Edouard, contemporain faiblard

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                                      EDOUARD, CONTEMPORAIN FAIBLARD

Synopsis :

    Il y avait comme une impression d’étrangeté à l’égard du travail artistique d’Edouard. Ses parents et sa petite amie Rachel semblaient ne rien comprendre à son art créatif des bouchons. Incompris, Edouard sentit l’urgence de consulter un psy (le docteur Richard Louriot) et guérir de la fatalité dépressive de son existence. L’expérience fut délirante. Le psy au style rudimentaire accompagné de sa secrétaire sexy (Christine) élaborèrent une méthode de cure très spéciale au résultat plus qu’improbable. Son couple en souffrit, mais un jeu radio téléphonique insolite raviva une petite flamme.

    L’envol de leur couple se déroula dans l’avion qui les menait à New York. Edouard peu rassuré dans les airs subit une rafale de secousses des plus inattendues: Rencontre déconcertante avec Richard le psy et Christine la secrétaire, puis révélations surprenantes sur Rachel. La Vérité crue et l’élaboration de mensonges se dessinèrent peu à peu au sein de ce vol burlesque.

    L’arrivée à New York s’écoula dans une ambiance particulière. Tout ce qui était merveilleux aux yeux de Rachel prenait des allures ridicules dans ceux d’Edouard. L’énergie incroyable de Rachel de découvrir New York la nuit détonnait avec la mollesse et la morosité d’Edouard. Réunis enfin dans une chambre d’hôtel luxueuse, leurs émotions divergentes se creusèrent encore.

    Le couple Edouard-Rachel au réveil, au musée, au déjeuner, dans les grandes avenues, s’imprégna de New York, l’un et l’autre chacun à leurs façons, puis ils décidèrent de se promener séparément, de jouir seul de La Grosse Pomme. Rachel côté boutique. Edouard côté musée où il tomba sur Christine.

    L’impensable se produisit, un dîner à quatre dans un restaurant classique de New York. Le verbiage familier du psy, la sensualité de Christine, l’inconfort d’Edouard et l’allégresse de Rachel, redistribuèrent progressivement les cartes de leurs destins. Le dévoilement de vérités dérangeantes  accéléra le processus de délitement des deux couples.

    De retour en France, les couples ont changé, pour le meilleur et pour le pire. Richard devenu auteur à succès combla une Rachel enceinte. Edouard et Christine convolèrent vers Miami pour une exposition internationale d’art contemporain, en plein vol, le désir frappa Edouard en plein cœur…

 Roman:

                                                       1

    Edouard galérait. Il en avait sa claque. Exposer dans les écoles des beaux-arts pour un public éphémère, ennuyeux et grosso modo toujours le même, un quarté dans l’ordre ou dans le désordre : Des étudiants hagards aux looks hippies, des profs divorcés ou célibataires, quelques pontes culturels locaux aux regards avinés, des ploucs égarés aux mains avides de chips gratuites, toute cette clique concourait à une forme de dégoût. « L’art contemporain, un monde de chien ! pensait-il, juste une histoire de copinage à faire bander quelques acheteurs ».

    À mi chemin entre la trentaine et la quarantaine, Edouard résumait sa vie en un mot: Incompris. Ses parents, génération des trente glorieuses, de la petite classe moyenne provinciale, ne comprenaient rien à ses tentatives artistiques. Le père, mécanicien à son propre compte tout proche de la retraite, la mère, secrétaire de mairie au sein d’une commune de mille âmes, avaient suivi le parcours de leur fils avec une certaine méfiance, et le voir décrocher un diplôme de l’école des beaux-arts de Bourges avait été vécu comme le résultat d’une nébuleuse trajectoire. La mère, prête à se mettre en quatre pour son fils unique, fière de l’avoir vu réussir, ne pouvait cacher son hébétude devant la signification réelle de son accomplissement. Malgré tout, elle se voulait optimiste, « Pourvu qu’il soit heureux, répétait-elle, à son mari ». Un mari, un père, qui avait vu dans ce diplôme une paperasse insignifiante, rien de plus. Il voyait son fiston s’engouffrer dans un cul de sac, « C’est au chômedu qui finira, assénait-il ».

    Évoquer l’art contemporain avec ses parents, c’était parler une langue étrangère, indéchiffrable, et de leur faire découvrir une de ses œuvres provoquait un drôle de malaise, des têtes consternées. Ils n’auraient pas été plus étonnés de tomber nez à nez avec un Papou dans l’atelier du garage. La mère tentait bien de comprendre, en vain, tout au moins elle faisait preuve de gentillesse, le père, lui, émotionnellement froid, ne  mâchait pas ses mots et avec le fils les échanges produisaient souvent des étincelles…

    - Fiston, chui franc du collier, tu l’sais ça, hein ! C’que tu fais là avec tes bouchons et tout le reste, j’vois pas le sens, tu vois. Ça sert à quoi tout ça ? 

    - P’pa, c’est de l’art.

    - Chez bien qu’c’est de l’art mais y a de l’art qui ressemble à que’que chose, là, toi, ça ressemble à rien. On dirait un gamin de cinq ans qui…

     - P’pa ! C’est de l’art contemporain !

     - Contemporain ! Qui qu’ça veut dire ?

     - Laisse tomber P’pa, ok ! Ça ne sert à rien de discuter encore de ça. T’es trop borné.

    - Dis qu’jsuis une bourrique ! Hein ! C’est ça, j’suis trop bête pour comprendre ? Hein ! c’est ça qu’tu veux dire ?

    - Mais non… J’ai fait des études et toi…

    - Moi, mon p’tit, à quatorze ans j’étais chez un patron les mains dans l’cambouis ! J’ai pas eu la chance d’user mes culottes sur les bancs d’l’école ! Et pis quand j’vois où ça t’mène de toute façon…

    - Tu piges vraiment que dalle !

    - Vous êtes tous des bons à riens !

    - Quoi ?

