Une histoire de taupe

alex12

     Je suis un gosse complètement normal, intelligent, futé, gentil, avec plein de copains. J’ai douze ans. Cette histoire insolite se passe il y a cinq ans en Amérique. J’étais alors un gamin de sept ans qui habitait une jolie maison sur une colline avec vue sur le volcan du Mont St. Helen.

     Il était midi et nous étions à table. J’étais dos à la fenêtre et face à ma mère quand je vis soudain ses yeux s’écarquiller et sa bouche s’étirer en criant : “La taupe… La taupe est dans le jardin”. À ces mots, mon père se leva précipitamment, trébucha sur un jouet qui traînait par terre, se releva tout aussi vite et fila au garage pour chercher sa grosse pelle qu’il utilisait pour déraciner les herbes qui n’étaient pas les bienvenues. Quand il revint, la taupe n’avait pas quitté son poste.

     Je vais vous expliquer comment nous connaissions cette taupe. Nous avions un potager où poussaient de gros potirons, des radis, des carottes, des pommes de terre, et puis du jour au lendemain, il ne resta plus rien ou presque. Tout avait été retourné ! Et le seul indice était une série de gros monticules de terre. À partir de ce moment, mon père élabora un vaste plan de bataille pour déloger la taupe, la coupable sans aucun doute, de son labyrinthe souterrain. Il essaya tous les trucs et astuces pour l’anéantir : du piège à taupe classique emprunté à ma grand-mère à la bombe de gaz toxique achetée au rayon quincaillerie du supermarché, en passant par la fumée de pot d’échappement, les touffes de cheveux pour l’étouffer, les bonbons empoisonnés…, tout y passa. Mais elle ne partait pas. On se demandait comment la taupe résistait, peut-être avait-elle déjà vécu dans un jardin où le jardinier était aussi têtu et acharné que mon père ou avait lu le manuel “Tous les trucs et astuces pour énerver un jardinier et quand même survivre”. Elle continuait même à nous narguer de plus belle en pointant à présent la tête hors de terre quand nous mangions et en faisant ses taupinières en plein milieu du gazon qui ressemblait au fil des jours plus à un champ en période de labour plutôt qu’à la pelouse verte et soignée qui faisait jadis la fierté de mon père.

     Revenons au présent : Mon père sortit du garage avec la pelle, fit le tour de la maison, et marcha lentement et silencieusement vers la taupe qui avait toujours son bout de nez en l’air. Il lui donna un, puis deux, puis trois coups de pelle violents sur le museau si bien que le pauvre animal n’avait plus la force de bouger mais vivait encore… par miracle ! Avec des gants très épais, mon père ramassa la taupe et la jeta au-dessus de la haie de notre jardin dans les bois. Pendant la scène, ma mère, ma soeur et moi nous étions levés de table et agglutinés dans l’encadrement de la fenêtre. Horrifiée par ce qui venait de se dérouler devant nous, ma petite soeur de cinq ans était très contrariée. Elle était en larmes et criait : “C’est pas juste ! Cette taupe n’a rien fait pour nous faire mal. Elle suivait son instinct.” Entre temps, mon père revint triomphant nous rejoindre dans la cuisine. Ma soeur se tourna vers lui, le visage rouge, rempli de larmes et déformé par la douleur : “Comment est-ce que tu aimerais qu’une grosse taupe te fasse smack, smack, smack sur la tête ? Cette terre est à tout le monde ; pas seulement aux vers-de-terre, mais aussi aux taupes comme elle est à nous”.

     Enfin, après la disparition de la taupe maudite, mon père n’avait plus rien à faire. Alors, il commença à chasser les souris des champs qui avaient fait leur apparition dans le garde-manger. Eh oui, ce sont les plaisirs de la campagne ! Et une nouvelle histoire recommença tout aussi vite que l’autre venait de se terminer.

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