Des Hommes Et Des Chiens

stockholmsyndrom

On me conduit jusqu'au bureau d'instruction, un cube sombre dépourvu de la lumière naturelle du jour. On se croirait dans une salle d'interrogatoire du KGB, sauf qu'il y fait quarante degrés et que l'homme qui se tient derrière le bureau n'a rien d'un caucasien ayant grandi sur les rives de la Volga. La tête penchée sur ses documents, il semble ne pas avoir remarqué ma présence, il tourne des feuilles, signe des papiers, pendant que je me liquéfie au beau milieu de la fournaise.

- Asseyez-vous.

L'ordre est sec et autoritaire, mais à mon grand étonnement, il est prononcé dans ma langue maternelle. Un sourire vient s'étendre sur mes lèvres, et enfin, je m'exécute.

- Nom.

- Laporte.

- Prénom.

- Paul.

- Profession.

- Voyageur.


L'instructeur me jette un regard las de par-dessus ses lunettes puis retourne vers ses papiers:

- Profession.

- Médecin.

- Religion.

- Athéisme.

Il semble prendre un temps d'arrêt. Puis se remet à l'écriture:

- Que venez-vous faire en Lybie?

La question me paraît absurde, mais j'y réponds le plus honnêtement possible:

- Je suis venu chercher le refuge et la paix.

Les questions suivantes me donnent une idée sur l'étendue du nuage de suspicion qui plane sur ma dernière réponse:

- Avez-vous des antécédents politiques?

Quelqu'un répond positivement à ce genre de questions piège?

- Non.

- Avez-vous des intentions criminelles, voire terroristes, à l'égard de notre pays?

Ai-je l'air si bête pour me jeter dans la gueule ouverte du premier cachot?

- Non, bien sûr que non. Je vous l'ai dit, je suis venu chercher le...

Bien. Vous pouvez disposer.


Je venais de gagner mon ticket.



Derrière les vitres du train qui glisse bruyamment vers le camp, je contemple la beauté pure d'un paysage qui a échappé aux mains des hommes. Je pense à ma fille, Laura, qui en de lointains temps de paix, rêvait de découvrir les plaines ensoleillées de l'Orient. Est elle seulement encore en vie.
Un homme collé à mes flancs tente de me parler. Je n'y comprends un foutre mot. Il parle fort comme un allemand. Sa peau est rouge comme la braise. Sur la couchette en face est recroquevillé un jeune enfant sur les genoux cagneux d'une mère au faciès épuisé. Ci et là sont entassés quelques jeunes hommes robustes, quelques vieillards tournant de l'œil, des hommes, des femmes, des enfants, aux destins multiples, aux origines variées, tous différents, tous singuliers, mais avec le même trait commun: l'émotion sur leur visage a disparu, ne reste que la crasse et la poussière.
Un homme d'un certain âge se tient debout, bible à la main. Il lit dans la langue de Molière quelques versets que le crissement effroyable des rails vient quelque peu court-circuiter. Il y est question d'humanité, de tendre la main, à son prochain.
Que Dieu, s'il existe, puisse t'entendre mon ami.
Je ferme doucement mes paupières et m'imagine le sud, mes Pyrénées-Orientales, celles-là qui m'ont vu grandir. Je revois l'enfant que j'étais courir sur les montagnes nues. Et puis les grands yeux de ma mère, pleins d'amour et de bienveillance. Mais qu'elle me paraît loin la campagne qui abrite ma mère, si toutefois toute deux existent encore, depuis ma terre d'exil. Si loin que même les yeux fermés, ce vol d'oiseau de liberté me semble être un tortueux voyage au bout de l'infini, et voilà mes pensées qui prennent du plomb dans l'aile, sous un soleil cuisant qui se dévoile hostile.
Le train s'arrête. J'ouvre les yeux.
Sur le quai les gens nous dévisagent avec un sentiment difficile à cerner aux premiers abords, un sentiment de mépris, chuchotent les plus modérés, de haine! s'exclament les plus sensibles. Ceux qui sont ici, comme moi, depuis longtemps restent taiseux et tournent le regard d'un geste las, sachant pertinemment que cette émotion-là, c'est celle de la peur, la peur de l'étranger, plus précisément celle de l'inconnu.
Un contrôleur passe dans notre wagon en tentant de se frayer un chemin entre les monticules de corps, il referme la bible du vieillard encore en train de réciter, lui ordonne de s'asseoir, puis rejoins le quai.
Je fais une place à l'ancien en me serrant contre la vitre. Il me gratifie d'un remerciement. Je lui réponds en Français. Son visage s'illumine: 
- Quelle région as-tu quitté?
- l'Occitanie. Et vous?
- Je suis Alsacien mon brave! Répond-il avec fierté.
- Vous êtes un homme d'église?
Il se met à rire:
- Grand Dieu non, je n'ai pas ce titre! D'ailleurs, je n'ai plus vraiment aucun autre titre. Répond-il en souriant.
Son sourire me paraît incompréhensible, pourquoi cet homme se réjouirait d'avoir tout perdu? Avoir tout perdu. La perspective d'une réalité cruelle me semble à cette pensée aussi nette que l'eau d'un lac paisible, et dans un élan de désespoir je lui réponds:
- Vous avez raison. Nous avons tout perdu.

