Des spaghettis et dans le noir

godavelamoldave

Concours Comédie Romantique

Synopsis

 

Paris, Hiver 2010. Harper, 28 ans, se réveille de méchante humeur. C’est lundi. Elle a mal dormi. Une gueule de bois. Bref, aucune envie de tomber nez à nez avec l’un de ses précédents coups d’un soir lors d’une réunion professionnelle. D’autant que le Benjamin en question fait mine de ne pas la reconnaître ! Et qu’il lui a menti sur toute la ligne. Il n’a rien à voir avec l’acteur prometteur et fauché qu’il prétendait être. Au contraire, il possède tous les attributs qu’elle déteste: un boulot stable dans le marketing, un compte-épargne logement, une adresse dans le quinzième arrondissement, des projets pour les vacances et une certaine envie de se caser. Devant tant de conformisme, chez les homme comme dans la vie en général, Harper a pour habitude de s’enfuir en courant. Pas de chance, amenée à collaborer avec Benjamin sur une enquête sociologique plus que douteuse, elle doit bientôt se rendre à l’évidence : l’acteur qu’elle a d’abord vu chez lui continue de lui plaire…

Au fil de quelques semaines qui la conduiront à interviewer une dizaine de couples « parfaits », à se battre avec une cliente, à s’envoyer en l’air avec un bel hispanique, à soutenir sa meilleur copine enceinte du mec qu’elle vient de quitter et à se débarrasser de deux dobermans encombrants, Harper finira par comprendre que son refus de « rentrer dans le moule » est en train de la rendre malheureuse. Trop de « mauvais genre » peut finir par sacrément manquer de goût réalise-t-elle malgré elle, et ce n’est pas Benjamin qui ira protester contre cette idée.  

 

 

Chapitre 1

 

C’est le silence qui a fini par me réveiller. Un silence délicieux, au goût d’inespéré. Mon corps pesait des tonnes et j’avais la bouche sèche. Les deux dobermans qui vivaient au dessus de chez moi avaient franchi les limites du sadisme cette nuit. Ils commençaient généralement leur ramdam vers vingt-trois heures, tournant à toute allure dans les trois petits mètres carrés qui marquaient précisément l’emplacement de ma tête de lit. Piétinements halètements, gémissements. Une vraie plaie. Normalement, ils arrêtaient leur cirque vers minuit. Mais hier, au moment exact où je versais dans le sommeil profond, c’était reparti ! A croire qu’ils m’en voulaient personnellement. Qu’ils avaient décidé, je sais pas, de rendre ma vie impossible. Qu’ils existaient spécialement pour ça. Me rendre dingue. Je soupirais et ouvrais les yeux en évitant soigneusement de bouger. Je craignais la nausée. Il faisait encore sombre. Et un froid glacial, dehors, je le pressentais. Je m’étais couché en oubliant de boire le fameux litre d’eau. J’aurais dû me relever dans la nuit puisque je ne pouvais de toute façon pas dormir. J’aurais dû. Mon réveil se mit à sonner. Grrrrreuhhh. J’avais oublié de le débrancher. Sauf que hier, c’était dimanche. Donc non. Je n’avais pas oublié de la débrancher. Je devais me lever.

J’avais rendez-vous à neuf heures trente. Rien d’exotique. Mais de fil en aiguille, il était déjà neuf heures sept et je détestais être en retard pour ce genre d’occasion. Je me suis ruée sous la douche en violant tout ce qui refusait de bouger en moi. Tête, bras, jambes, estomac. Mes cheveux sentaient potentiellement le rhum arrangé mais tant pis. Pas le temps. Je les brossais frénétiquement, enfilais un jean sur mes cuisses humides, boutonnais quatre à quatre ma chemise spéciale « corporate » et sautais dans des bottes pas cirées. Dix secondes plus tard, j’étais dans l’escalier. Pas maquillée. Je rouvrais la porte, m’énervant au passage sur les deux serrures et me ruait dans la salle de bain. Trois coups de pinceaux vite faits avant de dévaler les cinq étages de mon immeuble comme une furie, mon casque de scooter à la main. J’allais si vite que j’arrivais même à éviter la concierge, qui me guettait tous les matins pour critiquer mes voisins du dessus ou l’état des poubelles. Je l’entendit vaguement commenter mon passage éclair dernière moi, toute seule sur son palier : « Et bien dites-donc, on est bien pressée d’aller travailler aujourd’hui! ». Je la maudissais tout en essayant de détacher l’anti-vol de mon scooter,  accroupie sur le bitume gelé. Je soufflais dans mes mains pour chasser le froid mordant, jouais du kick, grattais le givre qui collait à mon unique rétroviseur et démarrais enfin. Immédiatement avalée dans le flot de la ville.

