Deuil du lecteur insatisfait

Vous est-il déjà arrivé de finir un excellent livre dans le métro ?

Ce moment où, plein d’avidité et de désir de finir la lecture de la dernière page vous dépassez celui de l’économie du récit qui vous accapare ? Dépassant les mots, survolant les phrases qui mettent un terme à la vie d’un personnage qui, pendant des instants uniques, vous appartenait plus que vous-mêmes, vous devancez le sens du récit car la fin est vôtre. Empli d’une émotion qui ne peut-être, en ce lieu, que contenue, le sourire flottant sur vos lèvres ou les larmes perlant aux coins des yeux, imprégné encore des derniers instants de ce personnage qui fut vous, vous fermez votre livre. Et c’est l’œil hagard et l’esprit ébouriffé que vous levez la tête pour chercher, dans l’expression de vos pareils, l’indice que quelqu’un partage sincèrement votre deuil. Mais personne ne voit, tout le monde se fout du dernier souffle que vous venez de recueillir.

Et c’est au détour d’un tunnel sous-terrain que vous trouvez ce que vous cherchez, lorsque le guitariste ambulant de la gare Montparnasse, perdu en plein Lou Reed, croise votre regard.  Alors que lui, ce créateur et autre admirateur de la beauté de l’âme humaine, plonge ses yeux dans les vôtres, vous savez qu’il sait que, pendant ce court instant de deuil empli de grâce, vous avez vécu tout ce qu’il s’évertue à créer.

D’un air entendu, sans nous connaître, nous nous sourions.