dis son nom! Hans!

purdey-penrose

« Demain, je vais fêter mes 100 ans. Je me demande encore comment j’ai fait pour atteindre cet âge vénérable. Entre vous et moi, j’en ai traversé des aventures et certaines ont bien failli me couter la vie. Je suis né d’un père allemand et d’une mère italienne dans un petit village de Toscane. J’ai une grande famille et j’en suis fier. Ils se sont occupés de nous du mieux qu’ils le pouvaient… jusqu’au jour où j’ai été adopté. J’ai beaucoup pleuré et je ne pensais pas être capable de leur pardonner. Mais une bonne étoile devait veiller sur moi parce que ma famille d’accueil m’a patiemment élevé. J’ai pu grandir entouré d’amour, de joie et de découvertes. C’est surement là que je dois vous expliquer que ma nouvelle famille aime, plus que tout, la nouveauté, l’inconnu et l’insolite. Je les ai suivis dans tous leurs déplacements, j’ai vu des paysages grandioses, j’ai senti des odeurs exotiques, je me suis assis sur de vieux bancs de pierre et j’ai écouté les oiseaux chanter jusqu’à m’enivrer. Avec les années, la famille s’est agrandie de nouveaux compagnons de route… rencontre parfois éphémères ou coup de cœur réciproque. J’ai pu échanger avec chacun d’eux et apprendre leur manière de voir les choses et la vie.  

Vers l’âge de 25 ans, j’ai pris mon envol… enfin presque. Je me suis installée dans un joli petit appartement au bord d’un canal avec plusieurs amis et surtout avec Lucie. Lucie est l’être le plus exceptionnel que j’ai rencontré. Elle et moi, nous avons pratiquement grandi ensemble. Je l’ai vue devenir cette jeune femme pleine de vie et de curiosité qu’elle est actuellement. Moi, je ne suis que son compagnon fidèle. Celui à qui elle confie ses peines de cœur et à qui elle demande son aide pour des virées shopping. Je suis toujours là pour elle, je fais de mon mieux pour la consoler et j’ai toujours un mouchoir sur moi pour ses larmes ou un petit mot pour la faire rire. Comme Lucie est tête en l’air, je l’aide aussi à s’organiser et je n’hésite pas à la suivre lorsqu’elle a besoin de prendre l’air. Parfois, nous allons même prendre le thé ensemble. Elle aime sentir ces odeurs de thé flotter et se mélanger à celles des petits fours qu’elle affectionne tant.

Je crois que j’ai été amoureux de Lucie le jour de notre rencontre. Même si elle ne m’est pas fidèle, loin s’en faut, je l’aime encore plus à chaque fois qu’elle revient vers moi. Je ne peux pas lui en vouloir, à eux non plus d’ailleurs. Lucie a ce charme enfantin des pin up d’après guerre qui ferait oublier à Gordon Ramsay sa recette de Christmas Pudding. Vous me prendrez peut être pour un fou mais je suis devenu ami avec la plupart de ses amours passagères. Lucie n’a pas de préférence, elle nous aime petits ou grands, minces ou plus enrobés, sportifs ou intellectuels, d’ici ou d’ailleurs. Lucie nous aime parce que nous sommes différents et parce que nous lui apportons tous quelque chose à sa vie… de la même manière qu’elle enrichit la nôtre sans s’en rendre compte.

Bien des années plus tard, Lucie s’est assagie. Elle est revenue vers moi et m’a promis de ne plus me quitter, ce qu’elle fit sans hésiter. Je l’ai aimé encore davantage parce que nous avions enfin quelque chose de plus à partager. Lucie m’aimait et maintenant je le savais. Lucie me l’a prouvé lorsqu’elle s’est patiemment occupée de moi après de très lourdes chirurgies. Des mois de convalescence m’avaient laissé tout fébrile et j’avais perdu confiance en moi. Lorsque j’ai été complètement remis, nous avons décidé de fêter l’évènement et nous sommes partis en voyage... Nous sommes retournés dans ce petit village de Toscane où j’étais né. C’était au printemps, en mai, j’étais nerveux et j’avais du mal à me contenir. Je ne les avais pas revus depuis tellement d’années. Certains membres de ma famille y vivaient encore et nous avons pu reparler du bon vieux temps. Lucie et moi avons alors compris qu’il n’y avait rien de plus important que l’amour d’une famille… naturelle ou adoptive, conventionnelle ou délurée. Alors, nous ne nous sommes plus jamais cachés et nous avons passé de merveilleuses années ensembles, à rire, à pleurer, à voyager, à lire, à se consoler.

Lorsque Lucie est morte, j’étais perdu, inconsolable. J’errais là sur le canapé comme une âme en peine et je passais mes journées à broyer du noir. Je ne voulais plus sortir et je ne voulais plus vivre non plus. Il m’a fallu de nombreuses semaines pour me remettre parce que je ne voulais pas oublier Lucie, parce qu’elle était la seule amie que j’ai jamais eue, parce qu’elle avait ce sourire d’ange quand elle me voyait… parce qu’elle était …Lucie.

Demain, je vais fêter mes 100 ans. Je m’appelle Hans, Disson Hans. Je suis le gros sac à main de cuir noir que la maman de Lucie à acheter dans un petit village de Toscane à ce marchand allemand qui était tombé amoureux de l’Italie. Lucie m’a tout de suite trouvé mignon et quand elle a été assez grande, j’ai été son cadeau d’anniversaire. J’en ai vu passer des choses… de l’agenda au téléphone portable high tech, de ce vieux foulard imprégné de parfum au chocolat qu’elle mangeait avant d’aller faire du sport. De Lucie, je n’ai pu conserver qu’un petit mot d’amour griffonné à la hâte sur un papier mauve. Elle l’avait caché dans une de mes plus petites poches comme un trésor qu’il faut préserver.

Demain, je ne fêterai pas mes 100 ans. » 

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