Double épaisseur

Raphaël B

Solène était réveillée depuis déjà une heure et se trouvait d’humeur assez égayée. Ses jambes nues caressaient le drap pour y trouver plus loin de la fraîcheur. Son visage, à cette heure-ci encore pur et limpide comme de l’ivoire, s’enfonçait mollement dans l’épaisseur de son oreiller. Au coin de son lit, dans la moirure écarlate du soleil diffus à travers de grands rideaux carmins, en lin, s’étalait un amas d’habits portés la veille, et dont les encolures larges, ainsi que les échancrures courtes, confiaient à son corps une vaste saveur érotique. Elle se tira de son sommeil avec finalement assez de facilité, puisqu’elle y renonçait pour retrouver, dans à peine une heure, un homme charmant aux côtés duquel elle entendait bientôt trouver la félicité. Il travaillait comme conseiller d’administration pour une entreprise agroalimentaire, et menait une vie opulente, au mépris cependant d’une instruction fort indigente. D’un tempérament enthousiaste, loin d’être en tout chaste il se tempérait rarement ; plus il avançait dans la vie, plus à son vit il allait cédant, mais Solène s’en entichait, et de cette intempérance elle se fichait, car, atteinte du cancer, il ne lui restait qu’un temps court pour qu’on l’enserre et qu’on la bourre. L’homme s’appelait Luc.

La veille, à l’issue du premier rendez-vous, ils convinrent de se rejoindre, dès le lendemain, à la terrasse intérieure d’un café parisien, où la décoration intimiste des murs, ornés d’une flore luxuriante, illuminée, selon l’heure, d’un vert absinthe, variant plus tard au vert impérial, que réverbérait au plafond une vaste verrière, offrait aux tourtereaux un cadre propice au premier baiser.

Elle s’apprêta élégamment, et fila à son rendez-vous galant. Il faisait ce jour là une chaleur saharienne ; du haut d’un ciel bleu maya, le soleil aveuglait les yeux, et désinhibait les pudeurs. Des bras, des jambes, des nombrils et des pieds émergeaient de sous les dentelles ; les femmes ainsi court-vêtues pouvaient alors à leur guise parader entre elles. Elle parvint au café en avance, pour n’être pas assimilée à la femme en retard d’ordinaire en toute circonstance. Luc n’arrivait pas encore qu’elle aimait déjà se l’imaginer paraître, d’abord anonyme, au milieu d’une foule, d’où il se détacherait, pas à pas, en avançant vers elle, avec au visage ce sourire espiègle qui l’émoustillait chaque fois. Après un certain temps passé à rêvasser, il n’arrivait toujours pas ; seuls des enfants déguisés, accompagnés de leurs parents, affluaient en masse, pour remplir de bonbons, selon la tradition, leurs sacs que certains avaient déjà lourds. Elle s’impatienta, s’inquiéta un peu aussi, puis tenue en souci l’appela, mais il ne décrocha hélas pas.

Plus tard, un sans-abri profitant qu’elle soit seule d’une part, et vulnérable d’autre part, ainsi que le laissait supposer son corps délicat, vint à sa rencontre dans l’idée d’obtenir quelques pièces, et quelques mots. Ce fut pour lui un succès ; elle lui offrit un billet de dix euros, ainsi qu’un sourire dont on n’aurait cependant su dire s’il était affecté ou sincère. Lui sembla toutefois s’en soucier guère, et préférait laisser aux biens lotis l’embarras de ces considérations. Il demanda à Solène de sa grosse voix éraillée, qui diable pouvait bien la faire attendre ainsi dépoitraillée, et parvint, mine de rien, à aborder avec elle des sujets intimes, concernant, par exemple, la fréquence de ses rapports sexuels. Il lui posa la question à peu près en ces termes :

-Avec tout ce travail, vous trouvez le temps, quand même, d’entretenir avec vigueur votre bonne humeur ?

Ce à quoi elle répondit vaguement et avec amusement qu’elle essayait, puis salua Médard -le sans-abri -, et reprit la route vers son appartement, préférant la marche au taxi.

