Le terrible journal de la création
Alain Cofino Gomez
19 mars.
J’ai marché plus d’une heure pour m’arrêter derrière l’usine à pneu, dernière bâtisse de la ville. Je n’ai plus l’habitude de l’exercice physique. Je vais lire quelques lignes de cette foutue bible et me laisser prendre par le sommeil qui je crois ne tardera pas.
J’ai remarqué que le travail de grignotage de la souris a amputé le texte Sacré de sa plus grande part.
21 mars.
Elle est si loin ma chambre-caverne, ma niche-porcherie. L’espace me brûle les yeux, m’écorche les pieds, l’horizon me bouffe tout cru les poumons. Je ne sais pas comment on marche sur la terre des hommes. Cela je l’apprends au dépend de mon corps en marche. Je trouve quelques maigres repos à la lecture de la foutue bible et au souvenir du massacre qu’elle causa. La dernière des souris est morte, fermant un chapitre de l’histoire. La petite boule de chair finit sa vie de cohérence dans les fureurs de mes sucs gastriques. Un randonneur a faim. Un randonneur perd ses scrupules au fil des pas.
24 mars.
Je me suis assis tout près d’un arrêt de bus vicinal. Je ne connais ni sa destination, ni sa fréquence de passage… L’emplacement où devrait se trouver l’encart informatif a été saccagé et en partie brûlé. Je suis resté là quelques heures quand une femme vint à passer. Elle était accompagnée de son jeune fils, une vilaine boule de graisse qui aurait avalé toute la terre si sa mère n’était pas là pour le surveiller. Je me méfiai donc du gamin. La femme s’arrêta à ma hauteur et déposa deux lourdes sacoches de toile d’où dépassaient des queues de poireaux.
-« Fait pas bien chaud. » dit-elle forte d’un accent de son ici.
- « Pas fort. » répondis-je me faisant autochtone et désinvolte.
Elle me regarda et me considéra, auscultant tout mon moi visible. Je devais avoir l’air d’un vagabond qui cherche une grande ville où mendier.
-« Je suis chrétien ! » dis-je du fond de mon orgueil imbécile. Je ne voulais pas que l’on me prenne pour un sans-but, un laisser-pour-compte. Elle se frotta le front et lâcha mollement : -« Y passera pas, monsieur Chrétien. J’ai jamais rien vu passer. La ligne, y ont dû l’abandonner. On sait plus même la couleur qu’y avait ce foutu bus. C’est une ligne perdue. »
J’avais déjà entendu parler de cela. Ces campagnes désertées par la communication et par tout ce qui relie. Ces endroits jugés indignes des drains et des veinules étendues par les mégalopoles, ses services roulants qui font qu’un lieu est plus près d’un autre.
Le sale gamin s’était déjà mis à fouiller l’une des sacoches et en avait extirpé un collier de saucisses qu’il rongeait consciencieusement en me regardant comme on regarde la neige qui tombe. La mère alertée par la mastication du fruit de ses entrailles se retourna, gifla sa progéniture et fila un joli coup de pieds au gros tas quand il fut à terre. L’enfant ne versa aucune larme, visiblement habitué à la chose. J’eus envie de rire, mais retins mon souffle. Elle lança calmement un « sale petit monstre ». Elle porta sa main devant ses lèvres et je vis ses yeux bouillir et blanchir à la façon des œufs que l’on poche. Elle se jeta sur son fils, agrippa un poignet et s’en fut, m’oubliant définitivement et traînant le corps du pauvre monstre sur quelques mètres. Je suis resté là frissonnant, enfin convaincu qu’aucun bus ne passerait ici, tant ces gens, les indigènes, étaient perdus pour le monde et l’entendement, tant leurs mœurs devaient freiner même le commerce et la bonne vie des marchandises.
26 mars.
