Dionysos par capillarité

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On ferma la porte. Le chauffeur démarra avec un temps de retard, tandis que la grosse Clara nous regardait, moi et les autres, nos gueules un peu mornes et nos doigts crispés sur les sécateurs avec l’évidence du dernier jour. L’engueulade de l’avant dernière coupe laissait comme une tristesse :

- C’est pas du bon travail ! Regardez-moi ça ! Y a trop de verjus ! Et pour la prochaine fois, hein, pas UN seul grain d’oublié pour la dernière vigne ! 

Le silence perdurait comme une humeur mauve, mais qui, s’appuyant sur les amitiés furtives du raisin, était prête à se dissiper. La polonaise a continué d’observer tout le monde d’un sourire niais avec une conviction qui me fascinait définitivement. Jeannot, sur ma droite a enlevé d’un seul geste son vieux short et son tee-shirt tâché, et a sorti d’une voix inédite :

- Oui, mais regardez où j’ai caché la dernière grappe ? Le patron l’aura jamais, celle-là ! 

Tout le monde a machinalement tendu le cou sur le corps maigrelet du vieux Jean. Y avait que dalle bien sûr ; Jana et Marie en ont crevé de rire, les autres aussi. On s’est tous mis à beugler, à entonner des airs dans toutes les langues, en tapant joyeusement contre les parois de la camionnette. Le chauffeur s’y est mis aussi, chantant à tue tête en conduisant notre cage de bêtes manchotes aux dextres expansées de sécateurs. Lorsque le camion s’est arrêté, tout le monde avait le teint rosi et les yeux brillants.

Les portes se sont ouvertes sur les vignobles burgondes, blancs et brûlants sous le soleil de midi. Au pied de la vigne, j’ai enlevé mes gants. J’ai eu envie subitement, là, de sentir le jus des grappes entrer par capillarité dans mon corps d’enfant et que Dionysos sache y être présent pour enchanter la fin de ces vendanges.

À force de scruter les raisins, on finit par se laisser emporter par ce phénomène de survivance visuelle, qui installe dans nos pupilles des spectres de grappes vert et violet vif. L’obstination du motif fluo a persisté, même en fermant les yeux… J’ai cessé le travail en clignotant des paupières alternativement, pour savoir si tout ça autour de nous existait vraiment. Jana est passée derrière moi en me bousculant rudement de son sourire tchèque :

- Tu rêves ? C’est un beau jour aujourd’hui ! 

Derrière la silhouette de Jana, la lumière crue entre les vignes transformait notre travail en un tableau de Van Gogh chevauché d’ombres colorées et de coups de pinceau elliptiques.

- Je krasny den Jana, j'ai répondu. Et tu sais quoi, je sais enfin ce que je fous là !

- Da ! Pour gagner de l’argent, non ?

Jana s’est accroupie pour attaquer la vigne au piquet suivant, se marrant de sa boutade. Je lui ai dit :

- Look at this – Dionysos. Tout ça c’est pour les mystères et pour Dionysos !

Je lui ai montrée l’extrémité de mes mains tachées de jus de raisin. Elle est revenue vers moi, a pris le bout de mes doigts entre ses paumes. Malgré elle, Jana est devenue grave :

- OK, mais tu te tires pas maintenant. Tu finis les vendanges, et tu restes avec nous à la paulée ce soir. On dansera, ce sera très beau. Et je te préviens : je te surveille !

Et elle est repartie au charbon, car elle avait compris. Je me suis demandée à quoi pouvaient ressembler les vignes, avec les yeux d’un nouveau né. En plissant les paupières, en essayant d’oublier le sens du raisin, j’ai fini par voir s’imposer une glycine dansante et mauve. J’ai pensé à ma mère, cette Pénélope qui attendait patiemment le retour de mon père, parti au pays des chimères. Une pièce inattendue du puzzle a décidé de se poser dans mon histoire, et j’ai su que c’en était bel et bien fini de l’enfance. Au travers de mon débardeur taché de transpiration, mon cœur battait, étonné d’être toujours à battre, étonné qu’au loin, un cœur semblable rappelle à ma mère que son enfant avait fait le choix de grandir. Je me suis souvenue que lorsque j’étais jeune, ma mère me parlait souvent des glycines. La glycine au printemps lui rappelait - allez savoir pourquoi - les vignes qui courent sur le sol des pays grecs…

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