    - Toi et ta génération de branquignoles, vous avez tous un grand poil dans la main. Vous êtes bon qu’à vous fourrer des trucs dans les oreilles et vous abrutir ! Ah ça oui, vous allez tous finir sourd comme un pot !

   - Ouais, c’est ça, et tu sais ce qu’elle te dit la génération de glandeurs sourdingues : Elle T’ENMERDE !

   - Mon pauv’gars, va, tu t’dis artiste mais t’es qu’un rigolo ! T’es pire qu’un manouche ! Eux au moins ils te font des paniers en osiers que même ta mère achète, alors que tes tableaux de bouchons, là, ta mère ou moi on aurait honte d’accrocher ça dans l’salon…

   - VA TE FAIRE FOUTRE !

   - Fais gaffe ! j’pourrais encore t’en coller une sur l’coin de l’oreille…

    Bien évidemment, le concept artistique des bouchons dépassait l’entendement du père. Edouard  eut beau citer quelques exemples de  grands noms de l’art contemporain, Damien Hirst avec sa boîte a pharmacie métallique contenant plus de six mille pilules peintes, Jeff Koons avec ses aspirateurs exposés sous plexiglas, ou encore un artiste africain, El Anatsui, qui travaillait avec des capsules de bouteilles écrasées pour les relier ensemble et former de grandes tapisseries aux couleurs chatoyantes, cela ne changea rien. Son père ne manqua pas d’affubler chaque artiste et son œuvre d’une expression de son cru, comme des crachats jetés à la figure il éructa des « Autant pisser dans un violon ! » pour Hirst, « foutage de gueule ! » à l’égard de Koons, et n’émit que de timides postillons, « Un nom à coucher dehors ! » envers El Anatsui.

    Incompris, il l’était aussi avec à sa petite amie, Rachel. Ils s’étaient connus lors d’un concert de Renaud au printemps de Bourges. Ils avaient le même âge et une histoire familiale aux racines sociales très proches (Rachel était enfant unique d’un père contrôleur à l’usine Michelin et d’une mère guichetière à la Poste) et avaient décidé de vivre ensemble après la fin de leurs études. Malheureusement, un diplôme d’art et un DEUG de droit n’étaient pas la panacée pour entrer sur le marché du travail atteint d’une maladie chronique et pernicieuse : Le cancer du chômage. Des aides sociales pour Edouard, un travail temporaire chez Levi’s Store pour Rachel, parvenaient malgré tout à les faire vivre dans un appartement F 3 proche du centre de Bourges. Papas, Mamans, étaient là pour combler les manques.

    Le style d’Edouard, une coupe de cheveux qui n’avait pas évolué depuis la fin du lycée (cheveux court aplatis avec un épi sur le côté) et une apparence nonchalante, contrastait avec le dynamisme et la jovialité affichée de Rachel très tendance, nouvelle coiffure. Ils avaient tout d’un couple normal avec ses hauts et ses bas. Parfois les bas prenaient des profondeurs inquiétantes. Le temps qu’Edouard accordait aux choix de ses bouchons lui était reproché vivement. Il bichonnait ses bouchons récupérés en majorité dans les bennes à ordures. Il les lavait, les astiquait, les classait. Rachel observait avec tristesse et amertume qu’il caressât bien plus souvent de la pulpe de ses doigts la matière de ses bouchons que la chair de sa fiancée.

    Edouard et Rachel tentaient de surmonter leurs différences. Il se voulait plutôt intellectuel, elle s’adonnait au superficiel. Il courait les expositions, les musées, elle adorait le lèche-vitrine, le shopping. Il aimait le sport et la politique, elle se passionnait pour les séries américaines et la vie des stars. Les tensions, les distances, les frustrations, les avaient amenées à rompre après la trentaine, un seuil fragile chez les couples remplis d’incertitudes et d’un semblant de maturité. Ils se sont réconciliés deux ans plus tard, juste pour voir, faute de mieux, la peur de se retrouver le bec dans l’eau, seul comme un con, seule comme une conne. Ranger dans un coin le désir de tomber amoureux, se contenter de ce que l’on a, de ce que l’on trouve, de ce que l’on peut attraper,  de ce que l’on peut garder, mener la barque de la vie qui tangue mais qui tangue à deux et on se dit que c’est mieux. Le pluriel instable que l’on forme avec l’autre semble préférable à l’angoisse singulière de la solitude. Enfin, c’est ce que pensaient Edouard et Rachel, deux âmes accrochées l’une à l’autre et nourries finalement par des :

    - Je t’aime, mon Nounours.

    - Moi aussi, mon Bébé.

    Des sobriquets tout doux prononcés le soir, allongés sur le canapé en regardant la télé, sous la couette du lit quand il faisait bon se serrer l’un contre l’autre. Ils pouvaient presque croire que c’était ça le véritable amour, surnom contre surnom, peau contre peau, bouche contre bouche.

    Ce sentiment perpétuel d’être un incompris, de voir dans le regard de ses proches une lueur triste qui le plaçait à part, isolé, déclencha chez Edouard de sombres humeurs. « Je vais m’encastrer dans le mur de la déprime, pensait-il ». Prendre rendez-vous chez un psy était devenu une nécessité, un secours au désenchantement de son existence. Il épargna les siens de sa décision. Ses parents auraient appris la nouvelle avec effroi telle l’annonce d’une maladie incurable, et Rachel l’aurait dévisagé avec un sentiment atroce de culpabilité.

Quelques séances plus tard, il était persuadé que ce psy, un grand maigre aux cheveux gominés et tirés en arrière avec un début de calvitie, ne pouvait ni l’aider, ni le comprendre. Edouard goûtait peu au ton familier du psy parfois à la limite de la décence, et chose plus étonnante encore,  ce psy avait analysé son concept artistique des bouchons comme une résurgence de son enfance ! Edouard n’avait rien suivi de ce raisonnement si ce n’est qu’il ait fait part d’une colère mémorable de son père où son récent cadeau de Noël, le dix de chute, fut alors réduit en morceaux entre les mains de son paternel. 