Une demi-heure plus tard, plantée derrière la porte d’une salle de réunion close, mon erreur me sautait à la figure. Voulant désespérément être à l’heure pour me fondre dans la masse, j’avais négligé mon apparence. Une autre stratégie aurait pu consister, quitte à être en retard, à être irréprochable. Calme et digne. Victime du reste du monde et non de ma propre inertie. J’essayais de remettre un peu de vie dans ma tignasse rouge toute aplatie et vérifiais en soupirant l’état de mes ongles. Le noir s’était nettement écaillé depuis la veille. Je passais la langue sur les dents avant de frapper. J’avais horreur de ça. Interrompre le cours des choses. Pas de réponse. Je me tâtais deux secondes avant de réessayer un microgramme plus fort que la première fois. Toujours rien. Et puis merde. C’était le bon numéro de salle, la bonne heure, la bonne date. Pas d’erreur possible. J’ouvrais la porte, tout doucement. Vingt personnes se tournèrent instantanément vers moi dont l’animateur, un brun aux yeux verts et en chemise blanche, sans cravate, debout au milieu de la salle de conférence. J’avais déjà couché avec lui. Ce n’était pas le moment de m’attarder sur l’idée mais j’en étais certaine. Je marmonnais un vague « désolé » et me dirigeais vers le fond de la pièce rejoindre trois autres retardataires, sans doute, qui n’avaient pas eu de places assises autour de la table et se tenait adossés au mur, mains croisées.

- « Excusez-moi Mademoiselle » m’interrompit le brun d’un ton visant à asseoir son autorité sans être ouvertement désagréable. « Pourrais-je connaître votre nom ? » Comme s’il l’ignorait.

 

- « Harper. Marie-Amélie. Castini. Mais on m’appelle Harper. Je veux dire, sur votre feuille de présence, c’est Marie-Amélie. Mais je préfère qu’on m’appelle Harper » expliquais-je, insistant lourdement sur mon prénom. Sans sourciller, il chercha mon nom sur sa liste. 

-« Okay, c’est bon » confirma-t-il, complice, à l’attention d’une fille blonde assise à l’extrémité de la table en U. « Amélie. Parfait ! On a un petit problème de place mais si tu veux bien te mettre au fond, des chaises devraient arriver d’un moment à l’autre ».   

Il jouait parfaitement le type qui ne me connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Impressionnant. J’ai nerveusement agrippé mon casque avant de suivre ses instructions. C’est mon boulot après tout. Suivre des instructions. Je suis enquêtrice. Vous savez, ces sangsues qui vous agrippent rue de Rivoli pour vous demander si vous avez deux minutes pour un sondage alors qu’ils projettent de vous en voler vingt ? C’est moi. Mais dans la version soft, téléphone. Moins bien payé, plus tranquille. Parfois, les types avec qui je couche partent dans d’énormes délires psychanalytiques sur mon job et ma personnalité. Je les laisse parler parce que c’est drôle mais en fait, je suis simplement enquêtrice parce que j’ai essayé et qu’on m’a recruté. Je n’aime pas spécialement poser des questions, avoir accès à des informations top secrètes ou suivre les évolutions de notre société. Je ne suis pas complexée par mon apparence physique et je ne me touche pas discrètement sous la table, même quand mon interlocuteur a une voix chaude et sexy. Je ne revends pas les adresses de foyers ayant déclaré vouloir s’équiper de système de sécurité ultra-perfectionnés. Et je n’ai jamais appelé le nouveau petit copain d’une copine sous couvert de grande enquête INPES pour vérifier qu’il était à jour de son test HIV. Entre nous, cette dernière vérification, tout le monde peut le faire. Ca ne sert à rien d’être une professionnelle des études de marché. L’étude pour laquelle je m’étais levé ce matin exigeait, en revanche, le plus grand professionnalisme. C’était ce que « mon ex » était un train d’expliquer.

