Docteur Lejour et Mister Night

sohlkjaez

Le Docteur Lejour vivait au Havre en 1989. Il était gynécologue – obstétricien et travaillait énormément, du lundi au samedi, de huit heures le matin jusqu’à vingt heures le soir. Parfois même, il était appelé d’urgence le dimanche pour des accouchements non planifiés. Il avait cinquante ans et plus de vingt années d’expérience dans sa spécialité.

Il avait été marié quinze ans auparavant, mais s’était retrouvé seul cinq ans plus tard. Ses patientes étaient devenues les femmes de sa vie en quelque sorte. Sans épouse, sans amie, sans enfant… Il n’avait qu’elles.

Il était agréable et d’humeur égale avec ses patientes, toujours. Ses journées étaient rythmées par les rendez-vous. Il en recevait entre vingt et trente par jour. Femme après femme, heure après heure, c’était le même rituel, la même routine : il les accueillait, parlait un peu avec elles, préparait le matériel pendant qu’elles se déshabillaient, les auscultait, nettoyait le matériel pendant qu’elles se rhabillaient, parlait de nouveau un peu avec elles et puis les raccompagnait jusqu’à la porte.

Il ne voyait pas le temps passer et c’est ce qu’il appréciait. Après la première patiente de la journée, il y avait une suivante, puis une suivante et ainsi de suite jusqu’à la dernière. Il avait toujours une femme en face de lui et n’était donc jamais seul. Pas de pause déjeuner le midi, non. Déjà parce qu’il n’en avait pas vraiment le temps, mais surtout car il préférait recevoir une patiente de plus par jour. Pas pour l’argent, évidemment ; juste pour être avec une femme, plutôt que seul.

Mais le soir venu, lorsque la dernière patiente venait de partir, il n’était plus exactement le même. Il éprouvait un sentiment d’abandon et de tristesse infinie. En fait, il ressentait une douleur équivalente à la douleur profonde et violente qu’il éprouva le jour où sa femme le quitta. Parfois, il lui arrivait même de pleurer dans son cabinet, là, seul.

Il habitait dans l’appartement situé pile au-dessus du cabinet. Ca faisait quinze ans qu’il l’occupait, seul, depuis le départ de sa femme. Rien n’avait changé à l’intérieur. Il avait juste brûlé quelques photos du passé.

Après avoir mangé une salade, une tranche de jambon et un fruit, il écoutait toujours le même disque de Tchaïkovsky en fumant quelques cigarettes. Puis il s’endormait sur le canapé.

Quand il se réveillait dans la nuit, ce n’était plus le même homme. On aurait dit un fou : le souffle court, les cheveux en bataille, les yeux exorbités et injectés de sang. Chaque nuit, il devenait Mister Night !

Le Docteur Lejour, soit agréable et poli, soit triste et seul, avait disparu et avait été remplacé par Mister Night, agité, haineux et incontrôlable.

Mister Night se tapait la tête contre les murs de l’appartement, arrachait ses vêtements et se mettait à pleurer. Et à chaque fois, presque malgré lui, il se mettait à peindre. Il peignait sur des toiles rectangulaires de quarante sur soixante centimètres ou, quand il n’en avait plus, sur tout et n’importe quoi : un morceau de drap, un bout de carton ou n’importe quel support qu’il pouvait trouver près de lui. Ses toiles représentaient toujours des femmes nues : des grandes, des petites, des fortes, des minces, des difformes. Mais elles avaient toutes un point commun, elles avaient toujours le même visage… Le visage de sa femme, enfin de l’ex-femme du Docteur Lejour. Mister Night la détestait cette femme, les détestaient ces femmes ! Il n’utilisait que trois couleurs pour peindre : le rouge, le noir et le blanc. Le blanc et le noir forment le gris, le noir et le rouge forment le marron, mais le blanc et le rouge forment le rose et cette couleur lui donnait la nausée. Alors quand il voyait du rose sur sa toile, ou ce qui la remplaçait, il barbouillait grossièrement l’ensemble de rouge !

Parfois, il prenait sa voiture et roulait jusqu’aux falaises d’Etretat, qui sont situées à une trentaine de kilomètres du Havre. Là, en pleine nuit, il courait nu jusqu’au point culminant des falaises. Une fois en haut, il criait, pleurait et jetait sa toile dans le vide. C’était ça Mister Night.

Un lundi de novembre, le Docteur Lejour vécut une journée pas comme les autres, pas comme d’habitude. La veille, il avait passé son dimanche à pleurer et à tourner en rond dans l’appartement. Il était seul et triste.

Il avait vraiment besoin de voir du monde le lundi, de voir ses patientes, les femmes de sa vie. Mais à huit heures, ce lundi matin… Personne ! Il vérifia son carnet de rendez-vous. Inexplicablement, aucun nom n’y était inscrit… Personne de toute la journée ! Il pâlit et commença à trembler. Il alla dans la rue, sur le trottoir, regarda à droite, à gauche… Personne ! Enfin pas de femme qui semblait venir pour se faire ausculter. Il rentra, referma la porte à clef et monta dans son appartement. Là, il ferma tous les volets et se mit à pleurer, à genoux au milieu du salon, les mains sur le visage. Il était dévasté. Seul, une journée de plus, c’était insurmontable pour lui. Est-ce le fait de se sentir une nouvelle fois abandonné et d’être plongé dans l’obscurité, même en pleine journée, qui avait déclenché ce qui allait être le début de la fin de sa vie ? Personne ne le saura jamais.

Le Docteur Lejour était devenu Mister Night, en pleine journée ! Il commença à peindre de manière saccadée, puis, la première toile terminée et barbouillée de rouge, il en prit une autre. Ca y est, il était devenu incontrôlable ! Il se mit à peindre toile après toile ; c’était comme compulsif, voire obsessionnel. A un moment de la journée, il perdit connaissance. Il ne se réveilla que vers minuit. Mister Night était au paroxysme de sa folie ! N’ayant plus aucune toile, ni aucun support, à peindre… Il arracha ses vêtements de façon bestiale et commença à se peindre sur le corps. Du blanc, du noir et du rouge, beaucoup de rouge !

A ce moment là, il était à la fois son propre dominant, son propre dominé.

Quand il n’eût plus de peinture, il alla dans l’entrée pour se regarder dans un grand miroir, pour juger sa dernière œuvre. Puis il prit ses clefs de voiture et roula jusqu’aux falaises d’Etretat.

Il était deux heures du matin. Cette fois, il monta jusqu’au sommet des falaises en marchant ; sentant et appréciant le vent froid de novembre qui le pénétrait et le glaçait de la tête aux pieds. Arrivé en haut, il observa la lune et les étoiles, ainsi que leur reflet brillant sur la mer. Il cria fort, si fort, plus fort qu’il n’avait encore jamais crié. Et, tout en pleurant jusqu’à la dernière larme de son corps, il se mit à courir vers le bord des falaises et se jeta dans le vide, comme il avait auparavant jeté ses autres toiles !

On a retrouvé le corps du Docteur Lejour le lendemain. Les autorités l’avaient identifié après une enquête rapidement menée, notamment grâce à sa voiture retrouvée près des falaises. Mais c’était bien Mister Night qui avait sauté cette nuit là, seul.

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