    L’analyse fumeuse du psy brisa tout espoir d’aller mieux. Les séances suivantes furent peines perdues. Sans vraiment comprendre pourquoi, le psy insistait sur l’importance de la sociabilité des jeux en commun au stade de l’enfance et de l’adolescence. « Ne pas négliger les jeux de société, mon ami, disait-il » et un jour il ajouta des exemples concrets à son exposé : le cochon qui rit !  Destins ! Les mystères de Pékin ! Pièges ! Docteur maboul !...  Une façon de faire étrange qui fut l’avant goût d’un bouquet final, l’apothéose se déroula en fin de séance : 

   - Bon, parlons franchement, on va s’en taper une, hein ? s’enthousiasma le psy.

   - Pardon…

   - Une partie, pardi ! Laissez-moi appelez Christine, ma secrétaire…

   - … Je ne comprends pas…

Le psy appuya sur une touche de son téléphone et s’exclama :

   - Travaux pratiques, Christine, L’heure des réjouissances !

   - Oui, Monsieur, je viens de suite.

   - Edouard, mon ami, vous allez voir, on va bien s’amuser. Y’a pas de mal à se faire du bien, hein ?

   - … Je crois… Je devrais y aller…

   - Mais non… Ah ! Christine, vous me sauvez. Edouard voulait nous fausser compagnie. Essayez de le dissuader, ma chère…

   - Monsieur Edouard, restez, vous n’allez pas le regretter, je vous le promets.

Christine rassembla deux chaises devant le bureau de son patron et l’incita à venir s’asseoir à ses côtés. Elle tapota du bout de ses doigts le siège dévolu à Edouard qui finit par céder. Elle était toute émoustillée. Elle déboutonna son gilet de laine et dévoila un petit haut blanc au milieu duquel de faux diamants brillèrent. Les pépites en toc formaient le mot PLAY. Taille serrée, ce tee-shirt moulait et sculptait avec une grâce violente la poitrine consistante de Christine. 

   - C’est mon maillot favori, fit-elle à Edouard, remarquant son bref coup d’œil plongeant sur ses seins, vous l’aimez ?

   - Euh… oui, oui, c’est… c’est original.

   - Mon boss l’aime bien aussi, dit-elle, en lançant un regard en direction de son patron qui avait le nez plongé dans l’un des tiroirs de son bureau…

    - Ça y est ! je l’ai, dit le psy - Il posa une boîte à chaussure au beau milieu de son bureau - Ah ! Vous avez vu cette coquine de Christine avec sa jolie tenue travaux pratiques.

    - Travaux pratiques ! s’inquiéta tout timoré Edouard.

    - Ça ! fit le psy en ouvrant la boîte à chaussure pour en tirer une boîte plus petite, le jeu des 1000 Bornes ! dit-il en le portant à bout de bras tel un trophée offert au ciel… du plafond.

    Un psy surexcité, une secrétaire aux anges, et un pauvre Edouard médusé qui n’avait pas eu le temps de dire ouf que le psy avait ouvert la boîte de jeu, distribué les cartes et enchaîné de mystérieux gestes de la main en direction du plancher. Deux mots sortirent de sa bouche comme extraits d’un monde oublié, celui d’un rêve d’enfance ou d’un cauchemar vide de sens :

    - Plouf ! Plouf !

  Edouard atterré vit l’index du psy pointer sur lui et l’entendre prononcer « Am », enchaîner vite sur Christine  « Stram » puis sur le psy lui-même : « Gram ». Il poursuivit cette sempiternelle comptine :

    - Pic et Pic et colégram bour et bour et ratatam… Merde ! j’me suis gouré, lâcha le psy.

Il se concentra de nouveau, ferma les yeux, les ouvrit et reprit depuis le début avec l’index dirigé vers le plancher :

    - Plouf ! Plouf ! Un petit cochon pendu au plafond, tirez-lui la queue, il pondra des œufs…

Edouard, blanc comme un linge, aurait aimé fuir. Une peur paralysante  l’en dissuada… Le doigt s’arrêta sur Christine, sur PLAY.

    - Yeah ! exulta Christine, et un regard complice lancé à Edouard elle ajouta, vous connaissez la règle du jeu, il suffit de faire mille kilomètres.

À la voix enjouée et douce de Christine, Edouard retrouva des couleurs malgré de petites secousses de son corps. Il imita ses partenaires de jeu en prenant ses six cartes posées sur le bureau.

    - Ah ! l’émotion de la partie, Edouard, typique au début de la thérapie, souffla le psy.

    - Il faut se laisser aller et tout ira bien, prononça suavement Christine.

    - Relax, mon gars, surenchérit le psy.

Edouard fixait la pioche placée dans le sabot en plastique comme pour se concentrer. Il cherchait surtout les forces nécessaires pour surmonter cette folie. Christine posa un feu vert. Le psy fut dans l’expectative, fusilla du regard Edouard et lui déposa sous le nez une carte d’attaque.

    - UN ACCIDENT ! VLAN ! DANS LA FACE ! hurla-t-il.

Edouard saisit par la peur se projeta sur le dossier de sa chaise.

    -  Mon ami, ne prenez pas la mouche ! Ça fait partie intégrante de la cure.

Christine effleura de sa paume libre et brûlante le revers de la main d’Edouard, puis s’en saisit avec compassion.

    - Edouard, vous avez les menottes toutes froides ! Allez, ne vous en faites pas, je suis là, le rassura t-elle.

Au fond de lui même il se demandait bien ce qu’il avait pu faire pour mériter ça ! Être assis devant un psy tordu à l’imaginaire détraqué et une secrétaire sexy à la répartie enfantine, en train de jouer à ce jeu de con ! Il se résigna à faire bonne figure :

   - Bon… je vois que je n’ai pas encore démarré… que je suis déjà dans le fossé… Tenez !