- « …êtes là, aujourd’hui, c’est un, parce que vous faites partie de nos enquêteurs les plus expérimentés… ». Foutaises. Beaucoup de têtes nouvelles dans l’assemblée. Concentrées. Paniquées. Trop bien habillées.

« …deux, parce que vous avez tous reçu une solide formation en Sciences Sociales et que vous maitrisez parfaitement les techniques de l’interview exploratoire….». Double foutaises. Sara, la grande black au physique de top modèle qui se tenait à coté de moi, n’avait aucun diplôme. Pas même le bac. Elle était dyslexique. Incapable d’écrire trois lignes sans faire cinquante fautes d’orthographe. Je croisais son regard imperturbable et lui souriais du coin des yeux. Elle me rendit mon sourire. C’était une alliée de choix dans ma sphère professionnelle. Tout le monde l’aimait. Lui confiait ses secrets. Et elle diffusait.

« … trois, parce que vous avez exprimé votre envie de faire partie d’un dispositif unique, innovant et sensible ». Triple foutaises ! J’avais « très clairement exprimé mon envie » de ne faire que du téléphone. Pas une putain d’étude chez les gens. Même bien rémunérée. On m’avait forcé la main. Et je n’étais pas la seule dans ce cas, c’était certain. Personne n’aime aller chez les gens. Trop de temps, trop de transport, trop de risques de se faire attaquer.

Généralement, les introductions lénifiantes et pompeuses de la boîte pour laquelle je travaillais me laissaient de marbre. Chacun son boulot. Et ils payaient mon loyer. Mais là, était-ce la somme des contrariétés qui s’accumulaient depuis la veille ? J’étais presque agacée. Des feuilles ont commencé à circuler de main en main dans un brouhaha familier. Sara s’est tourné vers moi et a simplement commenté.

- « Pas mal ton arrivée… »

- « Ouais je sais. Dis-donc, c’est qui ce type ? » Ai-je murmuré en me servant maladroitement dans la liasse de documents qui tournait. 

- « Aucune idée. Il est pas mal, non ? »

- « Bof » ai-je simplement commenté en posant la pile de papiers à coté de moi. Il l’était.

J’étais la dernière à me servir. Le silence s’est reformé et la grande fille blonde assise à l’extrémité de la table s’est levée. Vingt-cinq ans. Concentrée. Décidée. Le genre de fille qui me met mal à l’aise. Trop maquillée, l’air appliquée. Elle se tenait bien droite, consciente des regards fixés sur elle, mal à l’aise et arrogante à la fois. Je la plaignais. Elle regarda le projecteur s’allumer un peu trop longtemps avant de lever les yeux vers nous, armée d’enquêteurs mal réveillés, sous-payés et qui en avait vu d’autres.

- « Bonjour à tous et merci, Benjamin, pour cette rapide introduction. Mon nom est Sabine Veran et je suis ici pour représenter le client final de cette étude, ce client souhaitant pour l’instant rester confidentiel… »

Benjamin. C’était bien ça. Son prénom. Il se tenait debout à coté du  pan de mur sur lequel la présentation était projetée. Un jean sombre bien ajusté. Un chemise noire. Les cheveux courts. La mâchoire carré. Pas de cravate. Des chaussures de ministre. Impliqué. Concentré. Intéressé. La voix de la fille confirmait l’impression de départ. Familière et désagréable à la fois. Je regardais les néons blancs du plafond, les murs gris jusqu’à mes pieds. Oubliais où et qui j’étais. La tête me tournait. J’étais à sa place. Pâle et exposée. Ayant atterrie par hasard dans cette salle de conférence pour essayer de nous impliquer. De communiquer son message. C’était important. Son chef lui avait demandé. Lui avait expliqué que si elle y croyait, tout serait infiniment plus facile. Qu’elle devait se préparer. Trois idées fortes, pas plus, pour ne pas nous noyer. Un ton convainquant. Un discours rôdée. Les mots volaient au dessus de sa tête. « Ambition ». « Innovation ». « Révolution ». Les slides défilaient, défilaient. Des graphes. Un schéma simplifié. Du rose. Un cœur transpercé. La tête me tournait. Un rire mécanique secoua la salle sans que je puisse m’y raccrocher. Vingt personnes dans trente mètres carrés. Vingt individualités. A prétendre enregistrer, avaler, assimiler. Je me demandais si quelqu’un, une seule personne au moins, l’écoutait. Elle babillait plus librement à présent, détendue, rassurée. J’étais cette fille et la veille, allongée sur le canapé un peu amoché d’un appartement du XVème arrondissement, la tête sur les jambes de mon mec, je lui avais raconté ce moment. Mes peurs et mes doutes. Ce qu’il me fallait actionner. Comment la jouer. De la cohérence, de l’énergie et du souffle. Lui s’y connaissait. Il  y était passé. Il me conseillait et je l’écoutais, heureuse de sa compréhension à mes côtés. Je prenais la télécommande sur la table Ikéa du salon et baissait le son. Besoin de calme. De me concentrer. Trois idées-clés. Ne pas les embrouiller. Un verre de rouge. Des courbatures du jogging de la veille. Une ratatouille sur le feu. Un appartement bien rangé. Des projets pour le week-end en huit. Un balcon donnant sur Paris et la satisfaction de ce job qu’on m’avait confié. Sans filet. Des soucis. S’ils avaient oublié de donner mon nom parking pour demain ? Et si ce Benjamin était un enfoiré ? S’il me draguait ? Et si je craquais ? Et puis ces enquêteurs. S’ils me prenaient pour une arriviste ? Une mijaurée ? Une minable ? Une blague. Il m’en fallait une. Toute petite. Pour leur montrer. Que je n’étais pas aussi simple que ça. Si transparente. Si facile à cerner.

