Dies Irae
octobell
Une véritable pluie de flammes tombait sur le village noirci par la nuit. Les hurlements d’agonie se mêlaient à ceux de la terreur, le feu se mêlait à la neige. Les soldats sur leurs montures n’avaient aucun scrupule pour attaquer les villageois sans défense.
Sorcha était dissimulée sous la charrette de foin, et dans ses yeux d’enfants, se reflétaient ces images cauchemardesques de combats, de boue, de flammes, de corps qui tombent, se relèvent, tombent et ne se relèvent pas. Elle voyait ces visages qu’elle connaissait et qui s’abaissaient à son niveau. Elle vit le forgeron tomber juste devant elle, les yeux exorbités par la terreur pure.
« Artair… » Murmura-t-elle en s’enfonçant plus profondément dans sa cachette. L’homme tendit un bras agonisant dans sa direction, ses lèvres articulant des mots qui ne parvenaient pas jusqu’à elle. Les yeux de Sorcha se brouillèrent de larmes. Elle ne comprenait pas. Pourquoi se faisaient-ils attaquer par ces soldats ? Pourquoi ne venait-on pas les aider ? Elle ferma les paupières, son corps secoué par des sanglots incontrôlables, et essaya de se souvenir de l’époque pas si lointaine où tout allait bien. Mais la seule image qui martelait sa mémoire, c’était la dernière vision de son grand frère qui la poussait sèchement sous cette charrette et lui ordonnait de ne plus bouger jusqu’à ce qu’il revienne la chercher. Elle revoyait les yeux verts de Ronan qui la suppliaient d’obéir, pour une fois dans sa vie. Il lui avait fait promettre d’être forte.
Alors elle restait là, et elle jouait la forte. Mais elle ne voulait plus ouvrir les yeux et les larmes coulaient malgré ses paupières closes. Elle savait que si elle les ouvrait, elle verrait Artair figé dans sa position pour toujours. Peut-être même les avait-il encore ouverts, lui, comme Dadaidh lorsqu’il était parti. Elle se résolut à lever les paupières, et même si elle s’était attendue à la vision, elle eut l’impression de sentir son cœur se fendre en deux. Elle n’était qu’une petite fille, mais elle était bien trop lucide quant à ce qu’elle vivait.
Soudain, l’une des flèches enflammées lancée par un soldat anglais atterrit droit sur la grosse botte de foin qui recouvrait la charrette. Sorcha se retrouva presque aussitôt envahie par une fumée épaisse et étouffante. Elle entendait la paille craqueler au-dessus d’elle. A quatre pattes, elle tenta une première sortie de sa cachette, mais la hachette d’un villageois se planta dans le sol à moins de cinq centimètres de son visage. Elle se paralysa, bouche bée, les yeux fixés sur la main qui tenait encore l’arme. Et cette fumée de plus en plus épaisse, et cette chaleur de plus en plus étouffante.
« SORCHAAA !! » Entendit-elle au milieu de la bataille. Elle prit son courage à deux mains, se releva et s’écarta de l’incendie, pour mieux partir à la recherche de Ronan. Elle voulait frôler les murs, mais les maisons prenaient feu les unes après les autres, parfois avec leurs occupants encore prisonniers à l’intérieur.
« SORCHA ! »
« Ronan… » Pleura-t-elle sans oser élever la voix. Elle ne le voyait pas. Elle ne distinguait que des mouvements trop rapides, des épées qui brillaient, du sang qui giclait. Elle tourbillonnait au milieu du champ de bataille, incapable de se repérer, incapable de comprendre quoi que ce soit.
« RONAAAAAAAN ! »Hurla-t-elle au désespoir.
Deux bras puissants la saisirent brusquement par derrière. Sans avoir besoin de se retourner, elle avait reconnu Ronan, son torse contre son dos, son cœur qui battait avec force et résonnait dans tout son petit corps. Et même si elle sentait aussi ses tremblements, elle était rassurée entre ses bras. Il courait. Sans se retourner. Il courait comme si sa vie en dépendait, et le paysage défilait à la vitesse de l’éclair. Il les éloignait du village. Les bruits se faisaient déjà plus distants, et les lumières s’amenuisaient en même temps que la neige s’épaississait.