Edouard recouvra la carte accident par une carte As du volant. Les yeux de Christine pétillèrent d’admirations.

    - Oh ! Comme Michel Vaillant, dit-elle, laissant sa bouche toute maquillée de rose, légèrement entrouverte.

Les minutes filèrent, des cartes hirondelle, lapin, s’empilèrent très vite sur le tas du psy, Edouard tomba en panne d’essence. Aucune carte bidon dans les mains. Christine possédait la carte citerne et avançait au rythme carte d’escargot quand subitement le téléphone de l’accueil se mit à sonner. Christine, devant les yeux éberlués d’Edouard, s’égosilla :

    - Pouce !

Elle afficha ce doigt en l’air et prit la direction de la sortie. Edouard  profita de l’aubaine pour la suivre en prétextant une urgence pour les toilettes. Il crut entendre la voix du psy lui crier au loin, « C’est un colombin que tu retiens ? »

   - Cabinet du docteur Louriot, bonjour, répondit Christine le combiné collé à l’oreille.

    Edouard, sur la pointe des pieds, pressé, prenait la direction de la sortie. La poignée dans la main, la porte entrebâillée, et dans un dernier geste il se retourna pour s’assurer de sa victoire complète, sa liberté recouvrée. Christine, le visage défait, les yeux brillants,  la main posée sur le micro du téléphone, lui murmura avec une profonde déception, « vous prenez la poudre d’escampette… ».

Dans la rue il se mit à courir très vite une petite centaine de mètres et s’arrêta brusquement, les mains sur les cuisses, le corps plié en deux, en total manque d’oxygène.  Une fois relevé, le souffle retrouvé, les yeux de chiens battus de Christine se rappelèrent à lui, « C’est sans doute une fille bien, se dit-il, un peu bizarre mais bien ».

    Cette expérience thérapeutique aggrava son sentiment d’étrangeté au monde, la déprime mélancolique se répandant un peu plus en son âme. Au cours de ses nuits devenues agitées,  des rêves étranges s’y déployèrent, à la limite du lugubre. L’un d’entre eux, plus dérangeant et démentiel, le marqua vivement:

La scène se passa dans une fête foraine à Bourges. Rachel, un Esquimau glacé à la main, eut subitement une envie folle de faire l’amour, « ici, maintenant ! Baise-moi ! J’ai la chatte en feu ! Baise-moi ! Baise-moi ! réclama-t-elle ». Edouard tenta de calmer ses ardeurs en la dissuadant de l’impossibilité d’une telle demande, « Pas en public, on ne peut pas, mon bébé ». Elle ne voulut rien savoir et se foutait royalement du lieu où elle se trouvait, « Baise-moi ! Sors-moi ton zizi mon gros grizzli » et elle vint se coller à lui, une main posée sur son entrejambe, lui caressant le sexe. « Mais pas là ! Rachel… » et dans une fulgurance inouïe, une petite troupe de vicieux s’amassèrent autour du couple, cherchant délibérément à bloquer toute issue éventuelle. Edouard glissa dans l’oreille de Rachel « Mais  arrêtes, bon Dieu ! On nous regarde !», « Ça m’excite ! Je mouille ! répondit-elle » et elle se palpa les seins. La petite troupe de pervers composée d’enfants et d’adultes, accompagnée d’une bise légère, chuchota à leur encontre, « Pas chiche… Pas chiiiche… Pas chiiiche… ». Rachel défit son chemisier et le fit glisser lentement le long de ses épaules, les bretelles de son soutien-gorge s’affaissèrent tout doucement, la naissance de ses seins blancs se découvrit, son bustier tomba à ses pieds et des cris d’étonnements emportèrent les vicieux devant ce spectacle érotique en plein air. Edouard fixa le bout des seins de Rachel avec effroi. Ses tétons étaient des bouchons ! Un implant de bouchons ! En plastique bleu comme ceux des bouteilles de flotte. « Ça te plait ! s’exclama une Rachel sulfureuse ». Les pervers comme une meute de loup affolée hurlèrent avant de reprendre en cœur : « Oui ! Ça lui plaît. Il a le kiki tout dur ! ». Edouard, sans voix, était pétrifié. Rachel éprise d’une violente envie de l’embrasser tendit ses lèvres vers les siennes et sa bouche à la lisière de la sienne se changea au dernier moment en goulot de bouteille. Edouard, paniqué, recula d’un pas, et le psy venu de nulle part fendit la troupe de malades suivie de sa secrétaire Christine en petite tenue légère et s’écria : « FIN DE LA SÉANCE ! ». Christine enfonça un bouchon de liège dans la bouche de Rachel devenue goulot de bouteille en verre… Edouard se réveilla en sursaut, épouvanté il se tourna vers Rachel. Elle dormait. Il se redressa tout doucement et se pencha au dessus de son corps, examina sa bouche, une vraie bouche immobile, de vraies lèvres, souleva légèrement la couette et devina le dessin des mamelons sous la nuisette. « Mais qu’est-ce que j’fous ? se raisonna-t-il, une main sur son front perlé de sueurs ».

    Il n’avait pas vraiment d’alternatives, juste laisser le temps agir pour vaincre le trauma de l’expérience thérapeutique et progressivement annihiler ces mauvais rêves et espérer qu’ils s’évanouissent ou s’égarent dans les profondeurs de son être. Mais Edouard n’avait plus goût à rien. À l’appartement, dans sa petite pièce atelier, il venait souvent s’asseoir près de ses bacs à bouchons, plongeait les deux mains dedans et les brassait, écoutait le son produit. Il cherchait un quelque réconfort, une petite musique créative. Rien ne venait. Son désir artistique s’était éclipsé, aspiré par une crevasse, une faille sans lumière. Ses bouchons se seraient mis à lui parler, il n’aurait pas été étonné. Rachel essayait bien de le secouer, de le bouger, de le sortir, sa bile noire demeurait à fleur de peau.

