déviances en miroir
obsidionnal
Déviances en miroir :
Le blaireau, la journaliste et le politique.
J’aime les mots, en particulier les mots rares. Je suis toujours déçu quand j’en recherche l’origine et qu’elle ne correspond pas à ce que j’avais imaginé.
Obsession, obsidienne, obsidional. Et bien, rien à voir. Ou plutôt si ; une parenté. Ces mots sont forts. Ils renvoient à des notions d’assiégés, de forteresse, de sécurité. Cela me convient.
D’abord la pierre, dont on a vanté au cours des siècles son pouvoir magique protecteur qui aiguise notre vision interne.
Ensuite la forteresse, en hébreu Massada, où le clan des Macchabées en rébellion armée, assiégés par les Romains, qui ont préféré le suicide collectif. On a créé depuis le syndrome de Massada.
Maintenant l’obsession ; celui du rituel obligatoire qui ne souffre aucune dérogation, sous peine de transgression grave punie par le sang.
La fulgurance de la scène romanesque, comme si je l’avais vécue, donne un sens incandescent à cette opération routinière quotidienne. Chaque matin miroir, crèmes et blaireaux, comme dans l’Ulysse de Joyce, Buck Mulligan qui « parut en haut des marches, porteur d’un bol mousseux sur lequel reposaient en croix rasoir et glace à main. » Toujours la même image me hante en ouvrant le son de la radio et le robinet du lavabo.
Et ma salle de bains s’ouvre sur le monde.
Je l’imagine pendant qu’elle commence à parler.
- Je suis journaliste et je cherche la faille. Je l’interroge avec mes petites questions sèches et pointues. Va-t-il sortir de ses propos convenus ? Je suis opiniâtre, il faut qu’il dérape. Il doit sortir des rails de ce qu’il a prévu de dire. Je dois m’imposer. Quitte à ce qu’il s’énerve. Je vais lui demander pourquoi il est énervé ce matin ; c’est le meilleur moyen. Pourquoi continuez-vous à nier les faits ? Avez-vous oui ou non rédigé ce document ? Certains disent que vous avez menti ; qu’en pensez-vous ?
Je le tiens ; il va faire la Une ; je vais faire la Une.
« Il se rasait à longs traits, silencieux et grave. »
- Je suis secrétaire d’Etat et je dois communiquer sans faille. Je les connais ces chacals. Je veux conserver ma cohérence, défendre la cohésion gouvernementale, ne pas faire leur jeu mais leur imposer l’histoire que j’ai déjà écrite avec mes conseillers. Je dois m’imposer, ne pas répondre à ses questions, continuer à parler sans m’interrompre une seule seconde. Je rêve que l’on reprenne ma petite phrase sur toutes les ondes, que l’on télécharge ma vidéo un million de fois.
« Buck Mulligan s’attaquait maintenant au pourtour de sa lèvre inférieure ».
- Je suis auditeur et je me retrouve face au miroir chaque matin et je me rase avec les oreilles ouvertes sur le monde rétréci du même canal radio. Je fais mousser le blaireau à l’instant où la même journaliste présente pour la troisième fois du mois son invité politique. Je dois m’essuyer le visage au moment du fatidique « jingle » de fin d’interview. A chaque fois qu’ils dérapent en tonalité ou en durée je me coupe. Il faut que leurs questions et réponses coulent, au rythme de mon rasage. La barbe, la politique, les nouvelles, en rythme constant. Comme l’eau du robinet qui doit couler, tiède pour le blaireau, chaude pour le rasage, fraiche pour le rinçage.
Je suis sûr que notre rendez-vous quotidien ne correspond à rien ; mais c’est un plaisir partagé à trois. Que l’un manque et patatras, la vraie question surgit dans sa violence extrême : « Qui a choisi ce visage pour moi ? »
Le rasoir est fait d’obsidienne, le monde devient obsidional et je suis obsédé.
tres bien
· Il y a environ 14 ans ·Remi Campana