Des os
Etaïnn Zwer
C’est ici toute l’histoire de mon oncle, vieil homme terrible et reclus, tenu par le rythme follement décati d’un autre siècle. Son seul plaisir se résumait à collectionner des os, de toutes tailles, toute provenance, pourvu que ce soit des os véritables. Et sensiblement beaux. À contempler.
Je suis l’unique témoin de cette manie. À moi il confiait, toujours au cours d’une conversation aride où je ne faisais qu’écouter mollement, ses pensées mal assemblées. Rien que de très normal, je collectionne les fous, j’en ai un cahier plein, j’y consigne leurs gestes bizarres. Les insensés de l’Histoire et les idiots du quotidien. Je détiens là un bel herbier, que j’ouvrirai un jour, peut-être, à des yeux curieux. Toast lointain à cet oncle étranger.
À sa mort, il m’est revenu de trier ses affaires, dans l’indifférence générale d’une famille décomposée. Mille objets, magnifiques encombrants, disséminés lors d’une partie sauvage d’enchères. Et parmi tout un fatras extraordinairement bien rangé de papiers, ce mot, griffonné, passé au trouble d’une vie réduite volontairement.
J’ai toujours aimé collectionner les os. Le bruit de leurs danses dans mes mains abîmées couvrait ainsi le jappement continu du chien sous mes fenêtres, rendu fou par cet appel – claquement sec du squelette - répétant mille cercles inquiets, blanc de salive et blanc de lanterne à la vue des os, ces bijoux de théâtre, de comédie achevée sur un rire englouti à jamais dans le ventre d'une femme, ou d'un homme peut-être, qu'on entend parfois dans le caisson de la terre.
Il y a de l'inconnu dans ces tubulaires sonnantes et trébuchantes, le secret de la fabrique humaine. Et voilà que ce mystère éclate à ma fenêtre, phare guidant les chiens pelés sales beaux huant sur le bord des routes.
Je fume et je contemple cette boutique d'antiquaire, d'horreurs si bonnement simples – une mosaïque du dénuement comme un chef-d'oeuvre. Je suis l'esclave oublié de Darwin, je ramasse, assemble, nourris le grand herbier de l'humain et du temps, écoulé de minutes en secondes, écroulé sous mes yeux au-dehors. Le dehors, quelle plaie.
Je ne cache à aucun mon dégoût des sorties, je force le réel comme pris dans un duel au pistolet parmi des arceaux d'abbaye, lutte religieuse et démente de deux mondes qui se cognent à l'aveugle, voilà l'image la plus sûre. Le génie des lieux n'a pas besoin de mille hectares à arpenter, de forêts d'ombre ni de ciels empesés ou clairs, il trouve sa convenance dans les abyssales bourgeoisies de mon appartement, dans le trouble des velours choisis avec minutie aux étales des brutes maures. Chaque pièce est un incendie de détails où trônent à découvert les os patinés, agencés tels des événements, mouches noires vissées sur des ardoises, délicatement glissées dans des coffres découverts, nonchalamment servis sur des tables massives et sculpturales.
Alors quelle douceur le réveil, cette féerie d'insectes oblongs jaillis dans la lumière maligne, quelle paix gagnant mon corps raidi, prince automate réglé sur la vie lente et pure des os.
Ce minuscule mot, je l’ai soigneusement enroulé autour d’un os, la plus belle pièce, il me semblait, de son trésor. Un os deux fois gros comme le poing, et lourd, d'un blanc vanillé, patiné comme par une main caressante, piqueté de sillons invisibles si on n’ose le toucher. L’os d’un animal sûrement, une bête vive et trapue, exotique, qui aurait connu les plaisirs de la chasse et du sang. Et aujourd’hui adoucie, domestiquée. Un os.
Il trône sur ma table d’écritures, en guise de presse-papier.
© TEXTE DÉPOSÉ, TOUS DROITS RÉSERVÉS
Vraiment beau!
· Il y a environ 14 ans ·ko0
Je suis en admiration. Votre écriture est conjuguée au plus-que-parfait.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron
Et aujourd'hui adoucie, domestiquée. Un os.
· Il y a plus de 14 ans ·Bravo, c'est superbe.
amouami
Le mot de l'oncle est particulièrement bien écrit. Les mots restent fluides et le vocabulaire fait briller ce texte ! Un vrai petit bijou. On ressent particulièrement le changement de narrateur ce qui donne encore plus de sens à l'histoire familiale. Mention toute particulière pour l'herbier des insensés et idiots de l'Histoire !
· Il y a plus de 14 ans ·marian-coursoivier
C'est bien écrit, rythmé, beau et saisissant. Je m'arrête là, je déteste me répandre en fioritures inutiles. Tout est dit. Des os, qui ont fait s'entrechoquer les miens et m'ont bercé par leur musique squelettique. Merci
· Il y a plus de 14 ans ·brioul