En remontant les longues allées, que des phares, par paire, traversaient, éclairaient à peine et laissaient sombres, elle sentit une gêne respiratoire, une forte inquiétude, un sentiment, en somme, de vive décrépitude. Elle s’arrêta, les mains posées sur ses cuisses qu’elle tenait fléchies, et tâcha de retrouver un souffle calme. A mesure qu’elle s’employait à se maîtriser, sa panique, infernale, se ravivait encore. Elle se mit à pleurer de lourds sanglots, amenés en cascades par une respiration forte, coupée, presque étranglée, d’où s’entremêlaient par jets, des sons, des cris, des syndromes de désespoir. Elle s'affaissa finalement à un coin de mur, et resta là, sans force, quand le sans-abri, de nouveau parut à ses pieds, et lui tendit pour l’y remettre, sa main grande ouverte. Encore paniquée par dieu seul sait quoi, Solène accepta qu’il l’a raccompagne chez elle, et lui proposa même, afin de n’être pas seule ni égoïste, de prendre une douche, et pour la nuit s’il s’en sentait l’envie, peut-être même une couche.

Au lycée, elle avait connu un garçon devenu dès lors son plus proche ami, et que le hasard arbitraire de l’existence, l’avait vers l’âge de trente-cinq ans, chassé de chez lui, misérable qu’il était devenu suite à de mauvais investissements, pour tout compte fait le jeter aux rues, comme ça, avant qu’il ne meure, quelques mois plus tard, d’un cancer du foie. Cette histoire lui rendait Médard familier.

Lorsqu’ils franchirent le pas de l’appartement, le sans-abri, d’un coup sec, frappa la nuque de Solène qui s’écroula, et il verrouilla à double tour la porte du domicile pour qu’elle n’en sortît pas.

Quinze minutes plus tard, elle se réveilla nue, ligotée au sol par un cordage raccordant ses bras à ses jambes, et vit grâce au miroir entremis devant, son crane entièrement glabre. Tout autour, dans l’air, dansaient des filets de fumée d’encens, apportant chacun, suivant leur résine de myrrhe, de camphres ou de pin, l’équilibre des émotions, l’éveil créatif et contemplatif. Solène, au milieu de cette aura spirituelle, demeurait les fesses à l’air et incapable de bouger, avec dans la bouche, un mord à balle en cuir fermement attaché. Ses cris jugulés tonnaient en vain ; aussi pouvait-elle, et le risque était certain, à force d’efforts répétés, régurgiter, s’engorger et s’étouffer enfin. Le SDF alors sortit de la salle de bain, et s’allongea à son tour, face à son visage. Sans un bruit, ni de l’un ni de l’autre, ils restèrent comme ça, à se regarder ; au bout de quelques instants, comme ils étaient dans cette position moins distants, il commençait à lui sourire d’un air hilare, mais ne pouvant finalement soutenir plus longtemps son regard, il s’en détourna, et lui annonça, comme pour l’aguerrir:

-Je vais te torturer Solène, puis après, sache-le, mon dieu, tu vas mourir.

Elle s’agita, comme l’instinct de survie le voulait. Médard fit quelques pas lents autour de son corps nu, en vanta les galbes tendres, les teintes pâles, mêlées, sous l'échauffement du sang, à celles plus vives d’un nacarat clair. Lorsqu’il caressait du bout des doigts sa chair alors toute moite, de petits frissons, par centaine, saillaient à la surface. Curieux d'entendre ce qu'elle aurait à lui dire, il ôta quelques instants le mord à balle.

-Mais qu’est-ce que vous vous imaginez avoir ainsi diable prouvé ? Votre inclination au mal ne vous rend pas exceptionnel, il est à la portée de tous le supplice que vous me faites éprouver ; vous n’êtes, vous savez, qu’un homme lâche et pulsionnel.

-Ne suis-je pas plutôt un monstre ?

