Le petit couteau suisse.

scribleruss

La femme infecte


. Six heures sonnent au Beffroi de Sainte-Croix.

   Gibert Cramoiseau sort de sa chambre, sous la lumière cligne des yeux, essaie de nouer sa ceinture de robe de chambre. Il entre dans le salon, c'est l'hiver, il fait nuit . Il aime au lever installer une ambiance, alors il allume une lampe, puis jette un coup d'oeil sur la pièce dans la pénombre ainsi établie. Sur la table basse des revues et journaux épars, quand soudain son regard accroche, tâche jaunâtre, posée, gisant incongrue sur le fatras, un trognon de pomme goguenard, dégoûtant, obscène.  

   La salope ! pense-t-il. .. Déjà que chaque soir je lui ramasse la coque de ses yaourts dans lesquels elle trempe le nez en regardant la télévision avec un maniement frénétique de la petite cuiller qui a peine à réguler sa voracité compulsive au point que même si la vague d'un tsunami s'abattait sur l'écran du téléviseur dans l'instant elle ne l'entendrait pas.

   Et, Elle, s'étonne ensuite qu'il ne lui soit pas agréable et souriant. Comment peut-on ainsi sourire à ce type d'avatars qui affichent propres sur eux mais qui dans l'enfermement de leurs meubles cirés, de leur chez-soi cossu, s'abandonnent à ces relâchement sordidissimes.

   Du coup Cramoiseau s'attarde, approche, grimace, la pulpe du fruit a tourné, noirci. Il cherche et trouve la queue du trognon, entre le pouce et l'index la saisit, puis va dans la cuisine, ouvre le buffet, prend un bol, le pose sur la table cirée jaune canari à vomir, à la place affectée à l'épouse, et y laisse choir dans la faïence qui recevra plus tard le chocolat chaud, la rognure qui devient au bol ce qu'est une escarre sur la jambe d'un grabataire.

   Puis Cramoiseau va s'accôter à l'évier, et regarde le trognon, le trognon est dans le bol et regarde Caïn. Cramoiseau glisse la main dans la poche de sa robe de chambre et en ressort un petit objet rond, rouge et doux,frappé d'une croix blanche, un petit couteau suisse. Il en déplie la lame, en éprouve le tranchant sur la tendresse de son pouce. Une petite douleur aigüe, vive, furtive. Il saigne. Il suce, aspire le sang qui coule et persiste enfin l'étanche.

   Il  replie la lame, love l'objet chéri au creux de la moiteur non pas de son front blême mais de sa main. Ses doigts caressent la parure sensuelle du petit couteau rouge. Cramoiseau pince les lèvres, le regard rentré en de sombres pensers. Il passe à autre chose, s'installe à sa table de travail, prend un livre neuf, aux pages intactes encore scellées par les pliures de l'imprimerie. Il sort le petit couteau rouge.

   Le petit couteau est sage, appliqué, silencieux . Efficace, sa lame découpe les pages des Contes du lundi d'Alphonse Daudet, librairie Alphonse Lemerre. Passage Choiseul 1947. Jamais ouverts. Quand les pages s'ouvrent libérées par la lame qui glisse, proprement, professionnellement, Gilbert Cramoiseau, les hume, les lisse, les respire. Il contemple attendri le couteau, lame ouverte et docile qui repose prête à un nouvel emploi.

   Mais voici Brigitte Cramoiseau la femme.

   Elle entre dans l' antre de Gilbert Cramoiseau. Il n'aime pas, mais pas du tout. Elle le voit humer et caresser Les Contes du Lundi, dépucelés en somme, et hausse les épaules, et ricane, et elle lui dit : Voilà ! retranscrire et renifler , voilà ce que tu sais faire, mais tu ne sais ni créer, ni inventer, tu n'es qu'un un copieur. Cramoiseau est touché, humilié. Mais pour qui se prend t-elle cette fille d'ouvrier, cette mère torcheuse, se prendrait-elle pour Madame Michel, la concierge émérite du Hérisson de Muriel Barbery.  

   Le petit couteau suisse et sa lame ouverte sont sous ses yeux, tentants, séduisants, vénéneux. Cramoiseau s'en saisit, se tourne, le visage tétanisé, vers sa femme gorge offerte. Elle lui dit :

   - Allez grand bêta ne joue pas les Marat, je ne suis pas Charlotte Corday,  ou alors viens chéri, je préfère ans la baignoire, ça fera mieux dans les journaux.... 

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