en partance
rocheponthus
.En partance
Voilà bientôt une décennie que j’ai quitté les miens, j’entame le voyage du retour et je me demande bien ce que je vais pouvoir trouver. Je me rappelle en détails chaque destination, chaque lieu visité est pour moi comme une ancre à mon âme, une expérience qui m’isole et ne me donne pas envie de rentrer. Je n’ai pas le désir de partager tout cela, c’est à moi et puis d’ailleurs comprendraient-ils ?
Le départ a été un peu compliqué, je les aimais tous, un peu égoïstement, à ma manière. De devoir les quitter m’a déchiré le cœur, je devais grandir, apprendre, assumer seul. Je leur ai fait promettre de ne pas venir me visiter, je leur ai donné rendez-vous. … Plus tard.
La promiscuité, voilà bien ce que je retiens de ma première année, un sentiment d’enfermement, trop de monde dans trop peu d’espace, pas d’odeur ou plutôt trop d’odeur se mêlant et se démêlant jusqu'à perdre de leur consistance. Bangkok, la charnelle, comme je me suis plus à l’appeler. Ce fut une année peuplée de bruit, de contact non désiré, de l’impossibilité de respirer au milieu de tous ces hommes un peu morts ; je les vois, englués dans le néant de leur existence, sans but autre que de survivre et je me demande bien ce que je suis venu faire ici. J’ai cru devenir fou, c’était tellement loin de ce que j’imaginais. J’étais habitué à mon petit confort parisien, à mon café du matin pris sur une terrasse chauffée, à mes nuits sans danger, à l’indolence d’une vie entre gens de bonne compagnie.
J’ai mis du temps à trouver la sortie, à faire le vide pour me retrouver seul sur mon île ; Un atoll au bout de nulle part, un cocon, une perfusion d’intimité, une échappatoire, une terre paradisiaque peuplée par mes fantasmes où chaque envie prenait corps. Ainsi délesté du contact des autres, j’ai pu m’affranchir du monde de la parole, plus rien n’avait d’importance et seul la juste satisfaction de mes besoins naturels me raccrochait au monde réel. J’étais au dessus, persuadé d’avoir trouvé ce que je cherchais. Je réalise maintenant que je n’existais à cette époque que dans les limbes de mon esprit, j’étais le prisonnier volontaire de ma propre dictature. Un mal pour un bien sûrement. Un extrême chassant l’autre pour un équilibre encore à découvrir.
C’est par hasard, au bout d’une année, qu’en suivant mon ombre j’ai quitté mon île. J’ai nagé avec elle à travers le pacifique pour finalement m’échouer sur les côtes polluées de Californie. Los Angeles. Je n’étais pas préparé. S’en est suivi trois ans à osciller entre ma part la plus sombre et mon désir de vivre. Période à la mesure de cette ville qui d’un claquement de doigts peut passer de paradis à enfer. J’ai tout bu, de l’eau des montagnes environnantes à la téquila que les mexicains ingurgitent à la frontière, oubliant ainsi leurs rêves de papier. Tout respiré, de l’air iodé du pacifique à la pire des cocaïnes. Tout aimé, de la femme saine à la pute SDF. Tout vu, des canyons sauvages de Malibu aux « afters » sanglants de West Hollywood. J’ai vécu comme un « angelinos », au plus fort des paradoxes de cette ville, entre ombre et lumière, ne m’apaisant que pour mieux me détruire. J’étais le californien qui se lève le matin, sa tasse de café intégrée à la main, pour aller communier avec l’océan pacifique, pathétique symbole de la mère nourricière, pour un rêve de vie ensoleillée. J’étais juste, en fait, un de plus à faire semblant, à me cacher derrière mes lunettes noires pour ne pas révéler la solitude d’un regard injecté de téquila. J’ai traversé cette époque sans conscience, dans la crasse ignorance de mon mal-être, il n’était même pas question pour moi de savoir si c’était normal ou non, c’était comme ça. Avec le recul je me demande encore comment j’ai fait pour ne pas mourir. Je doute que ce soit l’instinct de conservation qui m’ait sauvé, plus sûrement un autre hasard qui m’a évité de croiser la dose mortelle.
Un déclic. Une femme m’a touché sans que je ne m’en rende compte. J’ai tout stoppé. C’était juste une phrase posée là par affection, une question me demandant ce que je désirais vraiment, amorçant un virage pris finalement en pleine ligne droite. J’ai pris la tangente, je suis remonté jusqu’à Berkeley pour me retrouver devant une feuille de cours à étudier l’influence, au vingtième siècle, de la littérature américaine sur la structure du roman. J’ai travaillé d’arrache-pied pour pénétrer sérieusement une histoire que je n’avais pas vu s’écrire. Cinq années studieuses pour finir docteur. Docteur quel drôle de mot pour moi. Longtemps ce titre a été synonyme d’enfermement, c’était l’expression ultime de l’âge adulte où finalement l’insouciance de l’enfance se délite pour faire de nous des hommes mesurés, responsables. Tout au contraire, je réalise aujourd’hui que la mesure loin de m’avoir emprisonné vient de me libérer, de me protéger d’une histoire à la dérive que le courant ne pouvait, somme toute, pas ramener seul. Je viens d’apprendre que la liberté vient du contrôle, de la capacité à être mesuré dans la mesure et mesuré dans la démesure, finalement de savoir qu’à la gauche ou à la droite de chaque chose il y a autre chose. Ma vie était une histoire drôle, je vais maintenant l’écrire comme une drôle d’histoire où l’amour sera d’abord un acte que je prodiguerai à moi pour moi pour ne pas le travestir.
Voilà, la porte s’ouvre, une remise de peine pour bonne conduite comme ils ont dit, mon voyage se termine, je suis différent maintenant, je vois la lumière. Si seulement ils savaient pourquoi, je suis sûre qu’ils m’auraient gardé. C’était juste une expérience, un besoin de stopper le mouvement, une envie d’ailleurs. J’ai commis un meurtre pour connaître cette sensation de toute puissance, être à l’extrême d’une vie qui ne me proposait rien. J’ai tué pour respirer l’odeur d’un moment passé à l’intérieur, j’ai tué pour grandir.
Dix années pour ce faire. … Pardon mais cela m’était nécessaire.