Dix mètres

belthane

Vous vous êtes déjà jeté à l'eau en vous envoyant en l'air? Vous savez que c'est possible depuis le plongeoir des dix mètres...

Dix mètres: 

Je descends les marches de béton rapidement, elles sont chauffées par le dur soleil de l'après-midi et la surface rugueuse brûle la plante de mes pieds nus. Je me saisis de l'échelle et je descends, ma peau entre en contact avec l'eau fraiche. Je saute et je nage, je plonge la tête sous l'eau verdâtre du lac et je remonte en reprenant mon souffle. Cette petite baignade me revigore. Je remonte l'échelle métallique, je me dirige vers les marches que j'escalade deux à deux. Ma peau est couvertes de gouttes qui ruissellent le long de mon corps. Je monte autour du pilier central, je passe la planche des trois mètres, la passerelle des cinq, j'escalade encore et je me retrouve au sommet, la passerelle des dix mètres. Je m'accroche à la barrière rouge et je regarde en bas. C'est haut, tellement haut. Il y a un peu de vent. Dans la chaleur de l'été je frissonne. 

Je veux sauter. 

J'ai peur. 

J'ai peur de me faire mal, de mal tomber, j'ai peur qu'une bourrasque de vent me déstabilise et que je me réceptionne mal. Je suis si frêle c'est bien possible que cela arrive non? Je regarde les autres, les grands. Ils vont au bout de la passerelle en béton prennent leur élan, courent et s'élancent dans le vide en riant pour retomber dans l'eau froide du lac dix mètres plus bas. Je reste dans mon coin je les observe. Ils doivent avoir quinze ans ou peut-être plus. Ce sont des grands. Moi j'en ai tout juste dix. Ma tête dépasse à peine la barrière de sécurité qui entoure les trois quart de la passerelle. Je me déplace lentement le long de la barrière pour arriver vers l'ouverture, vers le vide. Ça parait si simple. Il suffit de sauter, et hop. Pourtant ça ne l'est pas. 

Je plonge des un mètre et des trois mètres sans aucune hésitation. Je saute des cinq mètres comme si de rien n'était. Je fais cela depuis bien deux ans, peut-être trois. Mais les dix mètres je n'ai jamais réussi à les sauter. Ça me semble terrifiant et si haut. Je regarde l'eau verte et je me sens attiré par le vide, comme si une créature invisible voulait m'attraper et m'enfourner dans sa gueule immonde. Je recule de quelques pas. 

Je sens que le soleil frappe sur mes épaules. Je suis là depuis si longtemps que j'ai dû prendre un coup de soleil. J'ai oublié de mettre de la crème. Enfin, j'ai oublié de prendre la crème solaire. Papa risque de m'engueuler ce soir. Si je reste trop longtemps en haut, mon corps va sécher. Si j'ai trop chaud et que je me décide à sauter je pourrai avoir un choc thermique et tomber dans les pommes en pénétrant dans l'eau. Il parait que c'est possible. C'est pour cela que je suis redescendu, pour me mouiller et ne pas être trop surpris par la fraicheur de l'eau quand je sauterai. Car je vais sauter. Je ne sais pas quand, mais je vais sauter de ces dix mètres. 

Les minutes s'écoulent. Les autres se jettent dans le vide régulièrement. Moi j'observe en silence. Je souris lorsqu'ils disent des blagues. L'un d'eux m'a même proposé de sauter avec lui. Il a bien compris que j'ai peur. Il me dit que je peux m'accrocher à lui quand il saute. Mais ça ne m'intéresse pas. C'est quelque chose que je veux faire par moi-même. Ce n'est pas que je ne veux pas d'aide, bien au contraire, c'est juste que je n'ose pas sauter. 

Pourtant je veux sauter. C'est ce que je désire le plus au monde en ce moment. Je suis là haut depuis deux bonnes heures, mais rien n'y fait. J'ai d'abord essayé d'y aller par étape, plongeant des un et des trois mètres puis sautant des cinq. Enfin j'ai escaladé la rambarde de l'escalier au niveau des sept mètres et là aussi j'ai sauté sans aucun problème. Pourtant arrivé sur les dix je bloque. Peut-être parce qu'il n'y a plus rien au-dessus, si ce n'est un drapeau qui flotte mollement dans la chaleur estivale? 

J'ai peur, c'est aussi simple que cela. Mais je veux sauter. Je veux y arriver. Je veux prouver aux autres que j'ai sauté des dix mètres. Ils sont peu nombreux à l'avoir fait. Je sais que je suis capable d'y arriver. C'est pour cela que je suis venu aujourd'hui, pour sauter des dix mètres. J'ai pris mes affaires et je me suis dirigé vers la piscine tout seul. Je suis allé nager dans le grand bassin, puis je me suis dirigé vers le lac et les plongeoirs. Je veux y arriver. Je crois que je ne repartirai pas sans y être parvenu. 