Autant d’éléments qui leur permirent d’entendre distinctement le froissement de la poudreuse derrière eux. Ronan et Sorcha tournèrent la tête comme un seul homme, et la petite fille retint un hurlement en voyant ce soldat qui galopait droit sur eux. Ronan reprit sa course avec plus d’ardeur, ignorant le froid qui lui mordait les chevilles et le poids de sa sœur qu’il peinait de plus en plus à porter.
Sorcha entendit le sifflement, mais ne comprit ce qu’il s’agissait que lorsque Ronan s’écroula à terre en l’entraînant avec lui dans un bref gémissement étouffé. Elle ne sut si c’était la neige ou la vision de Ronan qui la glaça totalement. Elle s’extirpa de son étreinte et le secoua pour tenter de le réveiller, pas déterminée à croire qu’il pouvait l’abandonner maintenant, aux portes du village, alors qu’ils étaient si près d’être libres. Le soldat sauta à bas de son cheval et banda son arc sur la petite fille dont les pleurs se faisaient de plus en plus intenses, de plus en plus bruyants, de plus en plus incontrôlables.
Elle leva sur lui son visage gonflé de larmes. Il avait tué son frère. Il avait tué Ronan. La seule famille qu’il lui restait. Les bras de l’homme s’abaissèrent, et il retira son casque, pour afficher un visage accablé par l’horreur. Ce garçon qui s’enfuyait, il ne l’avait vu que de dos. Il n’avait pas vu le fardeau qu’il trimballait avec lui. Son casque tomba dans la neige. Sa bouche s’ouvrit, probablement pour proférer de quelconques excuses qu’il fut tout simplement incapable de prononcer.
La petite fille se releva, debout dans la neige qui lui montait jusqu’aux mollets, le regard fixé sur le soldat. Elle recula, son pas traçant un profond sillon dans lequel vint s’engouffrer le sang qui s’écoulait encore de la plaie de Ronan. Mais elle ne baissa pas les yeux dessus. Elle ne voulait pas imprimer cette dernière vision de son frère. Elle voulait se souvenir de son rire et de leurs parties de chasse. Elle voulait sentir encore son cœur qui battait tout contre elle. La force de son cœur transpercé d’une simple flèche. Encore un pas en arrière, et le soldat qui se découpait devant elle. Elle se retourna, gardant autant que possible ses prunelles accrochées à la silhouette sombre. Puis lorsqu’elle ne put plus, elle se mit à courir, droit devant elle, s’enfonçant dans la noirceur, dans la froideur, dans le silence de la nuit.
Le soldat resta immobile pendant plusieurs minutes encore, contemplant sans expression cette petite fille qui s’éloignait, jusqu’à ce qu’elle ne forme plus qu’un point blanc dans l’encre de la nuit.
***
Ses bottes marquaient de légères empreintes sur le chemin boueux. Elle sentait la moindre aspérité sous ses semelles trop légères, et pestait chaque fois qu’un caillou un peu plus gros que les autres s’enfonçait dans sa plante. Mais elle continuait sur le rythme de Lachlann qui ne se privait jamais de lui rappeler à quel point le poids plume qu’était Sorcha faisait comme un boulet de dix tonnes à ses chevilles. Alors elle n’irait surtout pas se plaindre qu’il allait trop vite et qu’il ne s’arrêtait pas assez souvent. Elle se contentait de râler dans son coin, en priant de plus en plus fort pour qu’il ait un moment de fatigue. En vain, elle le savait. Elle le connaissait pratiquement depuis sa naissance, Lachlann, et cela faisait maintenant dix ans qu’ils arpentaient les terres d’Ecosse en long, en large et en travers, ne s’arrêtant que quelques semaines par-ci par-là dans des villages pour se reposer. Dix ans. Dix ans depuis l’attaque des soldats anglais, et la mort de Ronan. Dix années où Sorcha n’était plus que colère et rancœur. Dix ans qu’elle espérait pouvoir un jour se venger de ce soldat qui avait assassiné son frère.
