Dix-neuf printemps

jezabeldam

«Quel petit con!». Annabelle fut surprise de sa propre réaction. Avant de déplier la lettre posée sur la table de la cuisine, elle avait pris le temps de s'asseoir. Du bout du doigt, longtemps, elle s'amusa à suivre la marque de la tasse de café, encore humide, laissée sur le papier. Elle s'était préparée à affronter ce moment depuis des mois. «Je sais que tu comprends. Je t'appelle bientôt. Léo.». Son fils et ses dix-neuf printemps s'étaient donc mis en route pour la Chine, qu'une contestation populaire embrasait depuis des mois. Violences et répression faisaient la «Une » de tous les médias. Léo voulait en être, et Annabelle savait qu'elle ne pouvait aller contre cela. Elle se souvenait de ses vingt ans, fêtés en 2011 au début des révolutions arabes. Égypte, Libye, Algérie: mille fois, elle avait voulu partir vibrer solidairement au son des manifestations. Séduits par ces laboratoires d'idées que les révolutions représentaient, certains de ses amis de fac étaient partis s'installer en Tunisie. Jamais, pourtant, elle n'avait eu le cœur de partir s'installer ailleurs. Une idée la hantait depuis ses plus jeunes années: « elles » ne lui auraient pas pardonné de s'en aller Elle les regarda, ces deux minuscules figures punaisées sur son mur de photos. Le beau visage de sa grand-mère et de la plus jeune sœur de celle-ci, immigrées Polonaises dans les années 30, hantaient toujours ses nuits. Annabelle ne savait pas grand-chose de son histoire, sinon que ces deux ombres avaient quitté Poznan pour la France, leur famille et leurs amis pour le confort d'une autre vie. Elle travaillèrent toute leur vie comme employées de maison dans le nord de la France, et, faute de moyens suffisants, ne rentrèrent jamais chez elle. Annabelle se souvenait de la peau usée de leurs mains, de leur voix vieillissante pleine d'accent et du quatre-quart infâme qu'elles servaient à Annabelle et ses frères et sœurs lorsqu'ils leur rendait visite avec leur mère. Elle leur devait son enfance abritée, ses années d'études et sa ténacité. Alors quitter son pays, jamais. Ses aînées avaient gagné leur naturalisation à la sueur de leur front: plutôt crever que de piétiner son histoire, voilà ce qu'elle se répétait. Elle repensa aux milles heures de conversations qu'elle avait eu avec son fils. Les motifs qui agitaient aujourd'hui Léo à quitter son pays pour un autre étaient idéologiques, et non plus économiques. De ce point de vue-là, son fils savait qu'il avait tout à perdre, et s'en fichait. «Je ne reviendrai pas», lui avait-il répété. Des centaines de jeunes européens avaient fait comme lui les semaines précédentes. Elle imagina son garçon dans trente ans, marié à une Chinoise et père de deux enfants. Elle pouvait presque imaginer à quoi la photo de famille ressemblerait. Elle pensa au mot « liberté », et à la saveur qu'il avait pour elle. Une fierté indescriptible lui gonfla le cœur. « Mais quel petit con ! »

Signaler ce texte