Je ne sais pas combien de temps a passé. Pas exactement. Ce doit être l’aube. Je suis transi de froid et glacé d’horreur. Il fait aussi humide que cette nuit passée. Une nuit étrange. Des douleurs terribles m’ont perforé le ventre à l’endroit même où dans mon rêve La-Très-Sainte m’assena un bon coup de poing. En plein milieu de la nuit alors que je chantais doucement pour m’endormir, des lumières sont apparues au loin. Deux tâches jaunes qui devinrent aveuglantes en approchant. Puis le bruit d’un moteur. Ensuite l’évidence qu’il s’agissait d’un véhicule motorisé. Enfin la certitude absurde de l’arrivée d’un bus. La machine a ralenti et s’est arrêtée devant l’aubette dans laquelle j’étais allongé. Je me suis levé et les portes se sont ouvertes. La lumière intérieure du véhicule a inondé l’allée centrale et les fauteuils. Il n’y avait personne. Qu’un homme en habit de conducteur de ligne accroché au volant et immobile. Les portes sont restées ouvertes et l’homme n’a pas bougé. J’ai fait le tour du bus pour m’assurer de ce que je voyais. Revenu à la hauteur des portions avants, je me plante face à l’homme. Sans me regarder il s’écrie, la tête dans les bras ;
-« Y a pas d’arrêt ici, monsieur ». Une longue minute de silence puis le moteur vrombit et l’odeur du diesel qui brûle m’envahit. Les portillons toujours béants, le bus démarra et s’en fut à toute vitesse en zigzaguant.
27 mars.
En marchant, mes idées vont bon train. Elles voltigent et s’étirent en inextricables complexités. Elles se libèrent au rythme de la marche. Je pense à mon chemin, au monde des chiens-cochons, à ce mort que j’ai laissé derrière moi. D’une main je tâtonne et caresse sous ma chemise mon Tatouage. Je me dis qu’il est peut-être vain. Me suis-je trompé ? N’y a-t-il aucune issue, pas de transfiguration, pas de Révolution. Un mort reste un mort. Le sang reste le sang et le corps de l’homme est une fin en soi. Il y a des limites que la chair ne peut franchir. Elle est dans son essence aliénée par ce qui la constitue, et nous pauvres humains sommes assujettis à son empire. Je suis une âme sombre qui marche. J’attends du paysage qui défile plus que je ne peux espérer. Je n’ai plus d’espoir et je me fonds dans ma propre marche comme dans une léthargie de moteur qui ronronne. Je suis la mécanique ronronnante qui traverse la campagne.
28 mars.
Devant un champ que la route borde. En son centre un homme creuse un trou profond mais de petite circonférence. Du matériel que je ne peux distinguer gît à ses pieds. Son travail m’obsède, si bien que j’ai arrêté ma marche et que cela fait quelques minutes que je le regarde. Le champ est labouré et la terre forme les vagues pétrifiées d’une mer poussiéreuse. Bien qu’il fasse froid, l’homme a tombé veste et pull. Il est en chemise et tout à sa tâche. La profondeur du trou semble le contenter. Il se fige, se penche et ramasse un pieu. L’enfonce dans l’orifice. Il y attache un bâton en croisé. Cela commence à ressembler à un crucifix. Il se penche à nouveau et soulève sa veste dont il habille la croix. Il dépose un chapeau sur la pointe de l’installation se dirige vers le lointain, se retourne et se met à semer.
-« Ce connard ! »
Je me retourne et découvre un homme vieux et de petite taille qui me sourit.
-« Ce connard sait bien qu’y a plus d’oiseaux ici. » continue le vieil homme. « Fait son malin, c’lui qui sait tout, mais les oiseaux y l’y prendront rien. Puis c’est pas le temps pour semer. »
Le nain se met à rire.
-« Dire que c’est mon fils. Ce connard. L’a rien appris. Y va nous fout’ en l’air le champ. Y va l’épuiser la terre et puis nous crever la faim comme de juste. Le connard de mes couilles. Ça j’peux l’dire, de mes couilles. » Et il rit de plus belle.