J'en ai assez d'être un perdant, de toujours faire les chose en dernier. Je veux montrer à mes camarades que je peux sauter des dix mètres. Qu'au fond je n'ai peur de rien. Oui, je veux leur montrer. Ce que je veux surtout c'est y arriver, tout seul, par moi-même. Pour cela il faut que je saute, sans aide. Ça parait si simple. Je m'avance à nouveau au bord de la passerelle. Mes orteils sont dans le vide. Une poussée et c'est fait. 

Non. 

Ce n'est pas possible. 

Et si je prenais un ou deux pas d'élan? Je cours dans le vide et voilà c'est fait. Je n'ai pas à regarder en bas? C'est une idée. 

Je laisse passer deux autres grands qui me font signe qu'ils veulent sauter. Ils courent se lancent et hurlent dans le vide avant de disparaitre dans une gerbe d'eau et de remonter à la surface en rigolant. 

Je veux faire pareil. Il n'y a plus personne sur la passerelle. Mon corps est à nouveau sec, mais qu'importe. J'ai assez tardé. Si je redescends je sais que je ne sauterai pas aujourd'hui. Ça, ce n'est pas une option. 

J'ignore pourquoi mais je me décide enfin. J'avance vers le bord. Je recule d'un pas et je me lance.  


Je suis dans le vide. Je réalise que j'ai fait une bêtise. En fait non, je ne veux pas sauter. Je veux retourner sur la passerelle. Je ne veux plus faire cela. Hélas, les lois de la gravité ne sont pas indulgentes. Je sais que je n'ai plus d'autre choix, ma chute va se terminer dans l'eau. En bas. Impossible de revenir en arrière. C'est comme ça.  

Je suis terrifié, pourtant je ne hurle pas. Mes bras sont tendu afin de conserver un semblant d'équilibre, mes pieds s'agitent en l'air comme s'ils avaient la capacité de me faire remonter. L'eau se rapproche à grande vitesse au point d'envahir tout mon champ visuel. Je sais que le contact va se faire. Dans un réflexe je tends mes jambes et je plaque mes bras le long de mon corps pour ne pas me faire mal. Le choc est violent et je m'enfonce profondément dans l'eau sombre du lac. Je regarde la surface et je remonte. Ma tête sort de l'eau et j'ai un hurlement de plaisir. Le cri de la victoire. Je nage vers l'échelle pour remonter. Personne ne fait vraiment attention à moi. Mais qu'importe. Je suis heureux. 

J'ai réussi. 

J'ai sauté des dix mètres! 

Je ne me suis pas blessé et tout s'est bien passé. Je sort de l'eau content et impatient. Je remonte les marches quatre à quatre. Je me retrouve à nouveau sur la passerelle. Je regarde le vide. J'ai encore de l'appréhension, mais je saute sans la moindre hésitation. Le saut me semble plus court cette fois. Peut-être parce que j'ai moins de pensées qui fourmillent dans la tête. Je rigole. Je recommence plusieurs fois, jusqu'à ce que l'après-midi tire à sa fin et que je doive rentrer chez moi. 


Plus tard cet été-là je prouverai mes dire. Je le ferai sans la moindre hésitation, à la grande surprise de certain de mes camarades qui refusaient de me croire. Il y aura une forme d'admiration, voire de la jalousie dans les yeux de ceux qui n'osent pas encore se lancer. Je suis fier de moi. Je ne suis pas encore pleinement conscient à ce moment là que j'ai surmonté une peur irrationnelle, qu'au fond j'ai appris à me jeter à l'eau, même avec la peur au ventre. 


Bien des années plus tard je me retrouverai, adulte, sur ce même promontoire. L'accès y a été sécurisé et il n'est plus possible de courir d'un bout à l'autre de la passerelle pour prendre de l'élan et arriver à pleine vitesse dans le vide. Je regarde à nouveau le lac, dix mètres plus bas. Je réalise que c'est haut et que je devais être cinglé à l'époque, ou juste têtu. Je n'ose pas sauter. Je reste là de longues secondes à hésiter. De quoi ai-je peur en fait? Je vais redescendre en me convaincant que je n'ai plus rien à prouver. Puis je me souviens que je l'ai fait alors que j'avais à peine dix ans, alors pourquoi ne pas le faire à nouveau?

Au fond si l'enfant que j'étais a réussi à surmonter sa peur du vide, alors l'adulte que je suis devrait y parvenir aussi, non? Je balaie toute trace d'hésitation et je me lance. Je hurle pendant la seconde et demi que doit durer la chute. Le contact avec l'eau est violent, mais je rigole comme un gamin. Oui je suis toujours capable de sauter des dix mètres et de m'envoyer en l'air d'une façon peu orthodoxe, en fait.

  • Quel ^plongeon, ça tient en haleine de bout en bout. Ce ne serait pas moi qui oserait cet exploit, vu que j'ai horreur d'avoir la tête sous l'eau, c'est ne phobie chez moi, pourtant je sais nager !
    Mais dans la vie, on rame, on doit plonger pour y arrive...

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • arriver

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Merci beaucoup. :-)

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      belthane

  • Vraiment sympa! J'aime beaucoup. Et puis cette sensation de toujours gagner... sa propre victoire... :)

    · Il y a plus de 5 ans ·
    00

    gone

    • merci :-)

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      belthane

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