Tout son corps, tout son esprit n’étaient plus dédié qu’à ce seul sentiment : la rancœur. Lachlann lui conseillait souvent de lâcher prise, entre deux réprimandes. D’oublier cet événement et d’aller de l’avant. Sorcha, elle, savait qu’elle ne pourrait jamais avancer tant que la mort de Ronan ne resterait pas impunie. Elle voyait sans cesse son fantôme qui l’accompagnait. Chaque fois qu’elle entendait un craquement dans la forêt, elle s’imaginait que c’était lui. Elle sentait toujours son parfum de pomme de pin, et ressentait toujours les battements de son cœur résonner dans tout son corps. Elle ne pouvait pas lâcher prise. Ca signifierait l’abandonner.
Le terrain dans lequel ils évoluaient était escarpé. Leur chemin – si on pouvait réellement appeler ça un chemin – ne faisait que quelques centimètres de large, et avec cette pluie qui tombait presque continuellement sur le pays, il était particulièrement glissant. Sorcha s’accrochait avec force aux maigres branches des arbres, faible sécurité face à la paroi terreuse qui tombait à pic juste à leur droite, s’arrêtant quelques mètres plus bas sur une route étroite qui ne laissait pas passer deux carrioles. A leur gauche, le terrain n’était guère plus approprié, le sol descendant dans une pente sévère parsemée d’arbres et de rochers en tous genres, véritables garanties aux nuques brisées pour quiconque y glisserait. Sorcha, d’ailleurs, faillit voir sa courte vie défiler devant ses yeux, alors que les bruits d’un attelage de chevaux l’avaient détourné de sa concentration. Elle fut rattrapée de justesse par la main massive de Lachlann qui lui avait attrapé si vivement le bras qu’elle eut l’impression qu’il s’était rompu sous sa poigne. Mais mieux valait ça que d’être morte.
« Prépare-toi… » Annonça-t-il de sa voix bourrue, en s’accrochant aux arbres pour se pencher en avant et mieux aviser de la situation là-dessous eux. Sorcha, se tenant maladroitement sur ses jambes, plia légèrement les genoux, prête à sauter. C’était comme ça qu’ils gagnaient leur vie, en dépouillant les carrosses qui passaient sur les mêmes chemins qu’eux. Elle était rapide et agile, il était un roc de près de deux mètres de haut, ils formaient l’équipe idéale. Du coin de l’œil, elle put enfin voir les chevaux qui approchaient, et la voiture qu’ils transportaient. Sorcha prit une grande inspiration, se balança légèrement en arrière, et s’élança en avant, atterrissant dans un saut parfait sur le toit de la voiture. Elle ne s’octroya qu’une micro-seconde pour se réjouir de sa réussite, et rampa jusqu’en avant du véhicule, avant d’enfermer entre ses jambes la tête du pauvre cocher qui n’avait rien demandé. Elle le secoua légèrement et le balança vulgairement hors du véhicule, prenant rapidement sa place. Elle entendit juste derrière elle des voix se lamenter et exiger que le carrosse s’arrête immédiatement.
« Puisque c’est si gentiment demandé… »
Elle tira vivement sur les rennes et les chevaux se stoppèrent net. Elle descendit à bas de l’attelage pour aller ouvrir la portière, réceptionnant avec un large sourire la terreur de ses occupants.
« Bonjour messieurs, dames ! Soyez les bienvenus dans notre humble région. N’est-elle pas tout à fait charmante ? »
« Mon dieu ! Où est Alan ? » S’écria une femme aux sublimes parurent qui attirèrent aussitôt la convoitise de Sorcha.
« Qui ça ? Alan ? Alan qui ? »
« Ne vous inquiétez pas, Catherine, je vais vous débarrasser de cette importune ! » Répliqua un homme encore dissimulé dans l’ombre.