Sara me pinçait le bras depuis trois bonnes secondes mais j’avais du mal à revenir sur terre. Je décrochais mon regard de la chemise blanche de la fille avec le sentiment d’avoir été démasqué. Des yeux, le fameux Benjamin me faisait signe de suivre la démonstration au tableau. L’enfoiré. Comment pouvait-il me snober à ce point? Je suivais son regard. Un gros titre indiquait qu’elle en était à détailler les « critères d’éligibilité pour participer à l’étude ». Les fameux critères s’affichaient l’un après l’autre, dans des nuances de rose différentes. Elle les expliquait vaguement, son unique commentaire consistant à répéter, ligne après ligne, que comme on le savait déjà tous - courte pause et sourire - ces critères comportaient une large part d’arbitraire et de parti-pris. Qu’ils en étaient bien conscients, coté client. Mais qu’il fallait aussi, à un moment, savoir faire des choix. Un peu perdue, j’interrogeais Sara du regard. Elle haussa les épaules, blasée et amusée. « Débrouille-toi » me disait-elle clairement et à raison. Les sept critères étaient maintenant tous affichés devant nous, en lettres lumineuses qui se mirent à s’animer quand notre présentatrice en herbe appuya une fois de trop sur son clavier. Surprise de l’effet, elle voulu l’annuler mais n’arriva qu’à faire s’afficher un message d’erreur persistant sur son écran. Des «  catastrophic failure », « catastrophic failure », « catastrophic failure », s’empilèrent les uns sur les autres à toute allure, recouvrant sa définition du couple parfait. L’ironie de la situation échappa totalement à l’assemblée. Benjamin bondit à sa rescousse tandis que la salle grouillait de conseils et commentaires en tout genres. Je relisais les sept critères sur le document papier où Sara prenait des notes.

Pas de membres de moins de 18 ans ou plus de 55 ans ;Pas de différence d’âge supérieure à 15 ans (exclu) ;Pas de membre du couple sans papiers ;En couple exclusif (pas de couple « illégitimes », « libres » ou « libertins »)En couple exclusif depuis 13 mois et un jour minimum ;Vivant sous le même toit ;D’accord sur le projet d’avoir ou non des enfants (pour les couples sans enfants en commun seulement).

« Des questions ?» Demanda Benjamin tout en rassurant son hôte du regard. Pendant une seconde, personne ne bougea. Puis dix bras se levèrent en même temps. Je m’esclaffais intérieurement quand il donna précisément la parole à celui qu’il ne fallait pas. La quarantaine grisonnante, cheveux gras, lunettes enfoncées sur ses yeux globuleux, Jean-Bastien était le relou de première, le genre à s’estimer plus malin que tout le monde et à le prendre mal si on le remettait à sa place. Il refusait systématiquement d’enlever son écharpe et son blouson style aviateur pendant les briefs clients. Comme s’il se réservait un droit de départ. A tout moment.

- « Ca veut dire que les mormons sont exclus de l’étude ? » demanda-t-il d’un air mi- sournois, mi- innocent.