-Au contraire. Vous êtes profondément humain. Le monstre, s’il est vrai qu’il ne prend aucun plaisir à faire le bien, n’en prend guère plus à faire le mal ; ce sont deux conceptions qu’il ne distingue par ailleurs pas, son esprit dingue autre part s’épart, à cent pas part ailleurs, et par là alors ma foi, en une telle demeure à jamais se fourvoie. En ce qui vous concerne, ce mal qu’est le vôtre, et que de si bon cœur vous infligez à d’autres, n’est pas un destin ; il ne vous est pas externe, ne croyez pas que du dehors il vous gouverne. Votre choix de vie est délibéré, des plus sales fesses vous êtes la lie des raies.

 Médard, se sentant soudainement  tout à fait con:

-Je vous interdis de me ravaler à la valeur d’un flux alvin. Et puis toute cette histoire à quoi rime-t-elle ? Je préfère la prose ! Je vais libérer tes pieds, seules tes mains resteront liées ; ensuite, puis je vais bander tes yeux avec ce foulard en soie, qui servira tout à l’heure à t’étrangler un peu. Pendant que tu seras debout, dans le noir, je serai tout à côté, et te ferai souffrir.

Ainsi clairement avisée du programme, elle fut effectivement libre des pieds et privée de la vue. Du fond de la pièce, s’élevait doucement le Prélude opus 3 n°2 de Rachmaninov. Aveuglée complètement, ainsi qu’assourdie par le piano et par son cœur qu’elle sentait battre jusque dans les tempes, elle avançait à demi pas.

Le Prélude arriva à son terme, le silence entièrement se fit ferme. Une main toucha son épaule, elle se retourna ; de nouveau celle-ci la toucha, à la nuque cette fois-ci. Une fois encore, après un court sursis, cette main vint la caresser, lui tirer la paupière et la rouer de coups à terre.

Elle se releva difficilement, et tournait maintenant en rond pour lui faire face de temps en temps. Elle sentit une aiguille lui traverser la lèvre et le palais, elle hurla, mais sans bruit, à cause du mord à balle tenant pour lors ses stridors amuïs. Une autre aiguille, ou peut-être la même, vint s’enfoncer dans l’oreille, touchant sûrement le tympan, elle hurla encore et s’écroula. Médard s’accroupit à son niveau, sortit de son sac un éplucheur à lame julienne en céramique, et pela, lamelle après lamelle, la peau de son dos. Il en prit un fragment, le passa plusieurs secondes sous la flamme de son briquet, il le vit se racornir et fondre, et vint l’aplatir sur la lèvre inférieure de Solène jusqu’à les voir tous les deux se confondre. Sous la fumée qui montait, un petit crépitement frémissait. L’odeur de l’encens s’effaça sous celle, plus forte, de la peau brûlée ; les tissus musculaires et la graisse corporelle calcinés, formèrent un fumet de bœuf et de porc poêlés, mêlé à l’odeur cuivrée du sang riche en fer. Après avoir recueilli suffisamment de lambeaux, il gratta de ses ongles longs et orduriers, la couche granuleuse de son épiderme, d’où jaillirait bientôt si elle n’était pas bien assez tôt soignée, un essaim de mauvais germes.

Médard lui assura qu’elle était dans cet état tout à fait grotesque, et lui fit remarquer aussi, que recevoir chez soi dans de telles conditions un invité, n’était pas correct ; alors il s’offusqua, par quelque sermon se formalisa :

-En voilà, mon cœur, une bien singulière manière d’accueillir vos invités ! Pensez-vous que je m’en irai tout à l’heure vanter au voisinage les mérites de vos festivités ? Il circulera à votre propos bien des rumeurs, et veuillez croire qu’ici-bas personne ne voudra de nouveau se rendre témoin de votre impudeur ; « quel sacré toupet ! » répéteront alors à votre sujet les nombreux agités du clapet. Vous le saurez dorénavant, quand on a chez soi des convives, il est d’assez mauvais ton de se laisser au sol mourir, c’est de la sorte imposer à ceux qui encore survivent, la prémonition de leur mort à venir.