    Un soir à l’apparence toute banale, après un dîner chez les parents d’Edouard, sur le chemin du retour, tous les deux en voiture sur une route de campagne, lui au volant et déjà les pensées vides, elle à ses côtés un doigt tripotant un bouton de l’autoradio, le hasard sembla ouvrir une fenêtre sur une vue spatiale particulière. Rachel capta enfin sa station recherchée, elle tomba sur le slogan : « FM Nature, on l’aime pour son esprit mature, FM Nature, la vision du futur… » 

    - Ah non Rachel, pas ça ! Pas ce soir !

- S’il te plaît, mon nounours, ça va être l’heure de l’émission spécial jeu…

    - Rachel...

    - Chuuut, ça commence… Merci mon nounours, et en un éclair Rachel lui délivra un baiser sur la joue.

« Bonsoir à toutes et à tous, bienvenue sur les caresses de Laïka… »

    - Qu’est ce que c’est qu’ces conneries ?

    - S’il te plaît, mon nounours, sois gentil, écoutes, on gagnera peut-être…

Elle se tut et monta le son de la radio. L’animatrice dénommée Laïka accueillit une première auditrice qui fit part de ses peines de cœur.

    - Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ça n’a rien d’un jeu ! Une pleureuse au cœur brisé qui s’épanche sur…

    - Mais si, patiente… C’est toujours comme ça au début, après viennent les questions et si on connait les réponses il faut  vite appeler pour être les premiers…

    - Pfff… Ça me rappelle mes parents avec leur valise RTL, le son assourdissant dans le garage, dans la cuisine, la salle de bain, ils étaient constamment branchés sur RTL et la valise de la fin matinée, c’était sacré. Tu parles, ils n’ont jamais gagné, le téléphone n’a jamais sonné. Mais RTL aurait dû leur filer du pognon avec la pub gratuite que mes parents leur faisaient.

    - Chuut, on va tout rater…

« Merci chère auditrice pour votre témoignage, laissez vous maintenant porter par le vent et la mer, deux caresses sur votre âme souffreteuse… ». Un léger zéphyr et un rouleau de vagues passèrent par les ondes…

    - C’est quoi ce truc de dingue ! geignit Edouard, c’était mieux dans l’temps avec Fabrice sur RTL

    - Les temps changent, mon nounours.

Puis le grognement d’un cochon se fit entendre.

    - C’est complètement chtarbé !

«  La respiration rose du cochon » émit la voix de Laïka .

    - Oui, parfois elle fait ça, elle sort des choses incroyables, entre la poésie et l’humour, justifia Rachel.

    - Complètement givrée, la nana.

    - Chut ! le jeu va commencer…

    - Et y a des gens comme toi qui écoutent ça… Un ramassis de crétineries !

    - Chuuut…

«  Les feuilles, larmes végétales, virevoltantes dans le ciel aux couleurs chatoyantes,  nous sommes entrés dans la saison automnale et ce soir, c’est notre grand jeu de la semaine. Ecoutez attentivement et soyez prompt à nous appeler au 01 36 28 12 12. Deux questions en une. Ce soir, hommage à celle dont j’ai emprunté le nom. Ecoutez-bien, en quelle année la chienne Laïka fit route vers l’espace et quel était le nom du satellite qui la propulsa dans un aller sans retour ? Faites vite, les premières réponses exactes délivrées au standard seront les bonnes, en attendant, écoutons la respirer ».

Une bande son terrifiante passa sur les ondes. On y entendit comme un bruit grinçant et sourd d’une machine, accompagnés d’un battement rythmé, « C’est le cœur de Laïka » ajouta Laïka… Rachel n’y prêta aucune attention, nerveuse elle se mordit les lèvres puis poussa un long soupir de désespoir:

    - Pfffff… Les questions d’enfers… Qui peut savoir ça ?

    - Moi, peut-être… lança d’une voix monocorde et sombre un Edouard les yeux fixés sur la route départementale.

    - Quoi ! Tu crois savoir ? s’électrifia Rachel.

    - Oh ! Vois l’ donc le lapin ! Non c’est un lièvre ! Regarde ces grandes oreilles, deux secondes de plus et il y passait à la casserole…

    - Edouard ! On s’en fout du lapin !

    - C’était un lièvre, je te dis…

    - Edouard ! Tu penses savoir ?

    - Ouais, j’ai ma p’tite idée… Il est con ce lièvre aussi, j’ai bien failli l’écrabouiller…

    - Merde alors !… Tu ne pouvais pas le dire plutôt ? – Rachel s’empressa de sortir son téléphone portable de son sac à main en cuir et commença à tapoter dessus à toute vitesse – Je rêve, tu penses savoir et tu ne dis rien… Ça sonne !

    - Ce sont les phares de la bagnole, ça les aveuglent sûrement ces pauv’ bêtes…

    - EDOUARD ! GARE TOI ! J’AI LE STANDART !

    - Hou là ! calmos, calmos, je vais me ranger, on va pas s’tuer non plus et casser la voiture, tiens, tu vois ce nid de poule…

    - EDOUARD ! GROUILLE !... Euh… oui, madame… une seconde, je vous passe mon ami…

    - Tiens !

    - Attends que je mette mes feux de détresses, t’es inconsciente, toi…

    - Magnes !  Y vont couper sinon…

    - Allô ! - Edouard tourna la manette des phares pour se mettre en codes, Rachel lui donna un coup de coude – Aïe ! Non pardon, vous pouvez me rappeler les questions…- Rachel lui fit les gros yeux en secouant la tête – Ah oui ! J’me souviens…

Edouard délivra finalement ses deux réponses sous les yeux écarquillés et émerveillés de Rachel. Un silence de cathédrale envahit l’habitacle de la voiture… Juste quelques secondes, une éternité pour une Rachel impatiente, bouillonnante :

     - Alors ! C’est bon ou pas ?

     - Attends, ils m’ont dit de rester en ligne… Oh !

     - Quoi !

