dialogue avec ma mauvaise foi

retrogarde

Face au miroir.


- Arrête de te regarder comme ça, tu as l’air affamé. Tes yeux te dévorent le visage, tes dents sont longues, tellement longues. On dirait que tu vas engloutir ton reflet.

- Affamé, oui.

- Affamé de toi, de ton image et de sa médiocrité. Une image muette, immuable, domptée, sans jus... Cela n’a pas de sens, on ne se construit pas de ses propres déjections.

- Le mal est commun. Nous sommes dans une ère où la coutume est de se manger soi-même. Une ère que l’on nomme « individualiste », c’est-à-dire où chaque être est essentiellement autosuffisant. Ce que tu appelles une folie, c’est La Norme. Tout le monde se nourrit, subsiste et se satisfait de sa propre image. Ce n’est pas de ma faute, c’est le caprice de l’époque, et le propre de l’humain d’obéir à l’air du temps.

- « La Norme » : le terme conventionnel pour désigner décemment les monstruosités commune.

L’époque le veut ? Peut-être, elle est bien grise. Mais cela ne peut pas être l’humain, l’humanité ne conçoit pas de solitude.

N’as-tu donc pas, quelquefois, faim d’autre chose que de Toi ?

- Si. J’ai faim d’argent, et comme l’argent peut tout offrir, j’ai faim de tout. Tout ce qui s’achète. J’ai faim de pouvoir d’achat. J’ai faim de succès aussi, de plaisirs, de désirs et d’ambition.

- De Toi, donc. Seulement de Toi.

- J’ai faim de vie !

- Quelle vie ? Tu as faim d’immortalité. Tu cherches à prolonger ta jeunesse à l’anti-ride, tes jours aux pilules dopantes, mais ta vie n’a jamais été aussi ratatinée.

Ta vie, longue et médiocre à l’ennui, asséchée, étirée en longueur par les épingles de la science, pauvre, sombre et vide. Un trou béant. Une coquille que tu grattes depuis des années.

Tu t’étouffes! Enfermé dans les tourbillons nacrés de ta propre programmation, dans les lignes des chemins que tu dessines consciencieusement en contrôlant minutes par minutes ton quotidien, et qui deviennent progressivement les rouages de l’automatisme qui t’aliène.

N’as-tu jamais envie de voir le ciel ? N’as-tu jamais faim de ce rêve que l’on appelle « l’absolu », et de ces grands mots que l’on ose plus prononcer, les… Idéaux ?


- Les idéaux n’existent plus, les idéaux nous ont rendus fous, ils ont monté étages par étages le charnier de l’Histoire, empilé les guerres, justifié les crimes, justifié la mort.

- C’est pour cela que l’on a peur d’eux aujourd’hui ? Qu’on les a mis en cages, qu’on les observe de loin comme les curiosités des zoos ? C’est pour cela que l’on a barbouillé la liberté des couleurs vulgaires du libéralisme, qu’on a éthéré les mots de fraternité, d’humanité, d’égalité par les « douces chaînes » de la concession, que l’on a, au final, volés ces mots pour  nous les rendre désincarnés et bouffons à travers la typographie formatée de slogans publicitaires ?

- C’est pour cela.

- Quel joli charnier de substitution ! L’anesthésie générale et sans douleur de la pensée par l’image ! Mais tu as raison, que les hommes se mangent eux-mêmes dans une demi-mort, un assoupissement prolongé, c’est plus propre, c’est plus « hygiénique », plus acceptable, que de les voir se dévorer les uns les autres dans la fièvre des combats.


- Que vas-tu légitimer ?  Que « nous n’avons jamais été aussi libre que sous l’occupation »? Tu
regrettes l’état de guerre ? La violence ? La folie des révolutions ?


- Non, ce que je regrette, c’est le combat. Il y a des combats qui transcendent les corps. Qui as dit que le combat était inhumain ?