Recroquevillée et moitié morte, elle continuait sur le parquet à gésir, quand quelqu’un vint sonner à la porte, obligeant Médard à remettre à plus tard son désir. Il s’y rendit, et trouva là deux enfants déguisés, l’un en diable, l’autre en sorcier. Il les pria pour quelques instants d’entrer, le temps de trouver pour eux un généreux sachet de bonbons, et de leur offrir, dans le salon, un spectacle d'Halloween comme jamais ils n’en eurent encore l’occasion. Ils acceptèrent, et entrèrent avec entrain. Arrivés au salon, ils virent Solène, étalée au sol et nue, qui continuait à tressaillir, avec toujours aux yeux, voilant tout jour, le foulard soyeux. L’un dit à l’autre « ça c’est un vrai spectacle d’Halloween ! »

Médard les laissèrent contempler cette obscure agonie, à laquelle aucune virago n’y pût survivre. Afin que Solène ne manquât rien de la suite, il dégagea sa vue de son foulard, et passa, sous la gorge des enfants où des rires vibraient encore, un couperet aiguisé, et suggéra à Solène le dilemme suivant:

-Soit je te tue, soit, de tes propres mains, tu égorges ces deux gamins.

Les petits loupiots, dont les joues roses rendaient encore la décision plus difficile, blottis contre la porte close, comprirent enfin qu’ils s’étaient ce soir rendus au mauvais domicile.

Il ôta de la bouche de Solène le mord à balle, et, au lieu de la réponse attendue, s’échappa celle, brutale, qui surprit Médard, et pétrifia les enfants :

-Tuez-les, et continuez de me torturer, je m’en fous.

D’un geste animé par la colère, il égorgea celui des deux déguisé en sorcier. Lequel ne tomba pas tout de suite ; il se figea, comme patient, comme attentif à sa mort ; sa main droite, sans y croire, vint par réflexe étancher son cou, où par flots, s’échappait une effusion brune. Il tomba, et lentement, agonisa.

-Ben alors, je croyais que les sorciers ne mouraient pas ! ironisa Médard.

L’autre enfant, pareil à la dépouille de son ami, se tint inerte et muet. Solène, sans discontinuer se mit à rire. Au bout d’une minute, elle cessa, regarda alternativement l’enfant puis son bourreau, et dans la pièce, de plus belle, se remit à lancer à l’emporte-pièce des grognements de rire.

-Puisque tu ne veux pas te taire, terminons-en.

Médard tira sur sa barbe qui se détacha ; de la même manière, il dégagea ses cheveux qu’une perruque recouvrait, et ses yeux que des lentilles de couleur dissimulaient. Sous cet attirail d’artifices sournois, Luc apparut. Et d’une voix fort plus ordinaire que celle, poitrinaire, dont son gosier nous avait jusqu’à maintenant habitué, il dit à Solène :

-Pourquoi ne rigoles-tu plus ? N’es-tu pas contente de me voir ?

Elle acheva effectivement de rire. Ses pensées affluaient en masse, se mélangeaient, s’annulaient et disparurent finalement toutes. Luc prit le téléphone du salon, et de mémoire composa à la hâte un numéro :

-Claude, c’est moi. Livre le paquet 50 rue des ****, rez-de-chaussée, porte du fond.

Vingt minutes plus tard, on vint toquer encore à la porte. Luc alla ouvrir, remercia Claude, et fit entrer le paquet installé dans un fauteuil roulant.

-Voilà ta mère Solène. Si j’ai bonne mémoire, elle s’appelle Denise, non ?

La fille et la mère se mirent en chœur à pleurer, chacune suppliant que l’autre soit épargnée. Luc leur fit sur le front un baiser, et à l’aide de ses dents, arracha un à un, durant une heure, les ongles de Denise. Puis, comme il devait maintenant rejoindre sa femme et son fils cadet pour une séance de cinéma, il lui versa sur les seins une casserole d’eau bouillante, et fixa à la cuisinière sa tête dont la peau bientôt serait couverte de cloques et croustillante. Avant de partir, il fit croire au petit vampire qu’il n’était pas un enfant ordinaire, qu’il deviendrait lui aussi un tortionnaire, et le laissa rentrer chez lui, espérant que cette phrase et ce traumatisme lui feraient un jour faire des forfaits d’une violence inouïe. Il laissa là Solène, l’oubliant presque déjà, et reprit sa route vers le cinéma.

Signaler ce texte