     - Regarde, un lapin ! - Edouard repassa en mode pleins phares – Ils sont de sortie ce soir…

     - Edouard, tu le fais exprès ou quoi ?

     - Quoi ?... Oui, Allô ! Je suis toujours là. Dans deux minutes, très bien… Edouard Landrin… Bourges… D’accord…

     - ALORS !

     - Tu l’as vu le lapinot ?

     - Edouard, je me fous du lapin ! Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

     - Ben, j’crois qu’c’est bon, je passe dans deux minutes en direct…

     - WOUAOUH !

Rachel lui sauta au cou, folle de joie. Elle le couvrit de baisers en répétant :

     - Oh ! mon nounours, t’es incroyable ! le meilleur ! t’es le meilleur !...

     - Arrête enfin ! j’entends plus rien…

Rachel tenta de maîtriser son bonheur agité et toute excitée elle monta encore le son de la radio. Un chant d’oiseau et un bruit de pluie mêlés aux cordes d’une harpe résonnèrent dans la voiture. La voix chaude de Laïka se fit entendre… « Notre gagnant est en ligne… ».

      - Rachel ! Éteint le poste, ça fait un écho du diable !

      - Oui, Allô…

      - Edouard !

      - Oui…

      - Edouard, vous appelez de Bourges, je crois…

      - Oui, Bourges…

      - Quelle jolie ville de province, n’est-ce pas ?

      - Oui…

      - …Réputée pour son printemps musical, son patrimoine historique, la cité de Jacques Cœur, n’est-ce pas Edouard ?

      - Euh… Oui bien sûr… À ses lapins et à ses lièvres aussi – Rachel affligée, lui murmura comme en playback « mais ça va pas la tête ? »

       - Comment Edouard ?

       - Non, je… je parlais à mon amie… à mes côtés… - Rachel leva les yeux au… plafond de la voiture –

       - Et quel est son prénom ?

       - Euh… Christ… Ra… Rachel !

       - Vous êtes sûr ? Rachel…

       - Oui, oui, vous savez… l’émotion… - Rachel le regardait bouche bée, bras et mains ouverts, abasourdie -

       - Oui, je comprends Edouard, dites-moi, que faites-vous dans la vie ?

       - Je… je suis dans l’art…

       - Edouard, vous êtes un artiste ?

       - Oui, un artiste contemporain.

       - Et quels sont vos supports, peinture, sculpture…

       - Je suis plus dans le concept et la peinture si on veut…

       - Je vois… Quel genre de concept par exemple…

      - Les bouchons.

      - … Comment ?

      - Oui, toutes sortes de bouchons que j’assemble sur des toiles remplies de photos collages, enfin il faut voir pour comprendre…

      - Oui, j’imagine, Edouard, j’imagine… Dites-moi, vous avez les réponses aux questions ?

      - Oui.

      - Alors ?

      - Je dirais 1957 et Spoutnik.

      - Félicitation Edouard ! vous avez gagné !

      - J’ai gagné !

Rachel à ses côtés leva les bras en l’air et sembla avoir oublié l’incident malheureux sur son prénom et vint s’écraser littéralement sur son corps. Elle le serra très fort contre elle. Sous l’intensité du bonheur volcanique qui emporta Rachel, il échappa le portable qui vint frapper le pommeau du levier de vitesse…

      - MERDE ! Rachel…

      - OH ! Tiens, tiens, le voilà…

      - Allô... Allô !... Merde, la ligne a été coupée…

      - Attends, je remets la radio…

Une chanson de Frank Sinatra inondait les ondes … « New York, New York… »

      - Putain, Rachel !... On ne sait même pas ce qu’on a gagné.

      - Si, je crois savoir, tu sais, j’écoute l’émission très souvent, mon nounours…

      - Alors, qu’est-ce que c’est ?

Elle poussa plus fort le son de la radio, et vint recouvrir ses lèvres des siennes avant d’y glisser une langue pleine de désirs… Edouard avait gardé les yeux ouverts (il gardait toujours les yeux ouverts pour ces choses là, inclus quand il lui arrivait de baiser) et vit alors passer dans les phares de la voiture toute une famille de sangliers. Il se mit à gémir.

      - Tu suffoques, mon nounours…

      - Non, c’est… non, rien… - Rachel l’embrassa de nouveau fougueusement à pleine bouche, par inadvertance elle appuya sur le klaxon du volant. À proximité, depuis un vieux chêne, des pigeons apeurés s’envolèrent dans la nuit étoilée...

                                                      2

    Edouard n’était pas à l’aise. Rachel avait beau lui tenir la main, à chaque secousse des frissons le parcouraient.

     - Au fait, mon nounours, je ne t’ai jamais demandé comment tu as su pour Laïka ?

     - Laïka, la chienne, tu veux dire ?

     - Oui, la chienne, bien entendu…

     - Grâce à mes bouchons.

     - Tes bouchons !

     - Ouais, il y a deux ans de ça j’ai fait un œuvre intitulée cimetière  de l’espace, une toile peinte en représentation de l’univers avec la terre et la lune au centre. J’avais disposé des capsules de bières comme de petits satellites en orbites sur des photos collages d’un singe et de cinq chiens morts.

     - Je ne comprends pas.

     - Lors de missions spatiales, les russes et les américains avaient utilisé des animaux et l’une des chiennes russe était Laïka morte en 57 dans le satellite Spoutnik…

     - Ah ! je vois, et les autres ?

     - Les autres… il y a eu Belka, Strelka, Pcholka, Mouchka.

     - Et le singe ?

     - C’était Sam… Aaaah, bordel…

Une grande secousse interrompit Edouard. Il serra un peu plus fort la main de Rachel qui paraissait ne rien ressentir, indifférente.

     - Tu disais, Sam…

     - Oui, Sam le singe, l’américain.

La tempe sur le hublot, Rachel n’avait pas quitté le ciel du regard tout au long de l’échange. À l’évocation de Sam, le singe américain, elle se voyait déjà à New York. Edouard avait accepté ce voyage gagné lors de son passage sur les ondes « les caresses de Laïka » et ce malgré sa peur inavouée des avions. Maintenant il devait assumer son choix et contenir son angoisse.