Sorcha, bien trop heureuse de la tournure des événements, laissa l’homme sortir du véhicule, la main à l’épée. A peine eut-il mis le pied au sol qu’il fut accueilli par Lachlann, sa masse de muscles et son crochet du droit aussi ravageur que son sourire. L’homme valdingua sur plusieurs mètres, déclenchant l’hilarité des deux brigands, en même temps que les sanglots terrifiés des deux femmes restées dans le carrosse.
« Occupe-toi des bijoux pendant que je lui règle son compte ! » Ordonna Lachlann à Sorcha en s’avançant déjà en direction de l’homme à terre. Il appartenait à l’armée anglaise au vu du bel uniforme ruiné par la boue qu’il portait. Sorcha approuva d’un signe de tête, mais alors qu’elle s’appuyait contre les battants de la porte pour se donner de l’élan en montant, elle s’arrêta dans son mouvement. Elle s’était octroyée un dernier regard en direction du soldat, au moment où il se retournait pour se lever.
Son sang ne fit qu’un tour.
Et alors que Lachlann propulsait toute sa masse en direction du soldat, Sorcha hurla :
« ATTENDS ! »
Lachlann dérapa juste devant le soldat, se retournant sur Sorcha avec incrédulité. La jeune femme s’approcha lentement de l’homme à terre, qui ne la distinguait pas vraiment, à moitié dissimulée par l’autre brigand, dont les épaules prenaient tout l’espace entre le carrosse et le bout du chemin. Elle se faufila comme une anguille, s’emparant de la dague accrochée à la ceinture de Lachlann. En un pas, elle couvrit brusquement la distance qui la séparait du soldat, la pointe de sa lame frôlant sa gorge de si près qu’un mince filet de sang s’écoula de sa peau. L’homme resta bouche bée, se retenant de déglutir pour ne pas s’empaler sur le couteau.
Il n’avait presque pas changé. Et à voir son regard, même si elle, elle était devenue une jeune fille en fleur, elle savait qu’il l’avait reconnue également. Sa silhouette était plus fine que dans ses souvenirs, même si elle les savait déformés par le fait qu’il portait une armure. Ses cheveux qu’elle se rappelait noirs de jais étaient à présent parsemés de mèches blanches. Mais ses yeux d’un bleu profond étaient toujours les mêmes, et ce sentiment sur lequel elle n’avait pas réussi à mettre de mot dix ans plus tôt la traversait comme une évidence : la culpabilité.
« Un fantôme… » Murmura-t-il pour lui-même, bien que Sorcha comprenne parfaitement les mots prononcés. Elle souleva avec rage la dague au-dessus d’elle, prête à l’enfoncer droit dans le cœur du soldat, comme sa flèche s’était enfoncée dans celui de Ronan dix ans plus tôt.
Allongé au sol, retenu simplement par ses mains profondément enfoncées dans la terre boueuse, il lui faisait face. Affrontait son regard. Il était prêt. Prêt à payer le prix de cette culpabilité qui le rongeait depuis ces dix ans. Une larme s’échappa sur sa joue, et Sorcha baissa la lame, incapable d’aller au bout de son mouvement. Elle avait pensé que ce serait tellement facile. Elle s’était imaginée tellement de manières de l’achever, de le faire souffrir autant qu’elle avait souffert. Elle n’avait jamais pensé qu’elle se retrouverait simplement devant un homme rongé par son crime. Devant un regard hanté. Ses épaules s’affaissèrent, et elle se laissa tomber à genoux, consternée.
Avant de se raviser et s’élancer sur le soldat pour planter violemment la dague en plein dans son cœur, en un coup unique et fatal. Dans sa tête, elle entendit Ronan hurler.
Merci à vous deux, ça fait très plaisir :) ! Le texte a été écrit en 3h de temps. Je me suis relue après, mais c'est bien possible que des fautes m'aient encore échappé.
· Il y a presque 11 ans ·octobell
Je confirme Belle histoire
· Il y a presque 11 ans ·Quelles coquilles je les envoie en mp
reverrance
belle histoire bien menée. j'ai aimé l'ambiance et le décor ... la fin aurait pu être autre ... Bravo j'ai été captivé !
· Il y a presque 11 ans ·woody