Je m’éloigne.
Le petit homme tente de me suivre. Je hâte le pas, puis je me mets à courir et je le vois disparaître derrière moi. Je ne m’arrête plus. Je cours.
Plus tard.
Je dois être fou ou ivre. J’ai couru tant que mes poumons me l’ont permis, hanté par la vision du vieux et de son fils. J’étais épuisé et transpirant. Je me suis allongé à un carrefour, incapable de décider de ma destination. Quand j’ai regardé au-dessus de ma tête, j’ai eu comme un coup au cœur et mon mal de ventre a repris de plus belle. Au-dessus de ma tête donc, accroché à quelques pierres, se tenait une niche qui accueillait une vierge de bois poli. Un bras sur le ventre et de l’autre indiquant l’horizon. Je me souviens de m’être dit ; « combien de temps encore devrais-je souffrir de ces persécutions ? » J’étais pétrifié et plus que jamais glacé de terreur. J’étais paralysé et tremblant. Mes efforts pour laisser mes paupières ouvertes étaient douloureux. Je sombrai dans un sommeil agité.
29 mars.
Je ne suis plus désormais que marche sombre. Je ne suis que suite de pas dans une campagne qui doit être dévastée. Je marche de fatigue, je trébuche. Mes articulations se ramollissent tandis que j’avance vers un bois. Je voudrais m’y enfoncer comme dans la mer et que l’épuisement me jette au fond. Je veux perdre ma faculté de respirer. Mes bras ballottent ridiculement.
30 mars.
Je me suis enfoncé dans la nature. J’ai quitté la route. Les chemins des hommes. J’ai quitté les sentiers. Mon ventre se révèle insupportable et me régale de crampes insupportables.
J’ai besoin de calme et de solitude. Je veux réfléchir à ce qui doit être fait pour changer la face du monde. Qu’on me fiche la paix. Je suis un enfant gâté par le démon et sa suite de fout-la-merde. Je suis la Création abandonnée. Je suis « l’abandonné » comme d’autres sont « les choisis ». Je suis une chute, la chute faite vie, la chute inattendue, la dégringolade non attendue. Ma vitesse inespérée n’est pas désirée. Je ne suis pas désiré, jamais je ne le fus. Je n’attends rien du monde et le monde ne s’attend pas à ma venue. J’arrive au jour sans espoir, dans un difficile accouchement. Je suis un flux continu et rapide. Je suis interminable, et j’annonce la fin. Je suis le septième jour, l’ombre du repos, je suis la fin en marche, le marcheur définitif. Mon pas approche l’humanité du rebord. Je ne suis rien, que l’âme du rebord. L’esprit du vide. Le moment du grand saut. Le vide. Je suis le vide. Je suis la brutalité du vide. La force d’attraction. Le trou fascinant. Le cul du monde. Le. Cul. Du. Monde. Le trou du cul universel qui aspire à lui la matière humaine. La matrice ridicule du néant. Le grand fondement. Le tréfonds. La machine qui creuse. La patiente concavité. Je suis celui-qui-attend. Celui qui scrute en attente du signe, en attente du moment fatal. Je suis la fatalité. Ce qui devait arriver. Ce qui arrive. Ce qui se mérite. Ce qu’on a bien cherché. Le début et la fin. La Création et l’apocalypse enfin réunies. Je suis la Réunion.
Je suis. A. Terre.
Je. Suis. A. Terre.
Je. Suis. Tombé.
Mon corps tout écorché s’est affaissé sur la nature. Je suis resté sans mouvement. Je suis à demi allongé dans une belle clairière humide. Je crois que si je reste ainsi plus longtemps, je verrai l’herbe, les champignons et les ronces m’envahir.
Plus tard.
Je suis un bienheureux allongé sur le monde. Je suis partie du monde.