DISGRACE

Laure Mi Hyun Croset

J'avais rendez-vous avec la plus jolie fille du monde. En ethnologue averti, je savais repérer les femmes les plus charmantes des cinq continents. Celle-ci ne faisait pas exception à la règle. Elle m'invitait à partager son univers, plus précisément celui qu'elle recherchait encore, car cette douce enfant était adoptée. Elle avait fait récemment son premier voyage au pays du matin calme et, moi, j'ouvrais pour la première fois la porte d'un restaurant coréen. Mi Hyun m'attendait, le visage tourné vers la porte. Elle fit mine d'être étonnée de me voir en avance, mais je savais qu'elle devait scruter depuis un moment le bout de la rue pour vérifier que je me précipitais bien vers le lieu de notre rendez-vous. Sa face lisse et ronde me fit sourire et la mauvaise humeur qui m'avait habité toute la matinée se dissipa instantanément. Les tracasseries administratives n'avaient jamais eu le dessus sur les rencontres amoureuses. Si certains pensaient que je multipliais les aventures comme un entomologiste, les planches de papillons, je savais, moi, que mon coeur battait la chamade à chaque rendez-vous, au moins pendant les trois premières semaines de mes histoires.

Mi Hyun avait appris la carte des mets par coeur et m'en récita une bonne partie avant de déclarer que je devais absolument goûter le bibimpap, savant mélange de saveurs, d'une rusticité exquise. Nous accompagnâmes notre repas de shots de soju, un alcool de riz qui ressemblait à du saké de mauvaise qualité que je bus néanmoins avec plaisir. Je vis avec étonnement Mi Hyun recommander une bouteille de ce breuvage qui n'était pourtant pas fait pour les fillettes. Comprenant son désir de festoyer au sein de sa culture redécouverte, je l'accompagnai dans ses libations et me trouvai rapidement dans le même état d'ébriété qu'elle. Elle semblait songeuse, cette expérience ne se faisant sans doute pas sans appréhension. J'étais fier et ému qu'elle ait désiré partager avec moi cette part si intime et encore si fragile d'elle-même. Je désirais la serrer dans mes bras, mais conscient de l'incongruité d'un tel geste dans ce temple de la pudeur que semblait être le restaurant, je n'en fis rien. Je la regardai avec intensité, mais elle détourna chastement le regard. Je ne l'en aimai que mieux.

Mi Hyun semblait absorbée par les émotions qui se précipitaient en elle et je faillis lui faire le reproche de s'éloigner de moi par des pensées trop profondes pour cet instant festif, mais je compris que cette pensée était égoïste. Elle me faisait l'honneur de vivre ce moment avec moi, je devais me montrer à la hauteur. Nous ne quittâmes le restaurant que lorsque l'on nous y enjoignit. 

Lorsque nous nous nous trouvâmes dans la rue, je voulus l'embrasser pour la remercier de m'avoir invité, non sans avoir essayé de régler moi-même l'addition, mais elle se dégagea avec violence. Elle partit en hurlant: "Fous-moi la paix! "Stupéfait, je lui demandai la raison de son courroux. Elle disparut au coin de la rue en me criant cette formule lapidaire: "Je me barre, ça t'évitera de boire du sous saké et de manger des restes de nourriture coréenne! " Je compris enfin que ma curiosité d'ethnologue avait pris le pas sur mon tact de don juan et que cela m'avait coûté une amourette.

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