A ma grande déception, Benjamin ne tomba pas dans le piège consistant à railler l’existence de mormons à Paris ou à répliquer qu’évidemment, puisque les mormons pratiquaient la polygamie. Il fit encore pire.

- « A votre avis ? Les autres ? Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Un brouahaha sans nom lui répondit rapidement. La moitié de la salle ignorait qui étaient les mormons ou pensait qu’il s’agissait de moines pervers vivant dans des montagnes du Maghreb. D’autres trouvaient ça bien, le principe de la polygamie. Enfin, surtout chez les autres, hein ! Une enquêtrice en kilt écossais et petite veste en laine pris la cliente à part pour lui dire qu’elle trouvait ça dégoûtant. Pas l’étude, non, l’Amérique, l’évolution des mœurs, les jeunes aujourd’hui…La pauvre fille acquiesça gentiment, l’air désespérée. On n’était pas couché. 

Sara leva la main et l’agita un bon moment avant  qu’on ne la remarque. Je savais ce qu’elle allait faire. La peste. Les personnes autour de la table se turent progressivement pour lui donner la parole. Je ne sais pas si c’est l’effet minorité noire  ou bombe sexuelle mais dès qu’il s’agissait de débattre d’un sujet « de société »,  son avis était toujours recherché.

- « Merci » commença calmement Sara. « Voilà. Je me demande si on ne se pose pas trop de questions, là. Si on tombe sur des mormons, on ne le saura pas, de toute façon. On n’a pas le droit de le demander. Donc du moment qu’on passe consciencieusement notre questionnaire de recrutement, en étant très clair sur chacune des sept questions, je ne vois pas le problème. Ce que l’on veut, c’est des couples exclusifs. C’est tout. Pourquoi se prendre la tête avec les mormons ? »

Son intervention calma immédiatement la salle. Je regardais Benjamin. Il était sous le charme. La remerciant, il proposa de récapituler les critères sous un angle scientifique et scientifique seulement. Par exemple, que ferions-nous si un couple vivait dans la même résidence universitaire mais pas dans le même appartement ? Le briefing repris son cours ordinaire jusqu’à ce que nous soyons tous capable de sélectionner des couples éligibles pour notre étude. A vue de nez, rien de très compliqué. On recherchait la moyenne des couples français. L’idée d’éviter des couples « sans papiers » n’était pas très politiquement correcte, toute le monde en convenait, mais comme l’étude était rémunérée, réalisée exclusivement dans la région parisienne et à partir d’un fichier de personnes s’étant rencontré sur Internet, le client craignait un biais. Bizarrement, alors que la salle était prête à s’enflammer sur une histoire de mormons, personne n’enfourcha le thème des sans-papiers. Je savais pourquoi. Aucun d’entre nous ne poserait la question des papiers ou non. Et puis, les mormons, c’était juste pour créer une diversion. On avait pour consigne de « participer ». Ma curiosité s’était réveillée. Pourquoi tant d’efforts pour définir les critères du couple, je cite, « sain et en bonne santé, voué au succès » ? J’aurais dû suivre depuis le début mais c’était trop tard. La cliente était en train de conclure sur notre importance, en tant qu’enquêteurs, dans la réussite de l’étude.

«  Je sais. On vous l’a dit et répété des centaines de fois. Vous êtes le maillon fort. L’acteur-clé. Nos ambassadeurs. Il est crucial, je répète bien, crucial, que votre conduite reflète le sérieux, l’ambition, la réalité de nôtre étude, un peu particulière je vous le concède. Je vous ai déjà parlé du questionnaire. Je conçois que, dans un premier temps, vous soyez déstabilisé… » Silence de mort dans l’assemblé. Je commençais discrètement à feuilleter les papiers qu’on nous avait distribués. « … mais si vous jouez le jeu, vous inciterez nos répondants à la jouer, et au final, vous pourrez vous dire que vous avez pleinement contribué à un projet ex-tra-or-di-naire – et je parle ici au sens premier du terme – car notre étude est extraordinaire ! Nous visons à identifier ce qui fait que dans un couple, les choses peuvent marcher ! Difficile d’être plus ambitieux, non ? Mais pour y arriver, nous avons besoin de votre confiance. De votre professionnalisme. De votre passion. De votre neutralité et, enfin, de votre discrétion. Vous avez, chacun, déjà signé des accords de confidentialité mais je dois insister. Cette étude. Son objectif, sa méthodologie, son questionnaire sont TOP SECRET. Pas de commentaires sur Twitter, votre blog de recettes de cuisine ou je ne sais où ! Pas de questionnaires égarés dans le RER.  Pas de discussion sur l’oreiller. Ce que je vais dire ne va peut-être pas vous plaire mais on n’hésitera pas à attaquer. Ok ? Des questions sur ce point ? » Toujours pas de réaction. La pièce entière était pendue à ses lèvres. Elle assurait. « Non ? Bon. Je n’ajouterais qu’une seule chose avant que nous passions aux exercices. Savourez. Savourez le fait d’être là. Aujourd’hui. Parmi nous. De faire une différence. De contribuer. Merci ! ». Un début d’applaudissement partit sur la gauche. Jean-Bastien. Réalisant que personne ne le suivait dans sa tentative de transformer un simple brief en meeting politique, il se leva pour enlever son blouson et son écharpe. De sa part, c’était plus éloquent qu’un garde à vous complet.