- Mais il nous reste encore la foi!

À ces paroles, le blanc silence s'abat sur la terre, effaçant le sourire sur le visage du vieil homme.
Le train redémarre. Et puis il reprend:

- J'ai un jardin derrière ma maison. On peut y voir pousser les patates, les carottes, le persil, et même les fleurs. La terre est généreuse, aucun doute à cela.

Je ne réponds rien. Il reprend:

- Quand la guerre sera fini, je rentrerai chez moi et j'irai embrasser ma femme. Et puis, j'attendrais sagement la saison des vendanges. Et alors mon cœur sera empli de joie, et je pourrais mourir en paix.

Je me suis dit, mon pauvre vieux, tu seras mort avant la fin de la guerre, et ton jardin aura le temps de pourrir maintes fois encore, pourquoi vouloir entendre une chose pareille, un témoignage optimiste, qui paraît tellement dramatique, n'y a t'il pas assez de souffrance, en ce bas monde désolé?
Une larme coule sur ma joue pendant que je regarde le sol.




- J'ai confiance en l'humanité mon garçon. Les hommes sont intelligents.



Et il se tais à tout jamais.






Les hommes sont si intelligents, ils façonnent le monde à leur image, sur le socle de la paix, ils construisent des villes, tracent des frontières, érigent des ponts et font filer les trains. Ce qui les différencie des chiens errants et affamés, c'est l'universelle humanité qui est ancrée au plus profond de leur âme. Les hommes sont si intelligents, et sous le masque de la guerre, ils façonnent le monde à leur image, écrasent les villes, saignent les frontières, détruisent les ponts, et font toujours filer les trains. Ce qui les différencie des chiens errants et affamés, c'est l'universelle humanité qui somnole au plus profond de leur âme.

De notre exil, nous mourrons de faim, et à genoux, attendons désespérément que la vertu de l'homme caresse nos malheurs. 
Sommes nous devenus des chiens, comme ça, du jour au lendemain?
Être au mauvais endroit, dans le mauvais moment, voilà ce qui fut notre unique crime. 
Son commun châtiment? 
Le train de la vie vous happe, file au milieu des nuées de cris, et sans que vous puissiez crier gare, il vous emporte loin là-bas
Loin de vos familles
Loin de vos racines
En distançant votre passé
En égarant votre présent
Il vous porte vers les contrées à l'ombre
Où vous cherchez désespérément un signe venu du ciel
Et peu à peu des vies s'effacent
Sous les ombrelles de l'oubli.

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