chanteur de folk, alors qu'il doit avoir 30 ans. Il me demande où je vais.

-Je veux être écrivain.

C'est simple, ça tient en une phrase...C'est la seule chose qui me motive pour monter à la capitale, que je rêve pleine d'opportunités, de plumes en costumes sombres, de silhouettes buvant des cafés chauds au Flore...

Il me regarde d'un air moqueur. Je ne me démonte pas. Et le questionne à mon tour.

Et toi, tu vas où ?

- Moi ? (sourire) Je n'ai pas de projet. Enfin si. (il réfléchit et me regarde, habité) : Oublier, partir, quitter, faire le deuil d'une histoire,j'ai pris un billet au hasard, dans la première ville avec mer tirée au sort. Je ne sais pas ce qu'il m'attend.

Je demeure silencieuse. Je suis admirative. Tout a l'air si léger pour lui. Une odeur de tabac froid mêlée à celle du musc et de l'essence des gares flotte dans l'air devenu froid...pour la première fois, j'aime l'odeur du départ, mélangée à celle de sa sueur, perceptible des deux mètres qui nous sépare. Je souris toute seule, sans raison. Le panneau affiche alors que mon train est là. J''ai une expression inquiète au moment de lui dire au-revoir. Les adieux, j'ai jamais su. Il me regarde avec compassion, détache le collier qu'il porte autour du cou, me prend la main, le dépose à l'intérieur, et ferme mon poing en le serrant très fort. Je ne le desserre pas tout de suite, il m'embrasse sur la joue et ne dit rien, même pas "salut, bonne route". Je ne décoche aucun sourire. Surprise et émue par son geste.

Assise dans le train, j'ouvre la main, et je vois les pépites turquoises incrustées sur ma peau. J'aurais aimé que ses marques ne disparaissent jamais, pour pouvoir les scruter, encore et encore, quand dans la foule parisienne, je fermerai les yeux pour respirer et écouter mon cœur battre la chamade pour un inconnu entrevu quelques secondes. Rêver à d'impossibles retrouvailles poussée par ma nature romanesque. Je ne dors pas et je pense à ça : dans les soirées germanopratines, quand les gens seront froids et la ville dehors, blanche et trop grosse pour moi...que les discours vireront blasés, ce bijou me rappellerait une chose : la vie est un voyage. La liberté aussi.

J'ai de l'espoir. J'ai l'impression que la cicatrisation pourra peut-être se faire. J'ai marché dans la ville de mon enfance, celle de mon adolescence aussi pour la dernière fois. Douloureuse l’adolescence. J'ai parcouru les rues qui me semblaient beaucoup plus grandes quand j'étais plus petite. J'ai déambulé sans me soucier des autres. Parce qu’en fait, les autres on s’en fout. Les gens autour, qui me dévisageaient autrefois, n'avaient plus trop d'importance. Je me casse à la capitale, moi, bande de blaireaux ! C'est comme si pour la première fois je sais qui je suis, que j'en ai l'intuition, fragile, mais claire. Je ne suis pas comme les autres. J'écoute de la musique triste, je lis des livres bizarres, je suis la seule à porter des collants de couleur moutarde et à regarder les autres en face.

 Je lis Sylvie de Nerval toute la nuit, et mes carnets cornets de textes que j'ai écrit, avec la certitude d'avoir choisi la seule voie possible. Je raconte (toutes) les premières fois, et ce je parle aussi de ce que je n'aime pas. Marseille, le vieux port, les filles vulgaires, les gens étriqués…je suffoquais là-bas. L’envie de partir était trop forte mais je m'échappais avec ces morceaux d'art, ces héros, des marginaux souvent, des grands malades la plupart du temps. Ou des jolies filles. Ils ont toujours été là. Nico, la chanteuse du Velvet Undergound comme Hervé Guibert. Ian Curtis autant que Baudelaire. Sur le même plan, pas de sous-genre, pas de sous-gens. J’ai été enfermé des années dans ma Fac toute grise pour étudier la philosophie. Je regardais la fenêtre en me disant que ça devrait être sympa de la traverser, ce serait sans doute plus vert, et plus plein de lumière. J'imagine enfin que les choses pourront inédites. Cette vie bien rangée à laquelle je n’avais jamais songé, mais que mes contemporains semblaient tant chérir tant, s'éloignait à mesure que le train filait.

Synopsis :
Au lendemain d'un drame familial, Leila, une jeune fille qui rêve d'être écrivain part à Paris. Sans domicile fixe, elle va de rencontre en rencontre, dont le séduisant, mystérieux et sombre Chris. S'en suit des aventures étranges et une histoire d'amour fusionnelle, dans un Paris à la fois branché et inquiétant.

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