     - Dis Rachel, t’as jamais eu la trouille en avion ?

     - Hein ?

Rachel décolla les yeux du ciel…

     - En avion, t’as pas peur, même un chouïa ?

     - Non, non, au contraire, j’adore ça ! Ce que je préfère ce sont les décollages et les atterrissages, même les trous d’airs je trouve ça rigolo.

     - T’as du bol.

     - Quoi ?

Elle était à nouveau scotchée à son hublot…

     - Je disais que t’en as de la chance.

     - Pourquoi, t’as la frousse en avion ?

     - Ben… quand ça remue, j’tavouerai que je suis pas trop rassuré. Les accidents d’avions, c’est pas du cinoche.

     - Hein ?

Son front et son nez étaient carrément agglutinés au plexiglas de l’hublot…

     - Je disais que les crashs, ça arrive.

     - Oui, ça arrive…

D’un coup elle se décolla de son hublot, deux petites rougeurs s ‘étaient formées sur son nez et son front, et elle se lança dans un historique des crashs avec détails et chiffres à l’appui. Elle lui rappela d’abord les catastrophes de Tenerife en 1977, puis celle proche de New York en 1990, celle de décembre 1995 dans les Andes avant qu’Edouard ne l’interrompe :

     - Ça va, ça va, pas besoin de continuer…

     - Sais-tu que plus de six fois sur dix les accidents d’avions sont le fait d’une erreur humaine et non d’un problème technique, ajouta Rachel sourde au propos d’Edouard.

     - C’est bon, j’ai pas envie de savoir…

     - Non, mais rassures toi, il y a un accident pour un million d’atterrissages et de décollages.

     - Arrête ! Je t’en prie…

     - Mais au train où on va avec l’augmentation du trafic, en 2020 il y aurait un crash par semaine…

     - STOP !

     - Quelque chose ne va pas, mon nounours ?

     - Arrête avec tous ces chiffres, je… je ne me sens pas très bien…

     - Tu veux t’asseoir à ma place et voir les nuages ?

     - Surtout pas ! j’serai capable de vomir !

     - Ooooh ! Mon pauv’nounours…

     - Ça ne serait vraiment pas de bol, quand même.

     - Hein ?

Elle s’était replongée dans l’océan bleu du ciel et l’écume blanche des nuages…

     - À cause de tout ton baratin j’avais de mauvaises pensées et je me disais que ce ne serait pas de pot si notre avion tombait…

     - Une chance sur un million, mon nounours.

     - Foutre Dieu ! Une chance sur un million…

     - Quoi ?

     - Non, rien, je vais marcher un peu.

     - Oui, c’est bien mon nounours, va te dégourdir les jambes.

    En marchant dans la direction des sièges premières classes, Edouard ruminait « une chance sur un million… une chance sur un million… j’ai plus de chance de finir au fond de l’atlantique que de gagner au loto ! ». Arrivé à côté des toilettes, l’espace couloir étant plus large, il commença par s’étirer le derrière des cuisses en courbant le haut de son corps vers le bas. Ses doigts étaient vraiment loin de toucher ses pieds et n’arrivaient qu’à hauteur de ses genoux, « je suis souple comme un bout de bois, se dit-il… », et puis soudainement comme la foudre qui tombe tout près, il entendit derrière lui :

      - DITES MOI PAS QU’C’EST PAS VRAI !

Edouard comme sonné se releva puis se retourna tout doucement, la peur au ventre…

     - BON SANG ! EDOUARD !

     - Monsieur Louriot…

     - Quelle bonne surprise, mon ami ! Vois ça !  Je voulais aller faire pleurer le molosse dans les chiottes de ma classe mais une ricaine toute fripée y était déjà, alors j’me suis dit, tiens j’vais passer la frontière des classes et j’vais aller pisser chez les pauvres… AH ! AH ! AH !... Et voilà que je tombe sur toi, mon vieux !

  Edouard, blafard, était sidéré. Quelle malchance ! Retrouver son psy dans un avion au-dessus de l’atlantique ! Signe funeste, oiseau de mauvais augure, il lisait sur son visage « une chance sur un million ! ».

     - Ça va ? T’es blanc come un cachet d’aspirine ! T’aurais pas dû stopper les séances.

     - C’est que vous voyez, je…

     - Non, mais je t’en veux pas, va… et tutoies moi s’il te plaît, on est ami, non ?

     - Oui, si vous… si tu le dis…

     - Tu veux en faire une ?

     - Quoi ?

     - Je voyage toujours avec !

     - Avec…

     - Le jeu des 1000 bornes, pardi !

     - Ah bon !...

     - Allez viens faire un tour dans ma classe…

     - Non, c’est que… je suis venu chercher un verre d’eau… pour Rachel… Vous savez… enfin, tu sais, Rachel, mon amie.

     - T’as bien cinq minutes, elle va pas s’envoler ta belette ! Je veux que tu vois…

     - Les 1000 bornes ! Non, c’est pas la peine je…

     - Très bien, bouge pas ! je reviens avec…

  Edouard, pantois, crut cauchemarder, refaire un mauvais rêve. Il baissa la tête et se frotta les yeux, la moquette moche et bleue sombre du sol de l’avion se dévoila à nouveau sous son regard, la triste réalité. « Quelle poisse ! se dit-il, me retrouver face à ce docteur maboul… ». Le psy franchit le rideau de séparation des classes, Edouard aperçut ses grands pieds sans chaussures, une grande figure de Pif le chien était reproduite sur ses socquettes…

     - Voilà, je voulais te montrer quand même… - Edouard releva la tête et une ombre passa le rideau - … Christine !

     - Bonjour Edouard !

Elle s’avança pour lui faire la bise. Surpris, transi, il lui fallut quelques secondes avant de réagir et tendre sa joue pour embrasser la sienne. La commotion du charme,  une turbulence délicieuse traversa son corps.