Ce que je regrette c’est le combat pour l’humanité, avec l’autre et pour l’autre. Ce que je regrette c’est simplement la vie, la soif de vie, de grandeur de vie. Ce que je regrette c’est que l’on brade tous ces horizons d’âmes dans l’avidité matérielle

- Je suis heureux dans ce confort-là, tout matériel qu’il soit. Je ne veux pas de ton absolu, de tes horizons d’âme, de tes combats de pensées. Je n’ai pas le temps pour cela.

- Que fais-tu, alors, de ce précieux temps ?

- Je travaille, je gagne ma vie.

- Ou plutôt tu la perds.

- Impossible, je fais partie du monde, un monde qui pense, un monde qui tourne et vit.

- Tu crois ? Parfois, tu lèves les yeux, tu le regardes, ce monde, qui s’affaire, qui s’empresse, qui construit, qui consomme, tout comme toi. Tu te sens solidaire, tu te dis « mais oui, c’est ça, le monde tourne ! »

Enfiévré, si l’on peut dire par l’idée de cette énergie humaine qui se dépense comme l’argent, tu te piques d’un intérêt soudain pour un voisin de palier à qui tu adresses la parole avec l'impression d'être un homme de bien, et là tu te dit « mais, bien sûr, le monde vit » !

Puis, émerveillé de tes illusions, tu lis les premiers chapitres d’un livre à la mode, tu regardes les informations de 20H, comme des milliers de personnes autosuffisantes, t’isolant dans ton idolâtrie d’un écran qui reflète ta vacuité, d’un écran qui t’aspire, avale ta pensée et recrache ta connerie, et là tu t’exclames dans une foi sans pareille : « mais c’est évident,   le monde pense ! ».

Un monde merveilleux ! Un monde d’image où tu te complais dans la perspective narcissique de ton Toi qui peux apparaître et agir. Satisfait, rassuré, tu te sens encore un peu humain, vivant et agissant comme tous les autres humains autosuffisants de l’époque.

Complètement dans la Norme.

Alors, repus, certain de t’être rempli la panse du monde, tranquille, tu replonges le nez dans ta coquille chloroformée.

Mais ce que tu as vu, ce n’était pas le monde, tout au moins sa croûte, sa surface. Ce que tu as fait ce n’était pas le bien, ceux qui tu as embrassés ce n’était pas l’humanité. Tout s’est dilué dans ton image, dans ta faim de toi, dans ton désir de te satisfaire. Toi.

Coquille vide.  Seule. Inutile. Seule et inutile dans son autosuffisance.

 (Un poing de colère fait voler le miroir en éclats. Bris de verre tâchés de sang au sol. Disparition de l’image. Naissance  de la pensée dans un cri de révolte.)

  • C'est très étrange combien le classicisme de cette belle écriture rend une sonorité extrêmement moderne.

    · Il y a plus de 13 ans ·
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    saint-james

  • Texte qui fait réfléchir, avec une jolie image associée

    · Il y a presque 14 ans ·
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    sushi

  • Personne ne demeure insensible à l'étreinte de l'égo - confrontation - face au miroitement de soi-même - combat mise à l'épreuve mais aussi pudeur ou prudence...Combien de masques à abattre dans ce jeu de massacre avant la mise à nu finale...Il y a bien des chantiers en route, avec doute, questionnement, terreur en partage et en prime la mauvaise foi qui s'agrippe aux basques de la bonne conscience et ne nous lâchera pas avant de pulvériser l'image. L'image aussi putassassière qu'elle puisse paraître, c'est aussi la représentation de la pensée qui s'y avise mais qui ne sort pas du cannibalisme ambiant. Voyons ce que pourrait être le dialogue de la pensée et de l'image, couple tumultueux, passionné et querelleur qui se fait des scènes à tous propos sans pouvoir se passer l'un de l'autre...Voilà je termine par ou j'aurais du commencer, j'ai bien aimé cette scène dans laquelle je me suis retrouvé, avec perplexité.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Mateuse

    boukinoli

  • Et d'un seul regard, je leur dévoile tout l'écrin de la beauté... puissant

    · Il y a presque 14 ans ·
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    kacew

  • tu as raison, ce n'était pas clair. Maintenant ça l'est.

    · Il y a presque 14 ans ·
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    retrogarde

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