J’avais trouvé ce que je voulais. Je levais la main et prenais la parole dans la foulée.

- « Désolé de vous interrompre et de revenir sur un point déjà évoqué mais si je comprends bien, l’objectif de cette étude est de mieux comprendre pourquoi certains couples fonctionnent tandis que d’autres échouent. Ma question est la suivante. Que fait-on si, en cours d’interview, on se rend compte qu’en dépit des sept critères énoncés plus haut, le couple qu’on est en train d’interviewer ne fonctionne pas ? Pas exemple s’ils se mettent à s’engueuler ou, je ne sais, ne se respectent pas, ne se parlent pas. Bref, sans parler d’être « parfaits « , que fait-on si le couple qu’on a sélectionné nous paraît hors-cible avant même le début de l’interview ou pendant l’interview ? On fait comme d’habitude ? On dit qu’on s’est trompé ? »

- « Comme d’habitude ? » demanda la cliente.

- « Oui, comme d’habitude » lui assurais-je, faisant mine de ne pas remarquer l’air furax de Benjamin, debout derrière elle. Sara avait attaqué par la face sud. La plus facile. Il me restait la face nord. « Ca fait partie de notre boulot. Si on se rend compte que des gens nous on bidonné ou ne correspondent tout simplement pas à ce qu’on cherche. Par exemple, si on recherche des gens riches, on se sert de leur revenu comme variable. Mais ça reste du domaine du déclaratif. Il y a un petit risque de mensonge. Surtout si l’étude est rémunérée. Mais ce qui est encore plus problématique, c’est que certains riches sont vraiment riches, je veux dire sur leur compte en banque, mais ne se comportent pas comme des riches. Ce qui n’a aucun intérêt. Pour le client je veux dire. Bref, là où l’on intervient, en tant qu’enquêteurs, c’est que si on se rend compte que la personne qu’on interroge n’est pas vraiment riche, parce qu’elle n’achète pas des marques de riches, n’a pas des hobbies de riches ou  n’a même pas un style de vie de riche, on arrête l’interview. Ou on l’annule, après coup ». Je faisais une pause. Laissant l’idée faire son chemin avant de donner le coup de grâce.

-« Mais ce qui m’inquiète surtout, dans cette étude, c’est qu’à aucun moment on ne demande aux couples qu’on interroge s’ils sont riches, c’est à dire, pour notre étude, s’ils s’estiment, personnellement « en bonne santé ». On le déduit de sept petits critères assez objectifs, je vous l’accorde, mais quand même. Pour être un peu caricaturale, on peut être ensemble depuis dix ans, avoir des papiers, être d’accord pour ne plus avoir d’enfants et avoir pour projet de divorcer dans les six prochains mois, non ? »  

Le regard de Benjamin s’alluma. J’étais en train de planter mon premier camp de base.

- « Bonne remarque, Amélie !  Très juste. Comme le soulignions en introduction, Sabine et moi, nous en sommes encore qu’à la version bêta. Mais nous sommes très à l’écoute de ce genre de remarque et croyez-nous, nous les prendrons en compte. Bon. Passons maintenant au questionnaire à proprement parler. Voyons…Sara ! Tu vas nous montrer. Un volontaire pour jouer le couple avec moi ?

Ma main s’est levée. 

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