     - Et bien, restes pas muet comme une carpe ! s’amusa le psy, Tu la connais, non ? Christine ! la secrétaire !

     - Euh… oui, bien sûr… Comment ça va Christine ?

     - Très bien, merci, alors vous allez passer quelques temps à New York ?

     - Euh… Oui, trois jours… et vous, tous les deux… vous êtes en voyage d’affaire, une conférence…

Le psy laissa éclater un rire puisant et brailla:

     - T’ENTENDS ÇA TITINE ! UN VOYAGE D’AFFAIRE ! UNE CONFERENCE !... Mais non, c’est pour le championnat du monde des 1000 bornes, gros malin.

     - Quoi ?

     - Regardes ça, Titine ! il gobe tout… Malheureusement, ça n’existe pas… Non, c’est que tu vois, Titine et moi - Le psy attrapa le bras de Christine et la serra fort contre lui - on s’offre du bon temps, une escapade romantique, Hein Pristine ?

Christine, un sourire crispé, écrasée dans les bras du psy, fixa Edouard avec une intensité troublante. Enfin, elle manifesta son malaise :

     - Tu m’fais mal, Richard, j’étouffe…

     - Oh ! ma Titine, ma Pristine, excuses-moi - le psy la libéra - ça va ? Tu peux retourner à ta place si tu veux, ma belle Pristine…

Christine plongea ses yeux une dernière fois dans ceux d’Edouard et disparut derrière le rideau bleu nuit, barrière cotonneuse et symbolique des classes sociales. Edouard s’était aimanté sur les lignes du corps de Christine et sur le derrière de son jean il avait pu lire sur la fesse gauche, « Turn », et sur la fesse droite « On », cousus sur les poches en liseré de soie rouge.

     - Dites-moi… Enfin, dis moi Richard, pourquoi Pristine ?

     - Ouais, j’ai trouvé ça en parcourant une brochure yankee, il paraît que ca veut dire immaculé ! Tu te rends compte, Immaculé ! Tu trouves pas ça cool ?...

     - … Euh… si, si…

     - Et puis, entre nous – il se pencha vers Edouard et lui parla à voix basse - Christine, ça fait un peu ringard, dépassé, ça sonne boniche de plus cinquante ans – il se redressa et reprit son ton habituel - alors que Pristine, ça dégage !

     - Et Titine, c’est pas un peu…

     - Titine ! c’est pour déconner, tu trouves pas ça marrant ?

  Edouard ne fit aucun commentaire, il ne voulait surtout pas le contredire mais « Titine, pensait-il, était d’un ridicule qui lui rappelait les paroles de son père durant son enfance : Eh fiston ! lui faisait-il, viens voir la belle titine que je retape dans le garage… » et mécaniquement des odeurs de cambouis désagréables lui revint en mémoire. Ce n’était pas le moment d’en faire part au psy. Sa priorité de l’instant, retourner à sa place le plus vite possible sans heurter et froisser cet insensé de psy. Il jeta un œil autour de lui et aperçut une rangée de verre d’eau sur le petit comptoir situé entre les deux allées. Il s’éloigna légèrement du psy pour se saisir de l’un des gobelets. Le psy le suivit…

     - Excuses-moi, je dois y aller, Rachel attend son verre d’eau. Elle doit commencer à s’inquiéter.

     - Attends ! pars pas comme ça, elle est pas en sucre !

     - Non, mais…

     - Mais quoi, Edouard, Les femmes, il faut qu’elles comprennent, tu vois…

     - Comprendre quoi ?

     - Que c’est le mâle qui contrôle ! - Il se frappa d’un coup de poing la poitrine tel un Tarzan roi de la jungle - Y a pas de mal à la faire poiroter un peu. Faut la dresser ta belette !

     - Euh…

     - Edouard, y a pas de euh qui tienne ! - Il s’approcha tout près de lui - Il faut être fort ! Faire sentir qu’on est fort ! Tu comprends ? Être puissant, c’est ça le secret ! Et puis laisse moi te dire que ce sont les faibles qui se laissent envahir par toutes sortes d’émotions parasites comme on dit dans mon boulot, et j’en vois toutes les semaines dans mon cabinet, des faiblards…

Edouard recula d’un pas comme pousser dans ses derniers retranchements, il devait absolument trouver un moyen pour s’échapper des griffes du psy…

      - Excuses-moi, mais là je dois vraiment y aller, elle doit se faire du mouron…

      - Tu vois, tu joues au faible, elle va pas sauter ta belette !

      - Elle doit absolument boire un verre d’eau parce que…

      - Tu es faiblot, Edouard…

      - … Parce qu’elle est enceinte !

      - Quoi ?

      - Oui, Rachel est enceinte.

      - Elle est encloque ! Fallait le dire plutôt ! P’tit cachottier, va, et de combien ?

      - De deux… trois mois…

      - Tu vasouilles ! C’est qu’t’es pas sûr ? C’est toi le père au moins ! - Un rire gras sortit de sa bouche - Allez file, chafouin, va l’abreuver, ta belle, ta Rachel cloquée…

Edouard, peu fier de sa trouvaille pour se libérer, s’en retourna un verre d’eau à la main. Il sembla entendre derrière lui… « Pas faiblard mais Malabar… » et n’osa pas se retourner  de peur d’apercevoir  la tête hilare du psy.  Il marcha droit devant lui, chancelant dans l’allée, prenant appui sur le haut de chaque repose-tête jusqu’à son numéro de siège. Enfin,  tout penaud il s’assit et tendit le verre à Rachel…

      - Rachel !... Eh Rachel ! - elle était encore perdue dans ses visions aériennes - … Tiens, ton verre.

      - Je n’ai pas soif ! mon nounours…- Edouard promena ses yeux sur le ventre de Rachel et bu cul sec le verre d’eau -… Ça t’as fait du bien de te

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